Pourquoi la différence d’âge entre les hommes et les femmes au cinéma pose problème
Eiffel, Tromperie, Napoléon… Au cinéma, il continue d’exister une grande différence d’âge entre les actrices et leurs partenaires masculins. Un choix de la part des producteurs et des cinéastes qui est loin d’être anodin. Enquête.
par Violaine Schütz.
Le 14 février 2024, la chaîne Arte décidait de fêter étrangement la Saint-Valentin en diffusant, en prime time, le film Tromperie (2021). Adapté d’un livre de Philip Roth, le long-métrage réalisé par Arnaud Desplechin mettait en scène l’actrice Léa Seydoux (39 ans) entretenant une relation avec Denis Podalydès, fringant jeune homme de 61 ans.
La différence d’âge entre hommes et femmes au cinéma : un parti pris problématique
Ce choix de casting n’est pas un cas isolé. Si on s’attarde sur les sorties cinématographiques récentes, le dernier James Bond, Mourir peut attendre (2021)était porté par Daniel Craig, 55 ans, qui craquait pour la talenteuse comédienne Léa Seydoux. La même année, le film français Eiffel de Martin Bourboulon (l’excellent réalisateur des Trois Mousquetaires)avait beau être d’une ambition monumentale, il nous donnait envie de monter dans les tours. Et ce n’était pas parce qu’il s’agissait d’un énième biopic…
Avec ses gros plans sur la majestueuse tour parisienne en construction et ses acteurs en costumes presque aussi monumentaux que la Dame de fer, Eiffel s’avérait vertigineux. Le biopic à 23,4 millions d’euros sur l’inventeur Gustave Eiffel avait séduit les spectateurs, se hissant en tête du box-office, devant Le Dernier duel de Ridley Scott, Julie (en 12 chapitres). Une prouesse par temps de pandémie.
Le cas Eiffel
Le problème c’est que même si l’on apprécie particulièrement Romain Duris et Emma Mackey, l’héroïne rock de Sex Education, l’idée de les voir réunis à l’écran pour vivre une folle liaison ne nous réjouissait pas vraiment. Dans cette histoire romancée de Gustave Eiffel, l’ingénieur centralien français se lance dans un projet pharaonique pour l’Exposition universelle de 1889 qui aura lieu à Paris. Il veut construire une tour “haute de plus de mille pieds” en forme de A (comme amour), symbole phallique et dominant s’il en est, pour impressionner celle qui le passionna dans sa jeunesse et qu’il retrouve enfin.
Nous sommes en 1887 et Eiffel, âgé de 55 ans à ce moment-là, est incarné par Romain Duris, qui en a 50 aujourd’hui. L’objet de son affection est, pour sa part, joué par Emma Mackey qui n’a que 28 printemps. On se demande alors, s’il s’agit de son amour de jeunesse, si elle était déjà née lors de leur première rencontre. Dans la vraie vie, l’inventeur de génie à l’égo aussi surdimensionné que sa création et celle qui l’aimantait, Adrienne Bourgès, avaient douze ans d’écart. Et non pas plus de vingt, comme dans cette version romancée.
Vous en voulez encore ? En 2023, le dernier film (raté) de Ridley Scott, Napoléon, mettait en scène Vanessa Kirby dans la peau de Joséphine de Beauharnais, le grand amour de Napoléon (interprété par Joaquin Phoenix). Historiquement, l’Impératrice avait 6 ans de plus que son illustre époux alors que Vanessa Kirby a 36 ans et que le héros du Joker (2019) en a 49 ans.
Selon Fiona Schmidt, journaliste, militante féministe et auteure de l’excellent essai Vieille peau (éditions Belfond, 2023), “l’écart d’âge entre un homme et une femme est érotisée depuis des milliers d’années, d’abord par la peinture et la littérature, puis par le cinéma. Dans les films, la différence d’âge d’un couple à l’écran est d’environ 20 ans alors que dans la vraie vie, elle est de 3 ans.”
Le mythe tenace (et dangereux) de la lolita à l’écran
Ce parti pris d’une différence d’âge significative entre les actrices et les acteurs agace car il est devenu systématique et ce même après #MeToo et les plaintes des actrices de plus 40 ans sur leur manque d’opportunités.
On continue de donner des rôles de compagnes d’hommes de 50 ou 60 ans à des comédiennes de 20 ou 30 ans, comme si passé la ménopause, les femmes n’intéressaient plus personne. Dans les années 80 et 90, à part de rares exceptions, les actrices de plus de 30 ans ont disparu des écrans. Il y a peu, l’actrice Jeanne Balibar nous confiait : “J’ai beaucoup de chance de tourner dans tous ces projets en ayant la cinquantaine. Mais hélas, si on met toutes les actrices ensemble, les statistiques restent désastreuses. Et je ne suis pas sûre que ça soit vraiment en train de s’arranger.”
