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Rencontre avec Jeanne Balibar : « J’ai toujours l’impression que je ne sais pas si je dois rire ou pleurer »
Actrice géniale, icône du chic français et femme engagée, Jeanne Balibar est aussi une chanteuse fantasque, dont la voix suave et les textes oniriques happent l’auditeur dans un voyage sublime et poétique. L’idole du cinéma d’auteur publie cette semaine D’ici là tout l’été, un disque disco-pop-électro épatant et barré, imaginé avec Cléa Vincent et coproduit par Arnaud Rebotini.
propos recueillis par Violaine Schütz.
Immense actrice, césarisée pour son rôle dans Barbara, réalisatrice inspirée, icône de l’élégance française, personnalité engagée (très à gauche) et lettrée, la Parisienne Jeanne Balibar, 55 ans, est aussi une chanteuse émouvante et loufoque dont les mélodies gagnent à êtres connues. Cette semaine, l’égérie du cinéma d’auteur à la voix suave (qui a tourné pour Jacques Rivette, Arnaud Desplechin, Olivier Assayas, Christophe Honoré, Ladj Ly, Xavier Giannoli et Apichatpong Weerasethakul) publie un troisième album imaginé avec l’auteure-compositrice-interprète Cléa Vincent et bénéficiant des synthés d’Arnaud Rebotini à la coproduction. Intitulé D’ici là tout l’été, ce disque barré propose des textes romantico-métaphysiques aussi profonds que fantaisistes sur des nappes disco-pop-électro hypnotiques laissant la part belle à l’expérimentation. Dans la lignée d’une Brigitte Fontaine ou d’une Yoko Ono, l’héroïne d‘Illusions perdues y laisse éclater toute son excentricité. Et son génie poétique, entre joie et mélancolie.
Rencontre l’actrice et chanteuse Jeanne Balibar
Numéro : D’où vient le titre de votre album, D’ici là tout l’été ?
Jeanne Balibar : Ça veut très clairement dire : « Profitons-en avant la catastrophe » ou « Dansons avant qu’il ne soit trop tard. » Ce n’est pas tout à fait « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » (une célèbre phrase prononcée par Jacques Chirac lors du IVe sommet de la Terre, en 2002, ndlr). Mais il y a quand même quelque chose de cet ordre-là.
D’où vient l’inspiration pour écrire vos paroles de chansons ? De personnes croisées dans la rue ou de vos expériences personnelles ?
Les deux. Il y a des histoires personnelles et d’autres, imaginées après des rencontres. La chanson Cet homme qui pleure, par exemple, est née après avoir vu un homme pleurer dans le métro. J’ai vu ce type, ce mâle alpha, verser des larmes et s’en cacher dans une rame de métro et après, j’ai complètement inventé son histoire. Quant au client qui a voulu payer une prostituée en chèque vacances, dont je parle sur le titre Macadam, c’est une scène – hilarante et surréaliste – à laquelle j’ai assistée dans la rue. Je passais dans une rue où travaillent beaucoup de prostituées, avec mon copain, et j’ai entendu la fille derrière moi, qu’on venait de dépasser, dire à une autre qui était devant moi : « Sylvie, tu prends les chèques-vacances, toi ? » Nous étions face à face avec Sylvie quand elle a répondu : « Bah non. » Du coup, cette Sylvie et moi nous sommes regardées et on a fait la même tête interloquée avec un regard qui signifiait : « Mais ça va pas, non ? » J’ai à la fois assisté et un peu participé à cette scène, par le regard. Il y a aussi sur l’album la chanson Louise Misère, basée sur une conversation que j’ai eue avec un ado qui allait au collège Louise Michel, à Clichy-sous-Bois.
Avec des titres comme L’appartement témoin, Absence ou Jtm c’est la tuile, on a l’impression que vous essayez de guérir, en musique, d’un chagrin d’amour…
Oui, il y a un côté cathartique. La chanson L’appartement témoin évoque en réalité un mélange de la souffrance que j’ai ressentie quand ma famille a éclaté et de ce que j’ai pu observer dans d’autres couples qui se séparaient. Ce n’est pas uniquement collé à ma biographie. Sinon c’est vraiment un disque qui parle de la fin d’une histoire d’amour et qui aurait pu s’appeler The end of a love affair. J’y parle de la fin de plusieurs histoires, mais surtout d’une en particulier, et peut-être même de la fin de l’amour en général. Mon meilleur ami m’a dit en entendant ces chansons qu’il s’agissait d’un disque de « sauvetage de l’amour« . Et après coup, je me suis dit que ça aurait fait un super titre. Sauf que le mot « sauvetage », c’est moche. Surtout si tu le compares à Vertige de l’amour de Bashung…
« En réalité, j’en ai vraiment rien à foutre qu’il y ait quelqu’un qui m’écrive que je suis une « vieille junkie bobo » sur Instagram. » Jeanne Balibar
Dans le morceau Les Fantômes, vous parlez de la difficulté d’écouter certains morceaux tant on les a écoutés avec un ex-petit ami. Avez-vous dû rayer certains artistes de vos playlists ?
