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Robert Ryman au musée de l’Orangerie : la rétrospective d’un peintre de la lumière
À l’affiche d’une grande rétrospective au musée de l’Orangerie jusqu’au 13 juillet, le peintre américain Robert Ryman s’est employé toute sa vie à faire émerger la lumière dans ses tableaux blancs de formats invariablement carrés. Un travail sensuel, plus que conceptuel.
Par Éric Troncy.
La grande rétrospective Robert Ryman au musée de l’Orangerie
“Trop de couleurs distrait le spectateur.” La célèbre phrase du cinéaste Jacques Tati résonne sans doute aux oreilles des amateurs de l’œuvre du peintre Robert Ryman, auquel le musée de l’Orangerie consacrera une rétrospective à partir du mois de mars 2024. Et pour cause, cet artiste américain, né en 1930 à Nashville, et qui disparut en 2019, a construit une œuvre picturale non figurative entièrement consacrée à l’exploration de la couleur blanche sur des formats invariablement carrés. C’est un pari ambitieux pour ce musée, à l’heure où le marché de l’art se délecte de peinture figurative haute en couleur. Mais le rôle des musées n’est pas nécessairement d’aller dans le sens du vent, et l’on peut entendre ce choix comme une volonté de revenir aux sources de la peinture et de ses mécanismes – et de remettre la période actuelle en perspective. En vérifiant, d’une part, qu’une œuvre monochrome, blanche a fortiori, n’est pas une œuvre monotone, et, d’autre part, que sans la distraction d’un trop-plein de couleurs, c’est la sensualité de la peinture qui s’exprime.
Des concerts de jazz au MoMA : l’itinéraire d’un artiste
Rien ne s’est passé comme prévu lorsqu’il est arrivé à New York, à 22 ans. Le jeune Robert Ryman, musicien de jazz, avait commencé la musique à 18 ans, et après son service militaire il était parti à New York justement pour y fréquenter la scène jazz alors en pleine effervescence. Le soir, il jouait dans les bars et, durant le jour, parcourait la ville de long en large : “J’ai passé beaucoup de temps juste à contempler et pour ainsi dire à ressentir la ville : Time Square, le ferry de Staten Island, je veux dire tout ce qui était à portée de main1.” Il y découvrit, entre autres, les musées où pour la première fois il vit des peintures.
Accessoirement, il y obtint un job alimentaire et devint gardien au MoMA de New York. Il y resta sept ans ! Entre-temps, il eut l’occasion d’y rencontrer d’autres jeunes gens qui, comme lui, bénéficièrent de la politique du MoMA qui favorisait l’embauche d’aspirants artistes pour la librairie, le gardiennage ou la vente des billets : Dan Flavin, Sol Lewitt… Il ne fallut pas plus d’un an à Ryman pour prendre, en 1953, la décision de se consacrer à la peinture. “Il y eut quelque chose d’assez émouvant à tout abandonner pour choisir la peinture”, se souvint-il plus tard. Au MoMA, il pouvait aussi fréquenter la bibliothèque : “C’était un autre avantage”, confie celui qui n’avait jamais suivi l’enseignement d’aucune école d’art. Le fait est assez singulier pour que, lorqu’il s’éteignit il y a cinq ans, sa nécrologie dans le New York Times indiquait : “M. Ryman était peut-être particulièrement américain en ce qu’il était un autodidacte n’ayant jamais suivi un seul cours d’art. Son éducation artistique a juste consisté en sept années passées comme gardien au MoMA.”
Peut-être parce qu’il n’avait jamais eu de professeur, il explique avoir, dès ses débuts, travaillé de manière empirique. Il choisit le format carré sur la base d’une intuition – mais n’anticipa pas pour autant le format carré des posts Instagram : “Presque depuis le début, j’ai travaillé sur des carrés. Je ne pourrais dire pourquoi si ce n’est que j’aime les côtés égaux.” Ailleurs, il expliqua avoir voulu éviter toute similarité du format rectangulaire avec celui d’une porte. Peut-être comprit-il inconsciemment que le carré offrait un contrepoint singulier aux formats usuels de l’expressionnisme abstrait, alors à la pointe de l’avant-garde, et ses tableaux rectangulaires de taille spectaculaire qui rivalisaient avec le format des écrans de cinéma.
La découverte du blanc, leitmotiv de sa peinture
Il choisit la couleur blanche pareillement, de manière intuitive, et réfléchit plus tard aux raisons de ce choix qui s’était imposé à lui plus qu’il ne le décida réellement. En 1986, il déclara au magazine ARTnews : “Il n’a jamais été dans mes intentions de faire des peintures blanches. Le blanc était juste un moyen de mettre en relief d’autres éléments. Le blanc permet de rendre visibles les choses qui l’entourent.” Mais, à un autre moment, il précisa aussi : “C’était important que [la peinture] ait un lien immédiat avec le mur parce qu’elle n’était pas la représentation de quelque chose. Je voulais donc que [la peinture] et le mur aillent ensemble. Qu’ils forment un tout2.” Une peinture blanche capable, en somme, de faire corps avec les murs blancs de l’espace d’exposition, de feindre avec ces murs un accord tacite et raisonné, pour justement faire ressentir la différence entre le blanc et le blanc.