Plus grave, durant des décennies de male gaze, on a vu, à l’écran, de jeunes femmes érotisées aux mains d’hommes beaucoup plus âgés. Ces fantasmes de lolita et de baby doll n’auraient pu être que des esthétiques surannées. Mais derrière ces images, se tissaient probablement parfois de des drames, un système de prédation et des situations d’emprise dont personne ne semblait alors s’émouvoir. C’est ce que mettent en lumière les prises de parole puissantes de Judith Godrèche ainsi que d’autres actrices comme Isild Le Besco.
L’importance du female gaze dans la différence d’âge au cinéma
Et si la libération de la parole des actrices provoquait enfin un séisme ? On peut espérer que les choses changent, d’abord du point de vue de la représentation. Et pour ce faire, il faudra sans doute compter sur le female gaze. Le fait qu’il y ait de plus en plus de femmes réalisatrices peut en effet faire pencher la balance.
La réalisatrice Anissa Bonnefont note : “Trop souvent j’ai entendu des comédiennes me raconter qu’elles étaient mal à l’aise car le réalisateur à la dernière minute demandait qu’on voit leurs poitrines finalement ou ne les dirigeaient pas dans ces scènes, les laissant en roue libre. C’est impossible de faire ça ! C’est là que ça peut déborder. Tout commence par une simple question de respect et d’attention à l’autre. Si ces cinéastes imaginaient un instant leurs filles, leurs sœurs ou leurs mères dans une situation pareille, agiraient-ils de la même façon ?”
La cinéaste à laquelle on doit le film La Maison (2022) ajoute : “Il y a de plus en plus de cinéastes femmes qui commencent à prendre de la place et à représenter la femme différemment au cinéma. C’est rassurant d’être témoin de cela, même si on est encore très très loin de l’égalité femmes/hommes dans notre industrie. Aujourd’hui, on voit des films de réalisatrices où les femmes sont racontées dans toute la beauté et la puissance de leur complexité et il faut que ça arrête de faire peur.”
Pour la journaliste Fiona Schmidt, “le fait qu’il y ait de plus en plus de femmes qui accèdent à la réalisation et qui proposent des récits (en général) crée heureusement de nouvelles représentations. Il y a les frémissements d’un changement avec des films comme Les Jeunes Amants (2022) de Carine Tardieu, mettant en scène une histoire d’amour entre Fanny Ardant et Melvil Poupaud.”
“Aujourd’hui, de nombreuses réalisatrices filment les femmes comme des sujets, des sujets pensants et puissants.” Marine Bohin
Marine Bohin, comédienne et journaliste cinéma pour So Film explique à propos de l’importance du regard féminin : “On constate une chose importante : plus il y a de femmes impliquées dans la création d’un film (scénaristes, réalisatrices ou productrices) et plus il y aura de personnages féminins à l’écran. Et en dehors de proposer des personnages féminins davantage caractérisés, plus complexes, moins stéréotypés, on assiste aussi à l’émergence d’un regard différent posé sur les actrices. Pendant longtemps la caméra a été le prolongement du regard patriarcal, donc du désir masculin. On a beaucoup filmé les actrices comme des objets de désir. Aujourd’hui, de nombreuses réalisatrices les filment comme des sujets, des sujets pensants et puissants.”
La journaliste cite comme exemple le film Les Cinq Diables (2022) de Léa Mysius, sorti en 2022), qui met en scène Adèle Exarchopoulos : “Le corps de cette jeune actrice a été très souvent sexualisé, or dans ce film, son corps n’est montré dévêtu que pour signifier la force mentale et physique du personnage, qui s’astreint quotidiennement à nager dans un lac gelé. La réalisatrice elle-même explique ne pas avoir conscientisé cette démarche, car elle était instinctive, ce qui prouve la différence de regard posé par les jeunes réalisatrices sur les comédiennes, par rapport aux réalisateurs issus de générations antérieures.”
Le mythe de la cougar : progrès ou représentation erronée ?
Cette année, la tendance semble, en apparence s’inversait. Dans les films Babygirl, Les dessous de la famille, Lonely Planet, L’Idée d’être avec toi, Marty Supreme ou encore la série L’Amour trompé, des actrices entretiennent des relations amoureuses avec des hommes beaucoup plus jeunes. Sur le papier, on pourrait voir cette tendance comme un progrès, inversant les schémas patriarcaux traditionnellement montrés à l’écran, sauf qu’un problème persiste. Dans ces longs-métrages ou shows destinés aux plateformes (à part dans L’Amour trompé), les actrices sont sans âge.
C’est le cas notamment de Babygirl, dans lequel l’ultra parfaite Nicole Kidman, que l’on voit recourir au botox lors d’une scène, ne ressemble en rien à la plupart des femmes de 57 ans de la vraie vie. Il reste donc encore beaucoup de chemin à faire concernant les représentations cinématographiques d’une femme plus âgée s’amourachant d’un jeune homme au cinéma. En 2024, on voudrait voir une héroïne qui n’est ni la cougar cliché des films et séries des années 2000, ni la figure parfaite qui semble avoir le même âge que le héros.