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Quels monstres hantent les peintures de Max Ernst ?
Électron libre du mouvement surréaliste, le travail du sculpteur et peintre allemand Max Ernst (1891-1976) ne s’est jamais résumé à un seul style ou un seul mouvement. Il suffit en effet de parcourir l’ensemble de son œuvre, actuellement mis à l’honneur au sein d’une rétrospective à l’Hôtel de Caumont jusqu’au 8 octobre, pour le comprendre. D’un tableau à un autre, les formes se font figurées ou abstraites, les couleurs sombres ou intenses, les fonds unis ou détaillés… mais tous sont hantés par de mystérieuses créatures, leitmotivs du travail de l’artiste encore réfractaire à toute interprétation linéaire, jouant avec les contraires et les frontières entre le réel et l’illusion. Oiseau alter ego, monstres rocailleux, figures anthropomorphes… Plongée dans l’imagination foisonnante (et parfois terrifiante) de Max Ernst en trois œuvres incontournables.
Par Camille Bois-Martin.
1. Loplop, l’oiseau alter ego de Max Ernst
Tout au long de sa carrière, la figure de l’oiseau hante le pinceau de Max Ernst, qui le représente sous toutes ses formes : anthropomorphe, abstraite, littérale… Une fascination qui remonte à un difficile souvenir d’adolescent pour l’artiste dont l’oiseau de compagnie, un cacatoès, meurt en 1906, la nuit même où sa petite sœur naît. Le jeune garçon de 15 ans voit alors dans cette coïncidence un transfert d’énergie vitale, sans jamais totalement se remettre de sa perte, transformant cette douleur en une figure totémique : un alter ego symbolique auquel il s’identifie. Surnommé “Loplop”, il est omniprésent dans les peintures du début de sa carrière. Avec des pieds ou des pattes, cet oiseau apparaît notamment dans son Monument aux oiseaux (1927), formé à partir d’un amas d’ailes et de têtes jaunâtres et s’élançant dans un large ciel bleu. La figure, presque divine, semble s’être délivrée d’un socle posé sur le sol, représenté par des becs et des yeux d’oiseaux traités en aplats de rouge et de brun. De ces deux créatures émanent les énergies contraires de la vie et de la mort, l’une prenant son envol dans un mouvement interprété comme une allégorie de l’Ascension du Christ, tandis que l’autre s’enfonce dans le sol, symbolisant une Mise au tombeau… D’une manière plus intime, cette œuvre pourrait également renvoyer à la naissance de sa sœur et à la mort de son cacatoès. Ni vraiment figurative ni totalement abstraite, cette peinture rejoint les formes hallucinatoires qui sont alors légion dans le travail des surréalistes de l’époque, dont Max Ernst se rapproche durant les années 20. La figure de l’oiseau et les lignes sinueuses que le peintre s’applique ici à représenter traduisent ainsi un affranchissement des normes picturales propre au travail de l’artiste allemand, qui ne s’enfermera jamais dans seul mouvement ou un style unique, explorant au contraire de nombreux supports et techniques.
2. L’Épiphanie monstrueuse de Max Ernst
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la carrière de Max Ernst est marquée par des internements forcés de plusieurs mois, comme “étranger ennemi”, à la prison de Largentière, puis aux camps des Milles et de Loriol, dans le sud de la France, entre 1939 et 1940. Libéré une première fois grâce à l’entremise de Paul Éluard, l’artiste allemand profite de ces quelques mois de sursis pour réaliser sa toile Épiphanie, dont le titre ferait référence à la date d’achèvement du tableau, le 6 janvier 1940. Imprégnée par ce contexte sombre, cette peinture de très petit format (30 par 50 cm) déploie en son sein une multitude de détails qui, observés de loin, forment un paysage nocturne et rocailleux. Il faut ainsi s’en approcher pour découvrir un bestiaire fantastique, façonné de toutes pièces par l’imagination de Max Ernst, alors influencé par sa pratique récente de la sculpture. Initié à ce médium après un été passé aux côtés d’Alberto Giacometti en 1934, l’artiste développe en effet une esthétique très différente de son style pictural, dont les formes lisses et pleines deviennent plus figuratives que celles de ses travaux précédents. En témoigne ainsi ce petit tableau rempli de créatures monstrueuses, interprétations fantasmagoriques des personnages d’Un songe d’une nuit d’été de William Shakespeare (1594-1595), dont on retrouve Nick Bottom, un tisserand coiffé d’une tête d’âne à gauche – seule figure de la toile qui nous regarde. Max Ernst puise également dans cette comédie le décor de forêt qui, sous son pinceau, devient lunaire et pierreux. L’œuvre nous plonge dans une atmosphère nocturne angoissante qui explore l’ambivalence symbolique des paysages boisés, entre plaisir de s’y promener et sentiment de captivité provoqué par l’enchevêtrement des arbres. À l’image de ce large agrégat de figures terrifiantes que Max Ernst peint entre deux internements, telle une épiphanie picturale…
3. De la figuration à l’abstraction : les multiples visages de Max Ernst
Alors que Max Ernst avait fui l’Hexagone pour les États-Unis depuis 1941, son retour en 1953 signe également son heure de gloire, marquée par sa naturalisation française en 1958. L’année suivante, le Centre Pompidou lui consacre sa première rétrospective d’envergure en France. Lors de l’inauguration de cette mémorable exposition, il dévoile l’une de ses toiles les plus monumentales : large de deux mètres et haute de trois, Un tissu de mensonges tranche avec le reste de son œuvre. Très coloré, le tableau dégage une atmosphère presque joyeuse et ironique. Il se déploie en une constellation d’oranges et en une multitude de figures mi-animales, mi-humaines aux contours simples et rectilignes, comme représentées en filigrane. Moins figurative que ses œuvres précédentes, cette toile réunit néanmoins les personnages qui ont toujours hanté son univers : un oiseau prend son envol, des poissons cohabitent avec des formes anthropomorphes… La peinture s’inscrit également dans la dualité thématique qui anime la majeure partie de son travail : de la vie et de la mort, pour son Monument aux oiseaux, de la liberté et de la captivité pour son Épiphanie, et, ici, du mensonge et de la vérité, explicitement évoqués dans le titre. Un thème si central pour Max Ernst qu’il y puisera les notions de ses Notes pour une biographie rédigées en 1962 et intitulées, elles aussi, Tissu de vérité, tissu de mensonges. Recouverte de couches de vert, d’orange, de jaune et de bleu, cette large toile témoigne surtout de la pluralité de son travail, oscillant avec le temps entre la figuration et la quasi-abstraction qui marquera les dernières années de sa vie. Après la guerre, Max Ernst tend en effet à une simplification graphique, particulièrement visible au travers des personnages de ce tableau. Mais il ne déroge pas à sa pratique marquée par la spontanéité, représentant instinctivement les figures énigmatiques qui hantent son imagination, dans le sillon du surréalisme. Son art échappe ainsi au contrôle de la raison et se déploie, comme ici, dans un large tissu de formes quasi imperméables à toute interprétation rationnelle – que Max Ernst refusait d’ailleurs. Laissant ainsi derrière lui une œuvre aussi complexe que fascinante, peuplée de personnages mystérieux…
“Max Ernst : mondes magiques, mondes libérés”, jusqu’au 8 octobre 2023 à l’Hôtel de Caumont – Centre d’art, Aix-en-Provence.