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Minimal à la Bourse de commerce : les coulisses de l’exposition-événement
Après l’arte povera l’an passé, la Bourse de commerce célèbre un autre mouvement majeur du 20e siècle : le minimalisme. Pour Numéro art, James Meyer, grand spécialiste du courant, a interrogé Jessica Morgan, directrice de la Dia Art Foundation à New York et commissaire de cette exposition, qui réunit de nombreux chefs-d’oeuvre de la Collection Pinault et prêts d’exception. Elle nous en dévoile les coulisses et rappelle combien l’héritage du mouvement se fait aujourd’hui plus vivace que jamais.
Propos recueillis par James Meyer .

L’interview de Jessica Morgan commissaire de l’exposition “Minimal” à la Bourse de commerce
James Meyer : Vous avez identifié sept catégories pour l’organisation de l’exposition, à savoir : “Lumière”, “Mono-ha”, “Grille”, “Monochrome”, “Équilibre”, “Surface” et “Matérialisme”. Comment ces thèmes se sont-ils imposés ?
Jessica Morgan : Disons en substance qu’il ne s’agit pas d’une exposition fondée sur une perspective historique de l’art, mais plutôt qu’elle est née d’une collection privée très personnelle, celle de François Pinault. Dès le départ, il était donc tout à fait clair pour moi qu’il ne pourrait y avoir de chronologie stricte, car pour véritablement présenter la collection, nous allions devoir nous extraire de moments spécifiques sur l’échelle du temps, ou de lieux précis sur le plan géographique.
Ce ne serait pas une exposition minimaliste avec un grand M, parce que la collection se déployait dans d’autres directions, et notamment celle du Mono-ha. L’enjeu était donc de s’interroger concrètement sur les caractéristiques de ces œuvres, à ces époques et dans différentes régions du monde, et d’articuler ces catégories de façon – je l’espère – pertinente, sans réduire les oeuvres elles-mêmes, ni les artistes, et en soulevant des questions à même de refléter des préoccupations communes, que l’on se trouve au Japon, au Brésil, à Paris ou d’ailleurs à New York.
“Ce n’est une exposition minimaliste avec un grand M, parce que la collection se déploie dans d’autres directions, et notamment celle du Mono-ha.” – Jessica Morgan

Vous venez de dire que ce ne serait pas une exposition sur le minimalisme à proprement parler et, de fait, bon nombre des œuvres présentes dans l’exposition peuvent être – et ont été – qualifiées de “post-minimalistes”, terme un peu vague créé à la fin des années 1960 par le critique américain Robert Pincus-Witten, pour désigner un ensemble de possibilités formelles ouvertes par le courant du minimalisme. Dans l’exposition, beaucoup d’œuvres partagent certaines des préoccupations du minimalisme historique : son intérêt pour la “réduction”, avec l’élimination du superflu ; les qualités particulières des matériaux, exploitées et révélées ; la forme géométrique ; l’échelle somatique (façon d’adapter les dimensions de l’œuvre à celles du corps humain).
Dans le texte que vous avez rédigé pour le catalogue, vous évoquez un rejet du strict “calvinisme” de l’esthétique minimaliste : cela m’a fait sourire. La notion d’un art “minimal” est apparue d’abord pour qualifier les œuvres tridimensionnelles de Robert Morris, de Donald Judd, de Dan Flavin, de Carl Andre, d’Anne Truitt ou de Sol LeWitt, notamment. Le terme s’est ensuite étendu à la pratique picturale d’artistes comme Frank Stella, Brice Marden, Jo Baer ou Agnes Martin et, avec le temps, il a fini par désigner toutes sortes de choses : la musique sérielle (Steve Reich, Philip Glass), un certain type de littérature de fiction (Raymond Carver, Ann Beattie) et, dans les années 1990, un style d’architecture d’intérieur plutôt haut de gamme (John Pawson).
“Ce terme de ‘Minimal’ était en substance un moyen de créer, je l’espère, une forme d’écho avec le présent.” – Jessica Morgan
Désormais, le “minimalisme” renvoie carrément à un mode de vie – la tendance, surtout chez les plus jeunes, à vouloir se débarrasser de tous ces machins qui nous encombrent. Vous avez choisi d’intituler l’exposition “Minimal”. En quoi ce terme est-il pertinent en 2025 ? Comment fonctionne-t-il encore aujourd’hui dans une perspective artistique ?
Il m’a paru important de le maintenir en effet, même s’il ne s’agissait pas ici à proprement parler de minimalisme, précisément pour poser la question de ce que l’on peut trouver de particulier dans ce moment charnière des années 1960 et 1970, où tant d’artistes ont simultanément renoncé au socle pour poser l’objet sculptural directement sur le sol, ont créé des œuvres dont on pourrait dire qu’elles se situent quelque part entre peinture et sculpture, et ainsi de suite.
Et je crois que, oui, ce qui n’a jamais cessé de me fasciner, c’est cette forme d’expérience incarnée, cette façon dont l’œuvre s’est alors véritablement mise à bouger dans l’espace de celui ou de celle qui la regarde. En tentant de trouver un point de connexion qui serait peut-être plus familier aux yeux du public, ce terme de “Minimal” était en substance un moyen de créer, je l’espère, une forme d’écho avec le présent. Au cours de mes recherches, j’ai trouvé assez amusant que, pour la plupart des gens, ce mot n’ait désormais plus le moindre rapport avec l’art. Comment pouvait-on l’y ramener ? Restait-il quelque chose à exhumer ou à réintroduire dans le langage courant ?

