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Numéro
28 Les sculptures de femmes scandaleuses d’Allen Jones

Les sculptures de femmes scandaleuses d’Allen Jones

Art

Les sculptures de femmes à l’érotisme provocant d’Allen Jones firent scandale à ses débuts, dans les années 70. Depuis, cette figure du pop art anglais n’a pas dévié de son sujet de prédilection, la femme aux courbes idéales, mixant peinture et sculpture dans des œuvres fascinantes.

Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery
Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery

Il y a dix ans qu’on n’avait pas vu, à Paris, l’œuvre de cet artiste anglais majeur, peintre et sculpteur qui fit, au tournant des années 70, sensation avec une table, une chaise et un portemanteau. À 82 ans, Allen Jones, l’un des tout premiers artistes du pop art anglais, est encore aujourd’hui souvent mentionné comme l’auteur de cette sculpture qui inspira jusqu’à Stanley Kubrick et servit de modèle à des générations de photographes de mode : en 2015, c’est Kylie Jenner qui fut immortalisée par Steven Klein pour le magazine américain Interview dans une série très ouvertement influencée par cette œuvre qui a désormais 51 ans. Cinq ans de plus que l’âge de Kate Moss, en somme, qui fut longtemps sa muse et son modèle.

 

Allen Jones est né à Southampton en 1937, et sa famille s’installa trois ans plus tard à la toute dernière station d’une ligne de métro de la banlieue de Londres. Il sut très tôt qu’il voulait devenir artiste, étudia quatre années au Hornsey College of Art, puis entra en 1959 au Royal College of Art de Londres, en même temps que la génération des artistes qui inventèrent le pop art anglais : David Hockney, Ron Kitaj... Une génération qui, en pleine domination de l’expressionnisme abstrait, entendait bien trouver de nouvelles manières de représenter la figure humaine – des manières capables de s’accorder avec les promesses d’un monde différent, tandis que la décennie d’austérité qui succéda à la Seconde Guerre mondiale touchait à sa fin et que la libération sexuelle devenait une réalité. Jones fut renvoyé du Royal College of Art une année plus tard “pour l’exemple” : une manière de signifier à cette génération qu’il fallait se calmer !

 

L’année suivante, cependant, il fut invité à participer à Young Contemporaries, de la Royal Society of British Artists, une exposition annuelle d’étudiants, cette fois-ci tous issus du Royal College : l’exposition entra dans l’histoire comme la première du pop art anglais. Pop, la peinture de Jones l’est alors assurément : il peint des bus londoniens en utilisant des couleurs vives et des toiles aux formes découpées, essaie de combiner planéité (de la toile) avec profondeur (de la scène représentée). Déjà, par-delà les autobus, s’imposent à lui d’autres sujets d’inspiration érotique – avec une préférence marquée pour les jambes de femme juchées sur de très hauts talons. Ainsi First Step, une peinture de 1966, représente simplement une paire de jambes et des stilettos hyper cambrés – à faire passer les pin-up de Mel Ramos pour des saintes-nitouches. Justement, un voyage aux États-Unis, à la fin des années 60 (il séjournait alors au Chelsea Hotel) lui avait fait rencontrer l’imagerie érotique américaine des années 50 en général, et les magazines fétichistes en particulier. “Le fétichisme et le monde transgressif ont produit des images que j’aimais parce qu’elles étaient dangereuses. Elles répondaient à des obsessions personnelles. Elles se tenaient en dehors des canons d’expression artistique généralement admis et suggéraient de nouvelles façons de représenter la figure, qui n’étaient pas destinées à la consommation publique”, dit-il. Et à la fin des années 60, il eut une intuition : “J’essaie de rendre ces figures si réelles que je devrais plutôt essayer de leur donner corps”, et il expérimenta la sculpture. Le résultat, intitulé Hatstand, Table and Chair, fut créé en 1969 et exposé 1970. Un ensemble de trois sculptures figurant trois corps de femme un peu plus grands que nature, en tenue SM, dont la position évoque, l'une, un portemanteau, l'autre, une table, et la dernière, une chaise. Les pièces furent produites en argile par le sculpteur Dick Beech, puis réalisées en fibre de verre, peintes par Jones et affublées par lui de corsets, de bottes en cuir et de perruques. Exposées à la galerie Zwirner de Cologne en 1970, elles furent aussitôt acquises par le collectionneur Peter Ludwig, et se trouvent, aujourd'hui au Ludwig Forum d’Aix-la-Chapelle.

 

 

“A Muse” (2016). Médias mixtes. Dim. totales : 205 x 51 x 61 cm. Mannequin : 154 x 34 x 63 cm. Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery “A Muse” (2016). Médias mixtes. Dim. totales : 205 x 51 x 61 cm. Mannequin : 154 x 34 x 63 cm. Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery
“A Muse” (2016). Médias mixtes. Dim. totales : 205 x 51 x 61 cm. Mannequin : 154 x 34 x 63 cm. Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery

Au Korova Milkbar, on sert du ‘lait plus’ [...]. Ça vous affûte l’esprit et ça vous met en train pour une bonne petite fête d’ultra violence”, dit la voix off de la première scène du film Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick. Le mobilier du Korova Milkbar en question semble une réplique de la sculpture de Jones, et en effet, le téléphone du sculpteur sonna un jour et Kubrick était au bout du fil, lui demandant d’adapter son œuvre à un décor de film. Proposition que Jones refusa lorsqu’on lui indiqua qu’il ne serait pas payé : il suggéra à Kubrick de demander à un décorateur d’en faire des copies, ce que le cinéaste accepta sans demander son reste.