Le blanc était juste un moyen de mettre en relief d’autres éléments. Le blanc permet de rendre visibles les choses qui l’entourent.” – Robert Ryman.
L’historien Michel Pastoureau, spécialiste de l’histoire culturelle des couleurs, l’explique dans son ouvrage consacré à la couleur blanche : “Une couleur ne vient jamais seule. Elle ne prend son sens, elle ne ‘fonctionne’ pleinement, du point de vue social, lexical, artistique ou symbolique, que pour autant qu’elle est associée ou opposée à une ou plusieurs autres couleurs. Par là même, il est impossible de l’envisager isolément. Parler du blanc, c’est nécessairement être conduit à parler du noir, du rouge, du bleu et même du vert et du jaune.” C’est ainsi que s’entend le blanc chez Robert Ryman dont les tableaux sont souvent composés avec une couleur, le blanc venant ensuite recouvrir et masquer cette couleur : on en perçoit cependant la vibration, et le blanc, plus qu’une couleur, devient à lui seul toute une palette colorée. De même, à l’occasion, la toile n’est pas entièrement recouverte, laissant apparaître un pourtour de toile brute, et les tableaux sont parfois exécutés sur aluminium, ou bien encore sur toile, mais maintenus à distance du mur par de petites pattes en métal ou par des cubes en bois, bref, elle expose son “anatomie”, comme l’expliquait Paul Klee dans sa Théorie de l’art moderne en 1924 : “Le tableau a lui aussi un squelette, des muscles, une peau.”
Une œuvre traversée par la lumière
Travailler de manière empirique ne signifie pas pour autant s’en remettre au hasard, et, au fil du temps, Ryman développa une véritable expertise. Il n’y a rien d’accidentel dans ses tableaux : “Ce n’est pas du hasard. Je suis parfaitement conscient de ce que la peinture va donner. Je sais comment la peinture va réagir à la surface parce que je la connais, je l’ai testée, je l’ai préparée. C’est plus une histoire d’intuition que de hasard. C’est difficile à expliquer. Cela doit être un ressenti direct et une approche évidente. Cela ne passe pas par un griffonnage.”
Le réel objet de la peinture est le plaisir.” – Robert Ryman.
Il faut en effet une certaine expertise pour faire apparaître la lumière plutôt que de la représenter. C’est ce qui se passe face à une toile de Ryman. Une fois le squelette de la peinture examiné et dépassé, il faut s’abandonner à la contemplation de la lumière qui émane du tableau, semble surgir des sous-couches ou de l’écart entre les touches de peinture. À ce titre, les commissaires de l’exposition du musée de l’Orangerie, Claire Bernardi et Guillaume Fabius, eurent l’idée – lumineuse elle aussi – d’exposer 47 œuvres de Robert Ryman accompagnées de trois peintures de Claude Monet prêtées par le musée d’Orsay : trois versions de ses exceptionnelles Cathédrale de Rouen. Les commissaires expliquent : “Ryman, qui refusait la notion d’influence ou l’idée d’exposer en dialogue avec un autre artiste, s’inscrit pourtant dans l’histoire de la peinture, en interrogeant chacun de ses aspects et de ses fondements.”
Monet – dont le musée de l’Orangerie abrite par ailleurs un exceptionnel ensemble de huit toiles monumentales de la série des Nymphéas qu’André Masson qualifia en 1952 de “Sixtine de l’impressionnisme” – réalisa en effet entre 1892 et 1894 plus d’une trentaine de tableaux prenant pour prétexte la façade de la cathédrale de Rouen, s’attachant en vérité à capter les variations de la lumière sur cette façade. Geste qui fait écho à la conviction de Ryman : “La question n’est jamais quoi peindre, mais seulement comment peindre.”
Le critique Adrian Searle rappelle que Ryman décrivit un jour la sensation après laquelle, depuis le début de son activité, il courait lorsqu’il peignait : une expérience douce et tranquille. “Cela doit avoir l’air facile. Ce sentiment que voilà, tout est là”, avait dit Ryman, dont la conviction profonde était sans appel : “Le réel objet de la peinture est le plaisir.”
“Robert Ryman. Le regard en acte”, exposition du 6 mars au 1er juillet 2024 au musée de l’Orangerie, Paris 1er.
1. Entretiens avec Robert Ryman menés entre le 13 octobre et le 7 novembre 1972 par Paul Cummings, Archives of American Art, Smithsonian Institution.
2. Citation tirée du livre Robert Ryman – Used Paint (2009) de Suzanne P. Hudson.