J’ai toujours envie d’écouter des artistes comme Johnny Cash, Leonard Cohen ou Bryan Ferry, sauf qu’ils sont tellement chargés de souvenirs, que ce n’est pas évident. Johnny Cash, avec Chet Baker et Maria Callas, fait partie des voix qui m’émeuvent le plus au monde. Et Bryan Ferry et Leonard Cohen sont des chanteurs qui m’accompagnent depuis la préadolescence. Je ne vais pas cesser de les écouter parce qu’ils me rappellent des souvenirs en compagnie de quelqu’un.
Dans votre chanson June Bilobar, vous mettez en scène votre double, « décérébré et égoïste, qui, dit le texte accompagnant ce single, adhère sans réfléchir à toutes les aberrations de la société comme ouvrir plein de comptes en banque« …
Ça fait longtemps que June Bilobar existe. C’est une espèce de conne avec laquelle je m’imaginais faire des pastilles vidéo dans lesquelles elle s’extasierait sur des choses débiles et se boucherait les yeux et les oreilles sur l’état du monde. Et puis elle a débarqué sur ce disque et débarquera en concert, le temps d’une chanson.
Sur votre chanson intitulée Divabobo, vous vous amusez à jouer avec un message pas très sympathique reçu sur les réseaux sociaux : « Vous êtes une diva à la noix de coco/Une vieille junkie bobo« …
Je trouve ça très désagréable de recevoir des messages de haters. Ça ne m’arrive pas souvent, mais régulièrement je reçois des messages très agressifs, causés par mon engagement politique. En réalité, j’en ai vraiment rien à foutre qu’il y ait quelqu’un qui m’écrive que je suis une « vieille junkie bobo » sur Instagram. Mais comme les sonorités de ces mots m’amusaient, j’en ai fait une chanson. Et puis me dire à moi – qui ai toujours eu peur des substances – que je suis une junkie… c’est tellement absurde que ça m’a fait marrer.
En écoutant vos chansons, on ne sait pas si on doit rire ou pleurer…
Oui, c’était vraiment ce que je voulais faire sur ces titres parce que ça correspond à ma perception de l’existence. Disons que j’ai toujours l’impression que je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. Par ailleurs, les situations qui m’intéressent, ce sont surtout celles qui se trouvent un peu paradoxales. Pour couronner le tout, c’est vrai qu’en art, j’aime bien les œuvres, qu’elles soient petites ou longues, qui tournent autour d’une contradiction. Sinon, je trouve ça trop redondant. Il y a un peu toujours ça dans cet album… Il n’y a qu’une seule chanson, au fond, qui n’est pas contradictoire, c’est D’ici là tout l’été. Elle ne parle que de désir, d’un moment de la vie où on peut simplement profiter… sans penser.
Avant cet album, il y a eu deux autres disques : Paramour (2003) et Slalom Dame (2006)…
Il y a même eu deux albums fantômes, entre Slalom Dame et aujourd’hui, notamment un projet que j’avais improvisé toute seule avec GarageBand. C’était tellement barré et bizarre que je n’ai jamais songé à le faire éditer en disque. Mais j’ai joué quelques spectacles avec ce truc-là, en 2009 et 2010, sous le nom « Les Tronomettes » parce qu’il s’agissait de chansons que je créais avec un métronome et que je traitais avec GarageBand. J’avais écrit toutes les paroles et improvisé toutes les mélodies. J’avais même chanté l’une des ses chansons en remettant un César. Et puis après, il y a eu un autre album qui s’appelait Balibazar que j’ai enregistré avec le compositeur David Neerman, qui s’est perdu à cause la faillite d’un producteur.
Vous avez travaillé à quatre mains avec l’auteure-compositrice-interprète française Cléa Vincent sur cet album. Comment s’est passée votre rencontre ?
Philippe Katerine (l’ex-compagnon de Jeanne Balibar, avec lequel elle a chanté sur son morceau J’aime tes fesses, ndlr) qui m’avait parlé d’elle il y a quelques années, donc je connaissais son travail. Et après, c’est mon tourneur m’a parlé d’elle en me disant : « Il y a une personne avec ça matcherait tellement bien, c’est Cléa Vincent. Il faut absolument que tu la rencontres. » Notre rencontre s’est avérée fulgurante. On s’est raconté beaucoup de choses très personnelles. Après ma première rencontre avec elle, même si j’avais écrit des bribes de paroles auparavant, elle a vraiment déclenché quelque chose en moi et je me suis mise à écrire plein de textes. Ce qui prouve que j’avais quand même beaucoup de choses à dire. On n’a pas la même vision de la vie, mais nous avons des choses qui nous traversent, nous émeuvent et nous questionnent en commun. Ainsi que des goûts musicaux communs, comme Astrud Gilberto.
