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Rencontre avec le chorégraphe Dimitri Chamblas en représentation au théâtre de Chaillot
Le danseur et chorégraphe français Dimitri Chamblas se confie sur les coulisses de son dernier spectacle intitulé Takemehome, actuellement au théâtre de Chaillot jusqu’au 21 septembre 2024. Réalisée en collaboration avec la célèbre musicienne américaine Kim Gordon, cette création invite à une nouvelle expérimentation de la danse.
propos recueillis par Delphine Roche.
Figure singulière de la danse contemporaine, Dimitri Chamblas poursuit une vision radicalement décloisonnée de ses pratiques et de ses espaces. Directeur en 2014 de la 3e Scène, la plateforme digitale de films de l’Opéra de Paris, il commande alors des œuvres à des artistes d’horizons aussi divers que l’écrivain Bret Easton Ellis, le plasticien Julien Prévieux, le chorégraphe William Forsythe, le danseur Rubber Legz ou le réalisateur Bertrand Bonello.
Formé lui-même à l’école de l’Opéra de Paris, le Français radicalement novateur s’associait dès ses 17 ans avec le chorégraphe Boris Charmatz et imaginait avec lui, à ce très jeune âge, la pièce A Bras-le-corps, jouée depuis dans le monde entier. Etabli à Los Angeles, il expérimente également au sein de la prestigieuse école d’art Cal Arts, où il enseigne la danse. Qu’il collabore avec la maison Chanel, avec le LA Dance Project de son complice de longue date Benjamin Millepied, ou qu’il élabore, au fil de longs workshops collectifs ouverts à tous, des pièces performatives telles que son Slow show, Dimitri Chamblas explore la fluidité de la danse et sa capacité à créer des communautés éphémères, à générer des émotions à partir de l’expérience collectivement vécue d’états de corps.
L’inlassable expérimentateur est à l’affiche jusqu’à samedi soir du théâtre national de Chaillot où il présente sa création Takemehome, en collaboration avec Kim Gordon, et propose une série d’expériences dans les espaces publics de l’institution.
L’interview du danseur et chorégraphe Dimitri Chamblas
Numéro : Je me souviens d’avoir vu, dans une salle du Louvre il y a quelques années, les prémisses de ce qui allait devenir Takemehome, qui était encore à l’époque un duo avec Kim Gordon, la célèbre guitariste du groupe Sonic Youth.
Dimitri Chamblas : Exactement, l’aventure a commencé sous cette forme. Kim et moi étions voisins à Los Angeles, et je me suis dit qu’il serait intéressant d’imaginer un duo qui permettrait à nos pratiques de dialoguer dans un espace. Kim ne se dit pas musicienne, elle écrit, elle peint, elle fait de la guitare, elle utilise différents médiums pour s’exprimer, et j’aime cette approche. L’idée de ce duo n’était donc pas du tout qu’elle joue une musique sur laquelle je danserais, mais bien plutôt de créer ensemble une forme hybride qui serait faite de corps, de voix et de guitare. Puis Benjamin Millepied m’a commandé une pièce pour sa compagnie, le L.A. Dance Project. J’ai pensé qu’il serait intéressant d’y apporter des guitares électriques, des amplis, qui étaient des objets contemporains de ma jeunesse et qui font maintenant figure d’instruments anciens pour les nouvelles générations. C’est ainsi que le duo est devenu une pièce incorporant des danseurs en plus de Kim. A cette époque, j’avais déjà en tête l’idée d’une pièce plus aboutie qui serait Takemehome, qui nécessitait encore du temps de travail…
“Pour moi, cette pièce met en exergue ce qu’est la danse : j’ai toujours pensé que c’est un élément complètement libre, qui parfois prend un corps ou des corps, et on constate que quelque chose de l’ordre de la danse se passe, que la danse “est venue”. D’autres fois, la danse “ne vient pas”.”
Dimitri Chamblas
Dans le duo du Louvre déjà, la façon dont vos corps entiers interagissaient avec la guitare radicalisait certaines recherches du rock et du punk. Cette façon d’impliquer entièrement vos corps est-elle restée dans la version scénique de Takemehome ?
Nous avons gardé ça. La pièce elle-même, dans sa structure, est faite de cela, car elle n’a pas d’arc narratif, pas de développement. On attend quelque chose qui n’arrive jamais. C’est un peu comme une performance qui serait portée sur une scène, elle reste assez horizontale. La pièce crée une situation corporelle, sonore, elle laisse de l’espace au spectateur. Elle parle de solitude, d’errance, de ces nuits à Los Angeles où je conduis, la nuit, sans croiser une âme qui vive puis, tout à coup, surgit une silhouette furtive, mal éclairée. Je me demande alors qui est cette personne, je projette des histoires sur cette silhouette. Ce sont donc des fragments de ma vie, des impressions qui s’invitent lors du travail en studio. Pour moi, cette pièce sans fil narratif met vraiment en éveil ce qu’est la danse : j’ai toujours pensé que c’est un élément complètement libre, qui parfois prend un corps ou des corps, et on constate que quelque chose de l’ordre de la danse se passe, que la danse “est venue”. D’autres fois, la danse “ne vient pas”… C’est très flagrant dans Takemehome, que nous avons déjà jouée à New York, ou dans le festival de danse de Montpellier. Je considère aussi qu’une grande partie de la pièce provient des interprètes, des personnes que j’invite dans l’espace. J’ai souvent cette impression que les dés sont lancés une fois que le casting est fait.
