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Numéro
09 Rencontre avec Pusha T

Rencontre avec Pusha T

MUSIQUE

À 38 ans, la star du rap Pusha T a déjà vécu plusieurs vies… Un succès éphémère au sein du groupe Clipse, avec l’aide des influents producteurs Neptunes, ses voisins d’enfance, puis les affres d’une séparation, et une renaissance en solo grâce à Kanye West. Influencé par les événements de Baltimore, son deuxième album très attendu, King Push, confirme la singulière gravité du rappeur.

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Pusha T par Van Sarki

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“Fleurs funèbres, toutes les 26 heures déposées sur les nôtres. Nés pour protéger et servir, mais qui avait vraiment le pouvoir ?” Pusha T récite ses vers en détachant les syllabes, avec précision et passion. Il traverse le pont qui relie Brooklyn à Manhattan dans un SUV noir, mais son esprit est à des centaines de kilomètres de là. Il pense à des immeubles en feu à Baltimore. Et il poursuit : “Manifester, ce n’est pas pour moi. Ce serait comme trendre l’autre joue.” Il rappe, sa voix monte suivant des rythmes qui renvoient l’écho de Malcolm X. “Pourquoi mettent-ils ta patience à l’épreuve ? Ils ne font qu’éprouver mon influence.” Ce sont les paroles de Sunshine, un morceau du deuxième album solo de la star du rap, intitulé King Push, qui doit sortir bientôt. Il les a écrites après avoir vu des habitants de Baltimore se rebeller au printemps, en réaction au meurtre par des policiers d’un jeune Noir, Freddie Gray, et aux décennies de racisme systématique qui ont mené à cet événement. Tandis que le président Obama désapprouvait les protestataires qui avaient envahi les rues, lançant des pierres et allumant des feux, Pusha T s’est reconnu dans leur colère. “Je crois que l’Amérique n’a pas compris à quel point les jeunes hommes noirs sont révoltés. Ils n’en peuvent plus d’être persécutés. Cela concerne toute la jeune génération. Ils vont agir et les choses risquent d’empirer.” 

 

Les mouvements politiques radicalisés sont un nouveau thème pour Pusha T, mais ses seize ans de carrière ont prouvé que peu de rappeurs savaient aussi bien que lui susciter l’indignation. À partir de la fin des années 90, il s’est fait connaître comme le membre le plus fort en gueule et le plus frondeur de Clipse, le duo de rap très respecté qu’il avait formé en Virginie avec son frère Gene (connu à l’époque sous le nom de Malice). “Mon frère est de cinq ans mon aîné et il est plus sage”, déclare Pusha T, Terrence Thornton de son vrai nom.“ Il a toujours été la voix de la raison. Moi, j’étais le provocateur.” Leur association a produit trois albums remarqués qui parlent surtout de l’excitation et des risques qu’il y a à vendre de la cocaïne. De nombreux artistes avaient déjà exalté ce mode de vie, mais personne ne l’avait décrit avec une telle profondeur. Il y a environ trois ans, son frère a rencontré Dieu, a changé son nom de scène en No Malice et a quitté le groupe, au grand dam de Pusha T. “Jamais je n’aurais fait ça”, assène-t-il, encore un peu meurtri par cette séparation. Les frères Thornton sont restés proches et se parlent au téléphone chaque matin. L’an dernier, la presse s’est fait l’écho d’un projet de reformation du duo. Néanmoins Pusha T affirme que Clipse est bel et bien mort. “Je ne nous vois pas retourner ensemble en studio pour faire de la musique, dit-il. J’adorerais ça, bien sûr, mais on a pris des routes tellement divergentes que c’est impossible.”

 

En attendant, Pusha T a bâti une incroyable carrière solo, en commençant par l’album My Name Is My Name, sorti en 2013. Bien que la séparation l’ait attristé, elle l’a aussi poussé en avant. Il reconnaît que l’arrêt de Clipse l’a forcé à évoluer vers de nouveaux thèmes et vers un son plus charpenté. “Mon frère était pour moi une béquille. C’était Clipse ou rien, confie-t-il. Maintenant qu’il n’est plus dans les parages, je fonctionne différemment.” Dans cette nouvelle voie, il a eu un puissant mécène en la personne de Kanye West, qui l’a signé sur son label G.O.O.D. Music en 2010, supervisant, en tant que producteur exécutif, les albums My Name Is My Name et King Push. Pusha T parle de Kanye West comme un historien de l’art évoquerait Michel-Ange contemplant un bloc de marbre toscan jusqu’à ce qu’il y voie David. “Kanye sculpte les choses, affirme-t-il. Il suffit de lui donner une once d’excellence et il en fera des merveilles.

 

Le SUV s’arrête devant Cipriani, un resto italien chic de Manhattan. Pusha entre. D’une élégance décontractée, il arbore un pull imprimé de couleurs vives Play Cloths, sa propre ligne, un jean Saint Laurent Paris déchiré et des Adidas King Push blanches aux pieds. Les regards convergent vers la table d’à côté quand Pusha T et son entourage repèrent Katy Perry et le producteur hollywoodien Harvey Weinstein, en pleine discussion. Cet univers glamour est à des annéeslumière de Virginia Beach, la ville où résident les Thornton, en Virginie : “L’endroit d’où je viens d’un endroit qui n’est pas une mine de stars”, déclare Pusha T. Parmi les plus vieux souvenirs qu’il en garde : celui de son frère qu’il regardait alors rapper avec des amis, en pensant que ça ne mènerait nulle part. “Quand nous nous disputions, je jetais le carnet à la poubelle où il notait ses idées de rap en lui criant : ‘Pourquoi tu fais du rap? C’est pour les gens à la télé.’

