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22 Rencontre avec Ben Harper : “Je préfère être un artiste incompris qu’une popstar sans profondeur.”

Rencontre avec Ben Harper : “Je préfère être un artiste incompris qu’une popstar sans profondeur.”

MUSIQUE

À l’occasion de la sortie de son nouvel album entièrement acoustique, “Winter Is For Lovers”, disponible le 23 octobre, Numéro a rencontré la star californienne et évoque avec elle sa longue carrière, ses rencontres, ses erreurs, ses regrets, et ses partitions blues enflammées.

Ben Harper par Jacob Boll. Ben Harper par Jacob Boll.
Ben Harper par Jacob Boll.

Ben Harper arbore un grand sourire derrière la caméra de son ordinateur. Le Californien promet de répondre en toute franchise à nos questions. Derrière lui, on distingue son impressionnante collection de skateboards, sa deuxième passion après la musique. À 12 ans, il fabriquait déjà ses propres instruments, tel un véritable luthier. Sa curiosité le mène alors vers la Weissenborn, une guitare hawaiienne à manche creux que l’on pose à plat sur ses genoux et dont on joue en déplaçant un petit cylindre en métal le long des cordes pour les faire résonner.

 

28 ans ont passé depuis la sortie de Pleasure and Pain [1992], premier album studio de Ben Harper, qui convainc aussitôt Virgin Records de signer le guitariste inséparable de son chapeau de charpentier. Deux ans plus tard, c’est la consécration avec Welcome to The Cruel World [1994], un opus qui réunit les classiques de son répertoire “americana”: un pot-pourri des musiques américaines traditionnelles – le blues, le folk, la country et le rock’n’roll. Succès critique et commercial, l’album prend le contrepied des productions mainstream des années 90. Cette année, Ben Harper revient justement aux origines de son succès et convoque le folk, le blues et la musique indienne avec un nouveau chapitre intitulé Winter Is For Lovers. Une œuvre entièrement acoustique pensée comme “une histoire sans paroles” et enregistrée exclusivement avec une guitare lap steel [que l’on pose donc à plat sur ses genoux]. Dans quelques jours, Ben Harper aura 51 ans.

 

 

Numéro: Cela fait une trentaine d’années que vous grattez les cordes de votre guitare. Vous est-il déjà arrivé de ne plus la supporter au point de vouloir la balancer par la fenêtre ?

Ben Harper: [Rires] Non, je ne l’ai jamais détestée, même lorsque je me tape la tête contre le mur parce que je suis en panne d’inspiration. Pour autant, je comprends tout à fait qu’un musicien puisse finir par haïr son propre instrument… Souvent, j’ai moi-même l’impression qu’un étrange sentiment d’adversité surgit entre ma guitare et moi. Comme une sorte de duel contre un éternel rival qui vous fascine.

 

En tant que grand passionné de folk et de blues, n’avez-vous pas l’impression de défendre bec et ongle des genres complètement passés de mode ?

Ces genres musicaux étaient déjà vieux et poussiéreux quand j’étais jeune. Mais à l’époque, j’aimais tellement ça que je m’en foutais complètement. Le hip-hop n’avait pas encore explosé et on découvrait tout juste le sample, et ce nouvel outil passionnait tous les musiciens avant-gardistes. Si certains disent du blues qu’il est “vieux et démodé”, moi je préfère souligner sa dimension “traditionnelle”. Ce qui me plaît plus que tout, c’est justement de retaper ces antiquités sonores pour en faire quelque chose de plus moderne. La musique classique n’est-elle pas ancestrale elle aussi ? Pour autant, j’ose espérer qu’il est encore possible d’en tirer quelque chose.

Ben Harper – "Inland Empire".

Aujourd’hui, la musique est de plus en plus dense, de plus en plus travaillée en post-production. Elle fonctionne presque comme un algorithme auquel on ne peut pas échapper. Qu’est-ce qui a bien pu vous passer par la tête pour produire un album acoustique en 2020 ?

Je n’ai aucune critique à adresser à la musique d’aujourd’hui, surtout qu’elle met à disposition de nouveaux moyens d’expression. J’ai moi-même intégré énormément d’éléments à mes albums précédents. J’aimerais simplement que les gens prennent conscience du fait que nous sommes conditionnés à apprécier un son spécifique diffusé à la radio ou sur les playlists de nos amis. Cette nouvelle ère musicale est certainement la raison qui m’a poussé à revenir aux racines de la musique avec ce nouvel album entièrement acoustique.

 

 

 

“La médiocrité m’effraie. Je suis terrifié à l’idée de ne pas exploiter pleinement mon potentiel.”

 

 

 

Est-ce pour cela que vous vous êtes glissé dans la peau d’un compositeur de musique classique pour l’élaborer ?

Exactement. J’avais déjà le format en tête depuis longtemps. Si je n’avais pas pensé cet album comme une pièce de musique classique, je n’aurais jamais pu l’achever… Je me serai contenté de composer des morceaux plus courts, comme d’habitude. De nombreux compositeurs tels que Bach ou Beethoven n’écrivaient pas seulement pour des orchestres symphoniques, ils composaient aussi des œuvres de musique de chambre, plus intimistes, dédiées à de petits ensembles d’instruments. C’était donc un véritable challenge pour moi. D’abord parce que cela n’avait jamais encore été fait avec une guitare lapsteel. Ensuite parce que l’enregistrement en studio était deux fois plus périlleux : jouer pendant quarante minutes sans s’arrêter une seule fois ni s’autoriser la moindre erreur, entendre ma chaise grincer, ma peau glisser sur les cordes en métal ou éviter de me focaliser sur le son de ma propre respiration qui résonnait deux fois plus fort…

 

 

 

“J’étais supposé jouer avec Lauryn Hill, mais le calendrier de ma tournée m’en a empêché…”

 

 

 

N’avez-vous jamais eu peur de composer un morceau qui existait déjà ?

Ça m’est déjà arrivé ! [Rires] Quelqu’un m’avait balancé: “Dis-moi… ton morceau ressemble quand même vachement au mien, tu trouves pas ?” Honnêtement, je ne l’avais jamais entendu de ma vie. Peut-être que sa chanson était passée à la radio pendant que j’étais au volant, qu’elle est restée bloquée dans mon subconscient et qu’elle m’est apparue comme un message subliminal pendant que je composais… L’intérêt de jouer de la guitare lapsteel c’est que c’est un instrument peu orthodoxe : tout ce que vous jouez sonnera différemment.

Ben Harper – "London"

Vous atteindrez bientôt la trentième année de votre carrière de musicien. Y-a-t-il encore des choses susceptibles de vous effrayer ?

Oui… La médiocrité. Je suis terrifié à l’idée de ne pas exploiter pleinement mon potentiel. Il y a tellement d’opportunités que je n’ai pas encore saisies…

 

 

… des genres musicaux que vous n’avez pas encore explorés par exemple ?

Évidemment ! Je rêve d’enregistrer un album de reggae. J’ai besoin d’expérimenter, j’ai besoin de me surprendre. Et j’ai surtout l’impression qu’il reste un vaste espace que je n’ai pas encore exploré, une dimension perdue entre l’electronica, la soul et le roots [un sous-genre du rock inspiré du folk, du blues et de la country]. Il faut absolument que je prenne des risques, que je me mette en danger. Mais se mettre en danger avec un projet risqué, tout en espérant secrètement que les gens l’apprécient, ce n’est pas vraiment ce que j’appelle “prendre un risque”. Je préfère être un artiste incompris qu’une pop star sans profondeur.

 

 

Pourquoi ? Vous pensez avoir commis beaucoup d’erreurs dans votre carrière ?

J’ai de quoi écrire un livre complet ! Mais la pire d’entre toutes reste celle-ci : je n’ai pas pu participer à l’album The Miseducation of Lauryn Hill [1998]. J’étais supposé jouer avec Lauryn Hill, mais le calendrier de ma tournée m’en a empêché… J’aurais vraiment dû annuler le concert !

 

 

Ce n’est pas si grave, vous n’êtes passé qu’à côté de cinq Grammy Awards… Cela étant, vous vous rattrapez grâce à vos collaborations fructueuses. Quelle ont été les rencontres musicales les plus marquantes de votre vie ?

Le guitariste John Lee Hooker et Taj Mahal, un joueur de blues qui m’a embarqué avec lui sur la route. Ils ne m’ont pas enseigné des choses à proprement parler, j’ai simplement appris en étant à leurs côtés. Dans ces moments-là, c’est à vous de faire le tri et de retenir ce qui vous semble important. J’ai appris la concentration, la discipline, le cool… 

 

 

On peut vraiment apprendre à devenir cool ?

Ce n’est pas si difficile, il suffit simplement d’être soi-même !

 

 

C’est souvent très emmerdant d’être soi-même.

C’est parfois très emmerdant d’être cool si vous êtes toujours censé l’être…

 

 

Facile à dire, vous êtes l’archétype du musicien “cool”…

Non ! [Rires] Profitez de votre jeunesse. Vous verrez, avec le temps, vous rencontrerez des années moins flatteuses qui vous feront relativiser. Prenez Jimi Hendrix par exemple. Le monde ne l’a connu que jusqu’à ses 27 ans, sans vraiment lui laisser la possibilité de ne pas être cool ! Souvent, ce qui ne vous rend pas cool du tout vous sert de bonne leçon. Je me souviens très bien de la première fois que j’ai rencontré Ringo Starr, le batteur légendaire des Beatles. Je l’ai assommé de questions sur… les Beatles, évidemment ! Mais tout le monde le bassinait avec ça. Il m’a donc clairement fait comprendre que ce n’était pas très subtil de ma part…

Ben Harper – “With My Own Two Hands”

Justement, j’en appelle à vos souvenirs. Racontez-moi une histoire. Quelle est la situation la plus improbable dans laquelle vous vous soyez retrouvé ?

Quand j’étais petit, j’ai assisté à un concert de Bob Marley. Peter Tosh l’a rejoint sur scène, ce qu’il n’avait jamais fait depuis la dissolution des Wailers.

 

 

J’ai clairement surestimé vos talents de conteur… Auriez-vous quelque chose de moins expéditif ?

[Rires.] En 1996 (ou 1997… je ne me souviens plus très bien), j’attendais à l’aéroport de Burlington en compagnie de mon groupe, The Innocent Criminals. Nous étions affalés entre nos bagages et nos instruments de musique en attendant notre manager qui tardait à venir nous récupérer. Soudain, un énorme “Boum !” Un oiseau venait de s’exploser contre une fenêtre. Il a atterri pile entre Juan Nelson et moi. Juan est bassiste, et clairement le meilleur musicien du groupe. On le surnomme “le révérend” parce qu’il raisonne toujours de façon très spirituelle, contrairement à moi qui suis plutôt quelqu’un de… sceptique. J’aime les preuves, j’aime la science. Quant à l’oiseau, il ne bougeait plus. Mort. En observant autour de moi, j’ai aperçu un petit parterre de fleurs, à l’ombre d’un arbre. J’ai donc proposé que l’on inhume le pauvre animal de façon décente. Mais Juan m’a barré la route et a lancé : “D’abord, nous allons prier !” Il a donc posé sa grosse main au-dessus de l’oiseau en nous invitant à en faire autant. Puis il s’est exclamé : “Seigneur, cet oiseau retrouve aujourd’hui Ta belle nature. Qu’il retourne en paix auprès de Toi. Amen.” Je vous jure sur ce que j’ai de plus cher au monde qu’à la seconde où il a dit “Amen”, l’oiseau s’est redressé. Il a nous a dévisagés, a remué ses ailes et a tiré son petit cul vite fait bien fait de là ! J’ai crié “Oh merde !” Et Juan en a profité pour glisser : “Alors… Vous me croyez maintenant ?

 

 

Winter Is For Lovers [ANTI RECORDS] de Ben Harper, disponible le 23 octobre.