“Minimal” est un terme auquel on a prêté d’innombrables significations. Tous les artistes que l’on a qualifiés de “minimalistes” détestaient ce mot qui, au départ, était très négativement connoté. Il disait d’une oeuvre qu’elle n’offrait pas suffisamment de contenu visuel, ou bien il contenait une note de mépris. Lorsque des artistes comme Flavin ou Andre utilisaient de façon très directe des matériaux industriels, par exemple, ou lorsque Judd et Tony Smith faisaient fabriquer leurs œuvres par des ateliers. L’adjectif “minimal” impliquait que les œuvres de ces artistes n’étaient “pas” de l’art, ou “pas assez” de l’art.
“Tous les artistes que l’on a qualifiés de “minimalistes” détestaient ce mot”. – James Meyer
Puis il est devenu le nom d’un mouvement, d’un style, dans la grande tradition avant-gardiste. “Impressionnisme”, “fauvisme” et “cubisme” étaient des termes tout aussi péjoratifs à l’origine. L’un des avantages de la structure que vous avez choisie, c’est sa non-linéarité. Les catégories sont distinctes et, pourtant, elles se superposent en partie. L’une ne succède pas à l’autre, ni dans le temps ni d’aucune autre manière. Elles sont équitables. La structure semble donc parfaitement convenir à ce bâtiment en particulier.
Ce n’est pas seulement une façon d’organiser la collection, mais aussi d’adapter sa présentation à la Bourse de commerce-Collection Pinault. Vous accordez aussi leur espace propre à certains artistes – On Kawara, Robert Ryman, Felix González-Torres et Agnes Martin. Cela tient-il à la densité du fonds Pinault pour les oeuvres de ces artistes ?
Exactement. Et aussi, bien entendu, Meg Webster, qui occupe l’atrium central, l’espace de la rotonde. François Pinault possède une collection impressionnante des œuvres de Ryman, de Martin et de Kawara, et à cela viennent s’ajouter des artistes comme Webster et Charlotte Posenenske, qui sont vraiment des apports de ma part, et sur lesquels nous avons beaucoup travaillé à Dia (prêteur par ailleurs d’oeuvres pour l’exposition).