 

En fait, leur quartier était une formidable pépinière de talents musicaux. Timbaland ainsi que Pharrell Williams et Chad Hugo, les futurs Neptunes, tous adolescents à l’époque, étaient destinés à devenir trois des producteurs les plus brillants et les plus influents dans l’histoire de la musique populaire. Ils vivaient non loin les uns des autres. Quand il était à l’école primaire, Pusha T allait à vélo chez les parents de Timbaland, et il attendait là pendant que son frère faisait de la musique. Quelques années plus tard, Pusha T s’est mis à rapper aussi lors de séances informelles avec son frère et Pharrell Williams, mêlant sa passion de toujours pour le style direct et déclaratif de Run-DMC à des jeux de mots élaborés, inspirés de Rakim et d’André 3000. “À ce moment-là, j’allais tous les jours au studio, dit-il. “Je n’ai pas complètement abandonné l’école, mais on séchait tous des cours.

 

À la fin des années 90, les Neptunes ont réussi à décrocher un contrat d’enregistrement pour les Clipse, avec un grand label. Ils ont sorti un single, The Funeral, en 1999, un hommage stoïque à plusieurs amis morts jeunes. Puis le contrat a été rompu. Pusha T et Malice ont travaillé dur et ils sont revenus en 2002 avec Grindin’, le succès qui les a révélés. Sur un beat minimaliste révolutionnaire des Neptunes, ils ont trouvé un son qui a plu aux toxicos des quartiers pauvres comme aux fans de rap des banlieues bourgeoises. Puis s’est déroulé l’un des plus tristement célèbres cauchemars de l’industrie musicale moderne : leur superbe deuxième album, Hell Hath No Fury, est resté dans un tiroir pendant quatre interminables années, bloqué par des complications contractuelles. “C’était terriblement frustrant, se souvient-il. Des amis me disaient : ‘J’avais oublié que tu faisais encore du rap.’” Hell Hath No Fury, acclamé par la critique à sa sortie en 2006, n’a pas marché commercialement. Des tensions sont apparues quand, en avril 2009, une opération fédérale antidrogue a pris au piège de nombreux proches de Clipse. La même année, les deux frères se sont séparés après la sortie de leur troisième et dernier album. Leur ancien manager, Anthony Gonzalez, a finalement écopé de 32 ans de prison pour avoir dirigé un trafic de cocaïne et de marijuana de vingt millions de dollars. Aujourd’hui, tous ceux qui ont commencé avec moi dans la musique sont en prison”, constate Pusha T.

 

Ces dernières années, il s’est rapproché de Tony Lewis Jr., un militant pour la réforme des prisons dont le père fut le bras droit du fameux baron du crack de Washington, Rayful Edmond. Leur amitié a influencé le morceau Coming Home sur King Push, où Pusha T rappe avec une rare honnêteté sur le défi qui se pose aux anciens dealers libérés après des dizaines d’années passées derrière les barreaux. “Je n’entends pas les autres rappeurs parler des hauts et des bas, confie-t-il. Ils ne parlent pas de ce qui a été perdu.” Dans le nouvel album, le sentiment de perte est encore plus présent sur Santeria, né du chagrin et de la colère que Pusha T a ressentis quand son directeur de tournée, De’Von Pickett, a été poignardé à mort devant un bar de Philadelphie, en février dernier. “C’était un chrétien pratiquant, très humble, dit-il de Pickett qui travaillait étroitement avec les artistes, notamment Nicki Minaj. “Je suis habitué à la mort, mais j’aime que les choses aient un sens. Un acte de violence gratuite contre une personne qui n’appartient pas à ce monde-là, je ne l’accepte pas. Ça me fait vraiment mal.” Il sent que ce drame l’a changé, peut-être pour toujours. “L’année a été dure pour moi”, dit-il d’une voix calme. “Je crois qu’en grandissant, je suis devenu insensible à tout ce qui est mal. La mort, les drogues… je n’y réfléchissais pas vraiment. Maintenant, j’ai été ‘ressensibilisé’. Maintenant, les choses me touchent.

 

À 38 ans, Pusha T a passé plus de la moitié de sa vie en tant que rappeur professionnel. Réaliste sur sa place dans l’industrie musicale, comme la plupart des artistes aujourd’hui, il sait qu’il ne peut pas compter sur les ventes de ses albums pour s’en sortir. “Je ne vends pas tous mes disques, dit-il. Je suis vraiment obligé de faire des tournées.” Mais il est fier de son travail sur King Push, et il n’a pas peur d’en parler comme du meilleur album de rap de l’année. “Le plus gros défi pour moi depuis la fin de Clipse, c’est de combler le vide qu’a laissé mon frère. J’ai fait de mon mieux sur My Name Is My Name, et je crois que King Push est réussi. Les gens vont se rendre compte que j’ai encore beaucoup de choses à dire.” Avant d’ajouter : “Je suis le dernier super-héros du rap.

 

King Push de Pusha T (Def Jam Recordings). Disponible prochainement.