On retrouve aussi sur ce disque le producteur électronique Arnaud Rebotini…
Oui, il a fait un travail de coproduction avec Cléa, tandis que le mixage a été assuré à Berlin par Boris Wilsdorf qui est l’ingénieur du son du groupe Einstürzende Neubauten, que j’adore. Ces dix dernières années, j’ai vécu la moitié du temps à Berlin, alors j’aurais pu les croiser car on gravite un peu dans les mêmes scènes musicales et théâtrales. En fait, Arnaud a amené beaucoup de sons de synthés, qui jouent un rôle important dans le disque. On est allées chez lui, dans son sous-sol et Cléa a essayé des tas de synthés vintage issus de son immense collection. Elle était comme une folle (rires). Moi, j’écoutais en disant : « Oui, ça me plaît. Ça, c’est moche, ça me plaît. Ça, c’est bien pour cette chanson.«
« Après le film Barbara, je n’en pouvais plus de l’écouter. » Jeanne Balibar
Vous avez incarné une actrice qui se laisse submerger en interprétant Barbara à l’écran, dans un film du même nom, en 2017 (et remporté un César avec ce rôle) ? Barbara vous hante-t-elle encore ?
Non, après le film, j’en pouvais plus de l’écouter (rires). J’avais tellement travaillé sur sa musique, en jouant ses chansons au piano, que j’avais envie d’autre chose. En fait, on m’avait proposé plusieurs fois d’incarner Barbara dans un film, et à chaque fois, les projets ne me paraissaient pas assez bien. J’ai beaucoup écouté Barbara comme beaucoup de gens de ma génération. Je regrette juste de pas l’avoir vue au concert alors que j’aurais pu 1000 fois. Mais après, non car elle est liée à un moment particulier de ma vie. Mais il n’y a pas longtemps, lors d’une fête du 31 décembre, à la campagne, quelqu’un a mis une chanson de Barbara, Du bout des lèvres, ce qui était, je pense, une manière de me faire plaisir. Ce n’était par ailleurs pas du tout le mood musical de la soirée. Mais en même temps, ce n’était pas mal. (Elle se met à chanter, ndlr) « Regardez, dans le soir qui penche / Là-bas, ce voilier qui balance / Qu’elle est jolie sa voile blanche / Qui danse. » Ça m’a fait plaisir de la réentendre.
On vous verra bientôt au cinéma dans Le Processus de paix, Les Indésirables de Ladj Ly, Le Molière Imaginaire d’Olivier Py avec Laurent Laffite, Connemara d’Isild Le Besco, une série sur Benjamin Franklin avec Michael Douglas, Boléro d’Anne Fontaine… Vous prouvez qu’une femme peut avoir des rôles intéressants après 50 ans…
Je tiens aussi le premier rôle dans Laissez-moi, qui a été présenté au Festival de Cannes, en ouverture de la sélection ACID. J’ai beaucoup de chance de tourner dans tous ces projets en ayant la cinquantaine. Mais hélas, si on met toutes les actrices ensemble, les statistiques restent désastreuses. Et je ne suis pas sûre que ça soit vraiment en train de s’arranger.
« C’est aux pouvoirs publics d’interdire certaines choses comme d’aller chercher des acteurs dans des SUV. » Jeanne Balibar
Vous êtes quelqu’un de très engagé. Vous avez poussé plusieurs coups de gueule contre Emmanuel Macron et contre le capitalisme. Adèle Haenel s’est retirée du cinéma par choix politique. C’est quelque chose que vous pourriez faire ?
Elle a fait un acte héroïque aux César, qui nous a toutes fait réfléchir, ouvrant aux femmes de tout âge des possibilités de penser à des choses qu’on n’avait pas pu analyser auparavant. C’est un choix qui l’amènera aussi peut-être à faire des choses qui lui correspondent très fortement. Ce qu’on refuse, ça dessine à d’autres possibilités. J’espère que c’est ça qui va arriver. Non, je pourrais pas. Je ne suis pas au même endroit de ma vie. Chacun est différent. Je n’ai pas envie de subir la quadruple peine ou la quintuple peine. On a subi tout ce qu’on a subi, alors si en plus je dois m’infliger la punition de ne plus jouer, ce serait terrible pour moi. En m’interdisant de jouer, j’aurais vraiment l’impression que c’est la punition totale.
Vous vous sentez moins radicale ?
Cette attitude de tout ou rien ou de « tout noir ou tout blanc », je la comprends, mais ce n’est pas ma ligne à moi. Je me dis, de mon côté, qu’Il faut, sans relâche, demander aux pouvoirs publics de s’occuper des différents problèmes, notamment des discriminations. Je suis d’accord avec Adèle quand elle dit que l’industrie du cinéma est une industrie écocide, mais je pense que c’est aux pouvoirs publics d’interdire des trucs comme d’aller chercher des acteurs dans des SUV ou de revoir certaines choses au moment du Festival de Cannes. Cette lutte pour que les pouvoirs publics s’emparent réellement des abus peut d’ailleurs s’avérer décourageante, hélas, parce qu’on ne peut faire que de petites choses et qu’on ne gagne pas beaucoup. Mais il faut continuer à lutter…
D’ici là tout l’été (2023) de Jeanne Balibar, disponible le 9 juin 2023. Le Processus de paix (2023) d’Ilan Klipper, au cinéma le 14 juin 2023. Le Molière imaginaire (2024) d’Olivier Py, au cinéma le 14 février 2024.