Fashion Week : rencontre avec le créateur Duran Lantink
Sa créativité débridée marie l’audace et le développement durable. Couronné du prix Karl Lagerfeld lors de la cérémonie du prix LVMH de septembre dernier, Duran Lantink confirmait son immense talent et son statut de créateur à suivre absolument. Avec ses vêtements conçus à partir de stocks invendus, qui redéfinissent avec brio les proportions du corps, le Néerlandais propose une nouvelle voie pour renouveler les expérimentations de la mode tout en préservant l’environnement. Retour sur son parcours, alors qu’il vient de présenter son défilé automne-hiver 2025-2026,
Propos recueillis par Delphine Roche,
Portraits par Jean-Baptiste Mondino.
Rencontre avec le créateur Duran Lantink, lauréat du prix LVMH
Numéro : Comment avez-vous découvert la mode, et quelles en ont été vos premières impressions ?
Duran Lantink : Ma mère sortait souvent les week-ends, et parmi ses amis figuraient beaucoup de drag-queens. Elles venaient à la maison l’aider à se préparer, elles la maquillaient. Le souvenir que j’en garde est celui d’une explosion de créativité et de liberté. C’était la fin des années 80, le début des années 90, l’avènement de la house music. Je découvrais un monde en soi. Et c’est donc la partie la plus expérimentale de la mode que j’ai d’abord découverte… et non les vêtements du quotidien.
Quand avez-vous commencé à imaginer que vous pourriez concevoir vous-même des vêtements ?
À l’âge de 7 ou 8 ans, j’ai commencé à faire des essais. Je découpais des vêtements de ma mère pour en créer d’autres, en utilisant des épingles à nourrice ou du Scotch. Et à l’âge de 14 ans, j’ai eu une idée. J’ai pensé au stock de jeans Diesel de mon beau-père, qu’il ne mettait jamais, et à la nappe en tartan de ma grand-mère, que j’ai assemblés pour créer une jupe. Au total, j’en ai confectionné une vingtaine sur le même principe, que j’ai vendues dans une boutique de La Haye, aux Pays-Bas, où j’habitais. Elles se sont écoulées à une vitesse prodigieuse, c’était un vrai succès commercial.
Votre mère a-t-elle encouragé votre vocation ?
Elle me soutenait jusqu’à un certain point. Quand, après mon premier succès, j’ai voulu arrêter l’école pour me consacrer uniquement à la création de vêtements, elle a refusé. Elle préférait que je finisse le lycée et que je suive ensuite des études supérieures dans une école d’art. Aujourd’hui, avec du recul, je trouve son point de vue tout à fait raisonnable, mais à l’époque, comme vous pouvez l’imaginer, j’étais très en colère contre elle.
Un défilé automne-hiver 2025-2026 acclamé à la Fashion Week de Paris
À travers les amis de votre mère, vous avez pu découvrir la culture queer à un très jeune âge. Quelle perception en aviez-vous alors, et quel rôle cela a-t-il joué dans votre vie personnelle ?
Je dirais qu’à partir de la fin des années 80, pendant mon enfance et mon adolescence, la culture queer était déjà représentée dans les médias et la culture de masse, notamment sur MTV. Mais, bien sûr, le fait de grandir entouré de drag-queens et d’homosexuels a été très positif. Voir toutes ces personnes qui n’avaient pas peur d’être elles-mêmes m’a beaucoup aidé à m’affirmer également. Je crois que je n’avais pas plus de 12 ans quand j’ai annoncé aux gens que j’étais gay. Le fait que dans ma culture familiale aucun tabou ne pesait sur l’homosexualité, et qu’il était même tout à fait normal d’être gay, m’a permis de faire très facilement ce qu’on appelle généralement un coming out. Je n’ai pas vécu les difficultés que tant d’homosexuels rencontrent.
Avez-vous été un oiseau de nuit, comme votre mère ?
Mille fois oui. J’ai grandi entre Amsterdam et La Haye, où la culture de la musique électro est très présente. Tous mes amis en sont issus, et aujourd’hui encore, je ne suis pas entouré d’une communauté mode, mais d’une communauté électro. Je ne sors plus vraiment, mais je l’ai beaucoup fait par le passé. Je crois que j’avais 15 ans lorsque j’ai participé à ma première rave-party. C’était une fête diurne et non nocturne. Ma mère était partie en vacances, et j’ai dit à ma grand-mère, qui me gardait, que j’allais dans un parc d’attractions.
Duran Lantink, figure montante de la mode
Vous fabriquiez-vous des tenues insensées pour sortir, à votre grande époque ?
Pas vraiment. J’expérimentais des choses avec des épingles à nourrice, par exemple, mais je pense qu’autour de l’âge de 20 ou 22 ans j’ai cessé de m’habiller de façon remarquable. J’ai adopté un look très basique, que j’ai conservé depuis. Peut-être qu’un jour j’éprouverai de nouveau le besoin de me créer un style complètement expérimental et singulier.
Parmi les figures tutélaires de votre apprentissage de la mode figure Walter Van Beirendonck, l’un des fameux “Six d’Anvers”, dont les créations excentriques et provocatrices sont uniques. Quel rôle a-t-il joué auprès de vous exactement?
J’ai passé mon bachelor of Arts à la Gerrit Rietveld Academie, à Amsterdam, avant de suivre un master au Sandberg Instituut, où Walter Van Beirendonck est professeur invité. Je l’admire depuis mon enfance, et il m’a beaucoup soutenu alors que ma démarche n’était pas forcément approuvée par l’école.
