Comment 3 jeunes labels ont préparé la première Fashion Week digitale
Du 6 au 13 juillet derniers se tenait la toute première Fashion Week parisienne 100% digitale pour les nouvelles saisons de la haute couture et du prêt-à-porter homme. Une réponse inédite à une situation non moins inattendue qui a contraint les créateurs et les maisons à laisser de côté les défilés avec public pour présenter leurs collections en photos, vidéos ou encore expériences 3D. Quelques temps avant le coup d'envoi de cet événement, Numéro s'est entretenu avec les créateurs de trois jeunes labels afin d'évoquer la préparation de cette saison particulière : Boramy Viguier, Botter et Études.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
La nouvelle est tombée le 21 avril. Ce jour-là, le British Fashion Council annonçait officiellement la tenue de la première Fashion Week intégralement digitale au mois de juin, en raison de la crise sanitaire. Quelques jours plus tard, c’était au tour de Milan puis enfin de Paris de révéler que les défilés de leurs prochaines saisons se tiendraient également intégralement en ligne. Si les défilés numériques sont loin d'être une première, c'est toutefois la première fois qu'une saison entière se prive d'événements physiques ouverts au public. Suite à ces annonces, les créateurs et les maisons ont redoublé d'ingéniosité afin de présenter leurs collections de manière originale : courts-métrages poétiques, expériences 3D, défilés dans les rues... En amont de cette saison inhabituelle, Numéro s'est entretenu avec les créateurs de trois jeunes labels présentant leurs collections dans le calendrier officiel de la Fashion Week homme parisienne : Boramy Viguier pour son label homonyme, Rushemy Botter et Lisi Herrebrugh pour Botter et Aurélien Arbet, Jérémie Egry et José Lamali pour le collectif Études. Tous confient leurs réflexions et leurs doutes face à cette période toute particulière amenant avec elle un grand nombre des situations inédites, mais aussi leurs espoirs et leurs souhaits pour la mode de demain.
Numéro : Comment vous et votre label avez-vous vécu le confinement, et comment vous portez-vous depuis ?
Boramy Viguier : Je suis un privilégié, je n'ai pas été malade ni mes proches. J'ai décidé de travailler comme à mon habitude mais sans équipe ni fournisseur. Finalement, c’est une expérience bénéfique qui nous force à travailler et aller chercher nos tissus selon une nécessité. Et cette nécessité, c’est ce qu'il y a de plus inspirant. Donc tout va bien.
Études : Ce fut une période assez difficile puisque loin de notre studio et de nos équipes. Nous étions impatients de pouvoir recevoir notre collection et de pouvoir présenter cela autrement.
Botter : Ce sont des temps incertains, des temps pendant lesquels nous nous sommes trouvés hors de notre zone de confort et nous adorons ça. Des périodes comme celle-là se nourrissent de la créativité et du story-telling, car c’est un moment où les règles établies ne peuvent plus s’appliquer et amènent les petits labels à proposer de nouvelles visions. Nous avons de la chance que nos proches se portent bien, ce qui nous permet de nous concentrer sur ce que nous sentons a besoin d’être dit.
“Je suis pas tout à fait d'accord avec les gens qui pensent qu’il y aura un après Covid-19 et que rien ne sera plus comme avant” – Boramy Viguier
Cette période a vu naître de nombreuses initiatives inattendues mais aussi de nouvelles manières de créer. Avez-vous pensé à de nouveaux projets réalisés exclusivement par et pour les supports numériques ?
Boramy Viguier : J'ai repensé toute ma manière de travailler. Ce type de situation nous montre à quel point on est dépendant du numérique. Je suis pas tout à fait d'accord avec les gens qui pensent qu’il y aura un après Covid-19 et que rien ne sera plus comme avant, car si il y a une part de vrai là dedans je pense que la suite va surtout dynamiser un système qui existait déjà. On a du mal à imaginer que les défilés, les présentations, les backstages et les showrooms (où on peut toucher, regarder les vêtements bouger) ne vont pas être troqués pour plus de présentations en visioconférence, plus de mails et plus de réseaux sociaux. C'est un peu triste mais c'est comme ça.
Études : En plein confinement, et en l'espace de quelques jours nous avons lancé l’initiative YES FUTURE, une vente de tirages de photographies réunissant 138 photographes grâce à laquelle nous avons pu récolter 130 000 euros pour la Fondation de France. Ce fut un réel succès et l'engouement autour de cette initiative nous a permis d'envisager notre rythme autrement et de revoir notre façon de créer et diffuser des projets.
Botter : Nous nous voyons comme une éponge qui absorbe ce qui se passe autour de nous. