Qui est Judeline, la sensation pop espagnole adoubée par Rosalía et Bad Bunny ?
Numéro a rencontré la chanteuse Judeline, nouvelle sensation venue d’Espagne en concert au festival We Love Green. Au cours de cet entretien, elle revient sur les influences de son album Bodhiria – du folklore vénézuélien à Paolo Sorrentino – et évoque son rapport à la mer, au succès et à la sexualité.
propos recueillis par La rédaction.
Mais que perforent les lasers qui jaillissent des yeux de la chanteuse et compositrice espagnole Lara Fernández Castrelo ? Au cours de cet entretien, celle que l’on surnomme Judeline apportera quelques éléments de réponse à cette question, décryptant l’élégante pochette de Bodhiria, son album sorti en octobre 2024. Avant cela, on apprendra qu’elle a grandi à Barbate, ancien village de pêcheurs situé dans la province de Cadix, au sud de l’Espagne. Une ville côtière de l’Andalousie où les chants de la Semana Santa (Semaine sainte) croisent les ondes marocaines venues d’en face…
Judeline, nouvelle sensation pop venue d’Espagne
Si Judeline attire déjà les regards, à seulement 22 ans, c’est parce qu’elle incarne une nouvelle grammaire de la pop ibérique. Hybride, sensuelle, mystique et, surtout, post-digitale. La jeune femme s’affiche déjà en égérie vaporeuse d’une musique mondiale qui décloisonne tout : les langues, les origines, les formats. Adoubée dès ses premiers titres par Rosalía et Bad Bunny, intégrée au laboratoire avant-pop madrilène Rusia-IDK (un collectif d’artistes), Judeline impose une esthétique puissante, ultra contemporaine et profondément enracinée.
Propulsée récemment sur la scène du festival américaine Coachella, elle se produira à Paris, à We Love Green, ce dimanche 8 juin… Son premier disque, Bodhiria, produit notamment par Rob Bisel — collaborateur de SZA et Kendrick Lamar — révèle des harmonies électroniques texturées et des modulations vocales inspirées du cante jondo, le chant profond typique du flamenco. Mais Judeline emprunte aussi à la musique liturgique et aux structures d’un reggaeton spectral. Elle s’impose alors comme l’architecte d’une musique rituelle du futur, où le deuil, le désir et l’ésotérisme cohabitent dans un même souffle digital.
Car sous l’onirisme de façade, tout ici est affaire de tensions : entre l’Andalousie catholique et les échos arabes, entre la modernité trap et les danses sacrées, entre Lara et son alter ego. Rencontre.
L’interview de la chanteuse Judeline
Numéro : Le but d’un artiste est-il de déranger ?
Judeline : Peut-être. Ou non. Je ne sais pas… Tout dépend du genre d’artiste que l’on veut être, non ? De mon côté, j’aimerais être le genre d’artiste dont on se souvient. Mais à mesure que je découvre l’industrie musicale, je ne sais plus vraiment si j’en ai encore envie.
C’est un questionnement, qui, j’ai l’impression, revient souvent…
Je ne sais pas si j’ai peur de l’industrie en elle-même. Disons que j’ai peur d’être trop exposée. De devenir grande. Trop grande. Et que cela finisse par me dévorer. J’en ai rencontré des artistes. Des très connus. Et souvent, ils sont totalement déconnectés de la réalité. Ça, ça me fait peur. Moi, je veux avoir de vraies conversations avec de vraies personnes. Eux ne parlent que d’art, d’argent et d’eux-mêmes. Comme s’ils vivaient dans une bulle de privilèges sans savoir ce qu’il se passe tout autour.
“J’ai peur de devenir trop grande.” Judeline
Votre alter ego est-il un masque, un bouclier ou un miroir ?
Une partie de moi. Certains aspects de Lara ne seront jamais dans Judeline. Jamais. Donc je dirais que c’est une petite partie de moi, mais aussi une version supérieure. C’est difficile à expliquer. Je parle souvent avec ma psy de la différence entre ces deux parties de moi. Parfois elles fusionnent, parfois elles s’éloignent, et quand elles se mélangent, c’est vraiment bizarre.
Vous considérez-vous comme quelqu’un de mégalomane ?
Oui… Je pense que tous les chanteurs le sont. Vous ne croyez pas ? On passe notre temps à nous vendre nous-mêmes… Ma psy est au courant, bien sûr (Rires). Mais je pense que moi, Lara, je ne le suis pas tant que cela. Quand je passe en mode “artiste”, là oui, je pense que je deviens mégalo.
“ Enfant, je passais mon temps à me promener dans la forêt, convaincue que j’y trouverais des fées. » Judeline
Comment expliqueriez-vous votre musique à une petite fille de dix ans ?
Je lui dirais que c’est une musique très… féerique. Qu’on peut aussi bien l’écouter pour danser que pour se détendre un instant. C’est une drôle de question… Je n’y avais jamais réfléchi avant. Mais j’espère sincèrement que les enfants apprécient ma musique. Petite, depuis la fenêtre de ma chambre, à Cadix, j’apercevais la mer, la plage et un phare. Encore aujourd’hui, je prends plaisir à y retourner pour retrouver cette vue. Je suis assez nostalgique de mon enfance…
Étiez-vous réellement fascinée par les contes de fées ?
Oui, j’y croyais vraiment, en fait. À la campagne, près de chez moi, je passais mon temps à me promener dans la forêt, parfaitement convaincue que j’y trouverais des fées. J’avais même un livre qui me permettait de reconnaître les indices de leur passage. Par exemple : lorsqu’un petit arbre présentait quelques éraflures, c’était le signe du passage d’une fée. Idem si l’on trouvait une petite poudre semblable à du pollen. Une fée, sans aucun doute !
“L’océan m’inspire plus que n’importe quoi d’autre dans le monde.” Judeline
Dans votre univers fabuleux, d’autres thèmes reviennent souvent, comme des obsessions : la mer, le sacré, l’enfance…
Oui. L’océan m’inspire plus que n’importe quoi d’autre dans le monde. Tous les plus beaux moments de ma vie ont eu lieu là-bas, près de la mer. Elle infuse donc naturellement ma musique. Au cinéma, j’aime la façon dont les réalisateurs la mettent en scène. Je n’ai pas encore vu Parthenope de Paolo Sorrentino, seulement la bande-annonce, mais j’ai l’impression que ce film représente ce qui m’obsède. Tous ses longs-métrages mettent en image ce qui me passionne en littérature. La vie méditerranéenne… De la même manière, les films de Pedro Almodóvar m’inspirent énormément. Chaque fois qu’il y a une histoire d’enfant près de la mer, je suis touchée en plein cœur. Comme dans le Vaiana de Disney (rires).
Visualisez-vous régulièrement une chanson avant même de la composer ?
En général, ça arrive pendant que je compose. En écrivant les mélodies, puis les paroles, j’imagine déjà le film de la chanson. Même sans clip, il y aura toujours des couleurs, des ambiances et une histoire. Un peu comme lorsque vous étiez adolescent et que vous écoutiez une chanson en regardant par la fenêtre. Vous étiez triste, et vous imaginiez tout un clip dans votre tête, n’est-ce pas ?
Je vois très bien, oui…
Eh bien, je ressens la même chose. Mais avec ma propre musique, pendant que je la compose. C’est pour cela que la musique au cinéma m’inspire beaucoup. Il faut impérativement qu’elle ait quelque chose de cinématographique. C’était le cas pour Inri (2024). Il fallait que je représente cette culture arabe que l’on retrouve dans ma ville andalouse. C’était aussi le cas pour Mangata (2024), où j’imaginais la lune se reflétant sur la mer, dans la nuit noire. Je voulais absolument pleurer dans le clip… donc j’ai pleuré.
Vous considérez-vous comme une femme triste ?
Non. Plus maintenant. Je l’ai été, à l’adolescence. J’étais très triste. La tendance s’est inversée avec le temps. Je suis désormais une femme très positive. Mais le présent m’effraie davantage que le futur… Il se passe des choses terribles dans le monde. Mais j’aime me dire que quelque chose de bien finira par arriver. Je veux croire que l’avenir sera meilleur. Passons à autre chose, si vous voulez bien. Je n’aime pas trop y penser.
Sur la pochette de votre album Bodhiria (2024), des lasers surgissent de vos yeux. On croirait une divinité mythologique…
Je pense que ça n’a de sens que pour moi. Je me suis inspirée d’un film, L’Histoire sans fin (1984). Une scène m’a profondément marquée lorsque j’étais petite : un garçon doit courir entre deux statues immenses, sans les regarder. S’il croise leur regard, elles tirent aussitôt des lasers. Il les regarde, et elles tirent. C’était puissant pour moi. Très beau aussi. Et sur la pochette, je voulais donner l’impression d’être géante, de tout voir d’en haut, depuis un autre monde. Le moyen le plus simple de représenter ça, c’était de me doter d’un pouvoir mystique, d’être capable de projeter quelque chose. (rires) Je ne voulais pas être là, à porter quelqu’un de minuscule dans la main.