 

Cette œuvre fut l’objet de vives attaques s’appuyant sur un fait plutôt indiscutable : elle montre des femmes transformées en meubles. Boules puantes balancées dans son exposition à l’Institute of Contemporary Arts de Londres en 1978, acide projeté sur l’un des éléments de la sculpture lors de son exposition à la Tate en 1986, et, surtout, violentes protestations féministes dès sa première exposition. “Je comprends très bien qu'on peut voir dans ces images une objectivation des femmes, et si quelqu’un pense cela, il est très difficile de le contredire. Mais il s’agit d’une lecture fortuite et malheureuse qui n’a rien à voir avec la réalité de ce travail. En tant qu’artiste, j’ai une responsabilité envers l’art. En tant qu’être humain, j’ai une responsabilité envers la société. J’ai été élevé dans un esprit socialiste, je me considère comme féministe et je n’ai pas besoin de défendre ma position politique”, expliqua Jones au Guardian rétrospectivement.

 

Si l’ombre portée de cette sculpture aujourd’hui si célèbre plane inévitablement sur l’œuvre d’Allen Jones, l’exposition parisienne révèle le talent de l’ex-artiste pop. À commencer par ses toiles, successions de couches de peinture et de vernis qui évoquent Chagall et Matisse, et donnent libre cours au coloriste hors pair qui inscrit, dans des espaces imaginaires, des corps de femme “générique”. En effet, il ne s’agit jamais de portraits, bien que Jones avoue quelques muses récurrentes, parmi lesquelles Kate Moss. Comme il le confiait au magazine Forbes en 2015 : “J’ai fait très peu de portraits à cause du risque de compromettre mon art ou de décevoir les attentes du modèle. On m'a proposé de travailler avec Kate Moss, et je n'ai pas pu résister au défi de peindre une personne si universellement reconnue à travers la photographie. Pendant quelques semaines, elle est venue s’asseoir plusieurs fois en face de moi, et j’ai progressivement commencé à envisager des possibilités non seulement en peinture, mais aussi en sculpture, et même en photographie. Je l’ai dessinée, je l’ai photographiée, et, pour un travail particulier, je l’ai fait modeler d’après nature et je l’ai ensuite coulée en résine et en acier.

 

<p>“Backdrop” (2016-2017). Huile sur toile, acrylique sur mannequin composite et socle en bois. Toile : 244 x 203 cm. Mannequin : 201 x 38 x 65 cm.Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery</p>

“Backdrop” (2016-2017). Huile sur toile, acrylique sur mannequin composite et socle en bois. Toile : 244 x 203 cm. Mannequin : 201 x 38 x 65 cm.Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery

<p>“Kind of Blue” (2015). Huile sur toile, acrylique sur mannequin composite et socle en bois. Toile : 244 x 203 cm. Mannequin : 201 x 38 x 65 cm.Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery</p>

“Kind of Blue” (2015). Huile sur toile, acrylique sur mannequin composite et socle en bois. Toile : 244 x 203 cm. Mannequin : 201 x 38 x 65 cm.Allen Jones/Photo : Rebecca Fanuele. Courtesy of Allen Jones and Almine Rech Gallery

Ses sculptures, en fibre de verre colorée, sont tout aussi percutantes. Ce sont évidemment des corps de femme, qui expriment davantage l’“empowerment” que l’assujettissement qui lui fut reproché à ses débuts. Les personnages féminins, juchés sur de petites tables ou sur des piédestaux, ont l’air d’avoir été figés dans la posture de La Petite Danseuse de Degas. Leurs corps se muent en toiles, que Jones recouvre de couleurs, dans des assemblages et des formes qui évoquent l’expressionnisme abstrait américain.

 

Dans l’exposition, deux sculptures incroyables montrent ces femmes dans des constructions de métal et de Plexiglas semblables à des vitrines de magasin (le mot “boutique” est même inscrit sur l’une d’elles). De toute évidence, Jones joue avec sa sulfureuse réputation – à moins qu’il ne se joue de ce que nous, spectateurs contemporains, projetons sur ses œuvres. Il démontre enfin toute sa maestria dans ses combinaisons de peintures et de sculptures. Lorsqu’Allen Jones dispose ses corps de femme, plus vrais que nature, devant des toiles abstraites leur servant de décor, la peinture se déploie alors en deux et en trois dimensions, formant un univers visuel aux couleurs acidulées.

 

Dix années s’étaient écoulées depuis sa dernière exposition parisienne, et celle-ci, dans le sombre mois de mars 2020, ne fut ouverte qu’une semaine à peine – assez pour devenir légendaire. On eût aimé revoir et revoir encore l’exposition, et convenir, à l’instar du curateur et historien d’art sir Norman Rosenthal, qu’“Allen Jones puise son immense force esthétique dans les références d’un passé classique tout en se livrant à un commentaire critique et ludique de nos obsessions contemporaines sur les relations entre les sexes”.