Une question ici sur les catégories que vous avez conçues. J’ai été tout particulièrement frappé par “Équilibre”. Certains des thèmes que vous avez choisis, comme “Grille” ou “Monochrome”, ont fait l’objet d’une abondante littérature. Pour “Équilibre”, c’est nettement moins évident, moins attendu. Comment cette catégorie vous est-elle venue ?
Je vous répondrais en toute honnêteté que c’est venu avant tout des œuvres elles-mêmes : nombre ont un lien tangible avec la gravité, l’équilibre, avec quelque chose qui s’avère souvent assez précaire. Et cela provoque une réaction physique – Oh, est-ce que ça va basculer ? Est-ce que ça va tomber ? Comment vais-je en faire le tour ?
“Nombre d’œuvres exposées ont un lien tangible avec la gravité, l’équilibre, avec quelque chose qui s’avère souvent assez précaire.” – Jessica Morgan
Cela m’apparaissait comme une circonstance partagée par énormément de ces œuvres avec lesquelles jouer, qu’il s’agisse de démontrer le poids d’un matériau, de renvoyer à un processus industriel, ou d’ailleurs à un processus plus traditionnel – en tout cas, de faire intervenir le poids des choses, ou de réfléchir au dialogue entre la forme, la matérialité et l’espace lui-même. J’ai été frappée que, d’une façon ou d’une autre, tant d’artistes aient choisi d’explorer ces mêmes thèmes.
La dernière catégorie est “Matérialisme”, qui comporte des oeuvres de Hans Haacke, Maren Hassinger, Walter De Maria, Dorothea Rockburne, Nobuo Sekine, Michelle Stuart, Kishio Suga, Jackie Winsor et Iannis Xenakis. L’intérêt pour les matériaux et la matérialité est une préoccupation commune de tous les artistes présentés dans Minimal. Qu’est-ce qui rend les pratiques présentées dans cette section plus singulièrement “matérialistes” ?

Photo : Nicolas Brasseur / Pinault Collection.

Vue de l’exposition “Lygia Pape. Tisser l’espace”, Bourse de commerce – Pinault Collection, Paris, 2025. © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier. Photo : Nicolas Brasseur / Pinault Collection.
“Ce qui m’intéressait, c’était l’histoire parallèle du land art.” – Jessica Morgan
Ce qui m’intéressait, c’était l’histoire parallèle du land art, qu’il est impossible de faire entrer physiquement dans l’espace de la galerie, même s’il y a ici une tentative d’aller dans ce sens avec l’œuvre de Meg Webster, une sorte de “land art intérieur” dans la rotonde. Mais j’ai vu chez ces artistes-là une forme de continuité avec cette réflexion, ou peut-être de perturbation de ce récit, que ce soit à travers l’utilisation de la ficelle et du bois chez Jackie Winsor, avec la volonté de créer davantage de géométrie à partir de quelque chose de naturel, ou encore la dimension d’immatérialité du matérialisme dans le travail de Haacke, représenté ici par une boîte à condensation, ou dans la barre d’énergie de Walter De Maria – l’énergie est invisible, mais on sait qu’elle est là.
L’enjeu, c’est en somme chose d’assez abstrait, sensible, et même doté d’un côté presque zen – une réflexion sur la façon dont les artistes ont su jouer avec les qualités élémentaires des matériaux, sur lesquels ils travaillaient, pour produire quelque chose qui, là aussi, fait référence à la nature, mais s’oriente évidemment dans une tout autre direction.

Vue de l’exposition “Minimal”, Bourse de commerce – Pinault Collection, Paris, 2025. © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier. Photo : Nicolas Brasseur / Pinault Collection.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur le projet de Meg Webster pour la rotonde ?
Ah, son travail occupe un espace très intéressant ! La fresque peinte au plafond de la Bourse constitue en définitive une exploration complexe des pratiques coloniales d’exploitation des ressources. Je suis donc très heureuse que le travail de Meg – des installations à grande échelle, employant des matériaux disponibles localement (terre jaune de Commelle, en Isère, terre rouge du Royans près de Valence, sel marin de Camargue, cire d’abeille, brindilles et flore locales) – adopte à cet égard une approche totalement différente.
Son œuvre illustre parfaitement la prise de position écologique qu’elle défend depuis des décennies maintenant, et qui était très en avance sur son époque, mais elle est aussi une contribution majeure à l’art de cette même époque, avec ces extraordinaires formes géométriques. Je crois qu’ici, la présence de Meg porte aussi un enjeu politique important. Cela nous ramène, je crois, à l’une de vos premières questions : lorsqu’on pense art minimal, est-ce qu’on pense nécessairement à l’acier ? Au bronze ? Faut-il penser à des matériaux industriels ? Or voilà qu’ici, Meg vient justement créer ces formes minimales, percutantes et chargées de sens, mais entièrement à partir de matériaux naturels.
“Minimal”, exposition du 8 octobre 2025 au 19 janvier 2026 à la Bourse de commerce – Pinault Collection, Paris Ier.