Vous invitez par exemple Marion Barbeau, ex-première danseuse de l’Opéra de Paris devenue actrice. Est-ce cette pluralité d’expériences, cette ouverture, que vous recherchez chez vos interprètes ?
Toutes les personnes que j’ai invitées sur scène sont des danseurs et des danseuses que j’admire. C’est un groupe de rêve. J’ai beaucoup travaillé avec des amateurs mais pour ce projet, j’avais besoin de danseurs professionnels pour explorer, par exemple, des rapidités extrêmes. Je voulais que le geste devienne de plus en plus clair au fil de l’accélération, ce qui est très difficile.
La pièce est-elle écrite ou laisse-t-elle une place à l’improvisation, comme le font souvent les performances ?
La notion d’écriture est assez plurielle. Par moments, des solos sont très écrits, de même que l’est la construction générale (les entrées, les sorties de plateau, les actions… ). L’écriture prend aussi d’autres formes : par exemple, nous avons travaillé sur la télépathie. Parfois, sur le plateau, il y a une personne côté cour, une autre côté jardin, et ces deux personnes dansent en pensant à un même sujet. En fait, il y a beaucoup de choses très écrites pour un résultat assez vague. Je voulais créer un espace absurde, comme en retrait du monde, habité par des corps sans gravité qui n’ont plus de rapport au sol, à la chair. Nous avons travaillé sur une énergie qui reste constante lorsqu’on lève ou baisse le bras – normalement, dans le langage de la danse, ce n’est pas l’énergie musculaire mais le poids d’un bras qui le fait descendre. Nous avons aussi travaillé sur une notion de circulation, en imaginant des corps faits de fluides et d’organes de couleurs. Ces fluides ressortent par la bouche, par les yeux, par les oreilles. Un danseur fait un solo en se gargarisant d’une eau bleue imaginaire, qu’il transmet ensuite à Marion Barbeau en l’embrassant.
Cette notion de circulation est très présente dans votre approche même de la danse, qui s’extrait des théâtres pour pénétrer des territoires où on ne l’attend pas, comme une prison haute sécurité à Los Angeles, ou des camps de réfugiés. Je suppose que faire une pièce “de plateau” n’est pas pour vous un aboutissement, une fin en soi ?
Pas du tout, en effet. Pour moi, le théâtre est un espace possible parmi d’autres, comme le corps du danseur est un corps possible parmi d’autres. D’ailleurs, ma prochaine création prendra place dans le désert de l’Utah : Benjamin Millepied m’a demandé de créer un solo pour lui, il voulait entrer dans mon monde. Ce sera une pièce philharmonique sur une composition de John Luther Adams, qui est en quelque sorte le James Turrell de la musique.
Vous avez proposé des workshops de danse ouverts à tous publics dans des situations tout à fait différentes : dans une bulle transparente dans le cadre de Performa, la biennale de performance new-yorkaise, ou dans un club parisien, il y a quelques années… On a le sentiment que ce mode de travail s’inscrit dans une continuité absolue avec vos créations.
Exactement, d’ailleurs je propose une pratique avant la pièce : le spectateur de Takemehome peut choisir de venir une heure avant, et de participer avec nous à ce workshop qui travaille des éléments de la pièce, dans une forme de continuité absolue. Là aussi, cela crée une circulation : lorsque le spectateur qui a participé à la pratique gagne sa place, il croise d’autres spectateurs qui entrent dans la salle. Puis il perçoit la pièce différemment, parce qu’elle met en œuvre des principes dont il vient de faire l’expérience physiquement.
Dans ce même esprit participatif, vous programmez autour de Takehome un “Chaillot expérience”, ces programmes de performances et ateliers aux horizons multiples que propose régulièrement le théâtre dans ses espaces publics.
A partir des thèmes présents dans Takemehome, je propose d’explorer les relations entre des corps et des sons. Nous lançons une invitation à tous les guitaristes électriques de Paris à venir avec leur guitare et leur ampli participer à un workshop géant avec le compositeur Alexandre Meyer. En plus d’un vaste programme de performances, nous proposons aussi des projections des films de la réalisatrice Manuela Dalle et de Kim Gordon.
Chaillot expérience, body live-live music, par Studio Dimitri Chamblas, le vendredi 20 septembre au théâtre de Chaillot. Takemehome, de Dimitri Chamblas, en collaboration avec Kim Gordon, jusqu’au 21 septembre.