À l’époque, vous pratiquiez l’upcycling, dans le droit fil de vos premières créations d’adolescent ?
Absolument, j’ai continué à travailler à partir de vêtements existants. Puisque j’avais commencé de cette manière, cela faisait sens pour moi de créer tout mon langage autour de cette pratique. Au début, ce n’était vraiment pas accepté par mes professeurs. Mais plus tard un nouveau directeur du département mode est arrivé, et il m’a soutenu. Néanmoins, lorsque j’ai passé mon diplôme, on m’a conseillé de ne jamais spécifier que je pratiquais l’upcycling parce que cela me faisait passer pour un fainéant.
“Dans ma dernière collection, j’ai sciemment pensé à déformer le corps avec des petites protubérances. C’est la voie que je poursuis aujourd’hui. ”
Duran Lantink.
Est-ce qu’on vous disait aussi que cette démarche ne serait pas viable d’un point de vue commercial ?
J’ai toujours entendu ce reproche. Parfois, on me le fait encore aujourd’hui. Il y a toujours une personne pour me dire qu’upcycler des vêtements ou utiliser des stocks de matériaux invendus pose une limite à ce que je peux faire. Mais ma marque a des dimensions modestes. Si je propose des formes extrêmes, je peux vendre peut-être vingt pièces au total. Donc, à mon échelle, cette démarche est totalement réaliste ! Mes professeurs voulaient que je m’attelle davantage au patronage et aux techniques classiques de la mode, mais cela ne m’a jamais intéressé. J’ai toujours été clair sur mes intentions : je veux produire des vêtements à partir de vêtements déjà existants.
Travailliez-vous déjà à modifier les proportions du corps, comme vous le faites aujourd’hui avec vos pièces qui comportent parfois des protubérances ?
Pas vraiment, c’est venu plus tard, lors de notre premier défilé. Mon idée originelle était plutôt de changer la forme de pièces iconiques comme le bomber. Au lieu de faire des collages de plusieurs vêtements, j’avais envie de conserver son identité tout en altérant considérablement sa structure. Il s’avère que la silhouette du corps se trouve alors modifiée elle aussi. Ce n’était pas mon intention, mais on m’en a fait la remarque, et de ce fait, dans ma dernière collection, j’ai sciemment pensé à déformer le corps avec ces petites protubérances que vous évoquez. C’est la voie que je poursuis aujourd’hui.
Un créateur adoubé par Janelle Monáe, Billie Eilish et Beyoncé
Le clip de la chanson Pynk, de Janelle Monáe, pour lequel vous aviez imaginé un invraisemblable pantalon-vagin, vous a propulsé en pleine lumière du jour au lendemain. Comment l’avez-vous vécu ? Vous avez depuis habillé Billie Eilish et Beyoncé, par exemple.
Le clip de Janelle Monáe était une belle histoire. La réalisatrice Emma Westenberg m’avait appelé pour travailler sur ce projet. Je l’avais connue alors que nous étudiions l’un et l’autre à la Rietveld Academie. Cette vidéo a eu une énorme résonance, et je vous avoue que pendant quelque temps je ne voulais vraiment plus entendre parler du vagin. Mais l’eau a coulé sous les ponts, donc on peut le ressortir de son placard ! Je suis très heureux de collaborer avec des artistes inspirants, mais, pour être honnête, les célébrités ne m’intéressent pas vraiment. Je fais partie des personnes qui sont focalisées sur la mode en tant que telle. Pour moi, le plus important est de faire des collections fortes, qui expriment une vision.
En 2023, vous avez remporté le prix spécial de l’ANDAM, et vous venez de remporter le prix Karl Lagerfeld dans le cadre du prix LVMH. Ces récompenses ont-elles changé votre façon de travailler ? Vous ont-elles permis de passer à une autre échelle?
Évidemment, les bourses qui les accompagnent sont d’une grande aide, car développer une marque sans soutien financier est très difficile. Ma marque vit grâce à ces prix, ils me permettent tout simplement de continuer mon travail. C’est aussi très positif, bien sûr, de rencontrer des personnalités influentes de la mode et de parler avec de grands directeurs artistiques.
Accepteriez-vous un poste de directeur artistique dans un grand groupe, ou souhaitez- vous rester indépendant ?
Il est un peu tôt pour me prononcer sur ce sujet. Pour l’instant, je suis uniquement concentré sur ma marque, et si une proposition arrivait, je l’examinerais avec beaucoup d’attention car, pour certains créateurs, entrer dans un groupe s’est révélé désastreux. Je serai donc très prudent avant d’accepter quoi que ce soit.
Depuis quelque temps, tous les yeux sont braqués sur vous, et il se murmure que vous êtes promis à un destin stellaire. Comment le vivez-vous ?
Je ne saurais vous répondre. Je suis évidemment honoré de toute cette attention, mais, pour moi, l’important est simplement de rester motivé et heureux de ce que je fais au quotidien.
Coiffure : Richard Blandel chez B. Agency. Assistants photographe : Margaux Jouanneau et Loup Catusse. Numérique : Douglas Eliac chez D-Factory. Retouche : Marco Giani. Production : Iconoclast Image. Merci à l’Hôtel Rochechouart (Paris IXe).