“Je veux croire que l’avenir sera meilleur. ” Judeline
Pourriez-vous nous parler de ces trois morceaux : Ángela, Cuatro Angelitos et Zarcillo de plata ?
Ángela est l’un des tout premiers morceaux que j’ai composés pour l’album. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée de créer un alter ego un peu toxique et bien plus agressif que moi. Cuatro Angelitos, fait référence à une prière que de nombreuses grands-mères espagnoles récitent aux enfants avant de dormir. C’est aussi un clin d’œil à une autre chanson traditionnelle, Cuatro Esquinítas, pour ancrer encore plus cette idée de mémoire collective et d’enfance. Tout a commencé avec quelques accords de piano puis des flûtes qui donnent au morceau cette dimension féérique. Enfin, Zarcillo de Plata, est la dernière chanson que j’ai composée pour l’album.
Elle évoque un dealer, c’est cela ?
Exactement. Je l’ai écrite à Los Angeles avec l’acteur Rob Diesel. Dès le départ, elle m’a fait penser à une sorte de folk espagnole, presque comme une version andalouse de la country. J’y parle d’un homme. Un dealer avec lequel je suis en couple et que j’attends. Je passe mes journées à dormir en pensant à lui, à me demander s’il va rentrer, ou s’il est en train de faire des choses pas claires… Il y a de l’inquiétude, mais aussi de la tendresse…
Votre dernier morceau en date s’intitule Tú et Moi (2025). Quelle a été la genèse de ce titre ?
Je l’ai composé à Paris avec Sacha Rudy et LilChick. Deux super producteurs que j’adore. Ils m’ont dit : “Donne-nous des phrases en français qu’on pourrait introduire dans la chanson !” Ensuite, nous avons aussitôt écrit des paroles plutôt érotiques. J’étais célibataire depuis un mois, je venais de rompre avec mon copain. J’étais dans un mood un peu fou : célibataire et très sexuelle. Donc j’ai écrit ces paroles avec eux en ajoutant une référence à la chanteuse brésilienne Mc Morena dont la voix m’obsède. Au départ, je ne comprenais pas les paroles. Mais je sentais qu’elle parlait de pas et de mouvements… Je lui ai demandé de m’envoyer ce qu’elle voulait. Elle m’a tout envoyé en un jour, la chanson et les paroles.
L’érotisme a-t-il une part importante dans votre musique ?
Je pense oui. Disons que je parle beaucoup de sexe avec mes amis. Vraiment beaucoup.
“J’ai toujours été une personne très sexuelle, et c’est une part importante de ma vie. ” Judeline
Savez-vous pourquoi ?
Parce qu’on est jeunes. J’ai 22 ans, donc c’est un sujet omniprésent dans ma tête. Mais peut-être aussi parce que les filles du Sud sont comme ça. On en parle beaucoup. Et puis j’ai grandi dans une famille très ouverte, on parlait de tout ça sans problème. Ça m’inspire beaucoup. J’ai toujours été une personne très sexuelle, et c’est une part importante de ma vie. Donc maintenant, il me semble naturel d’en parler dans ma musique. Je me sens plus à l’aise avec mes textes, plus confiante dans mon travail. Je peux parler de choses qui me rendaient timide avant.
On dit souvent que vous vous situez au carrefour des cultures espagnole et vénézuélienne…
Je pense que je ne l’ai fait que deux fois, dans deux morceaux. Ce n’est pas si présent que ça dans ma musique. Je l’ai fait dans Joropo et dans Tonada de la Luz. Bien sûr, ça m’influence énormément, parce que mon père a grandi au Venezuela, donc j’ai grandi avec la musique et la gastronomie vénézuélienne à la maison. C’était très important pour nous. Donc l’influence est là, oui. Mais je ne pense pas que je sois une artiste qui mélange vraiment ces deux genres, parce que je l’ai fait très peu. Et même la musique espagnole, genre flamenco ou traditionnelle, je ne dirais pas que j’en fais. J’en prends un peu parfois, mais je ne suis pas celle qui mélange tout ça.
Bodhiria (2024) de Judeline, disponible. En concert au festival We Love Green le 8 juin 2025.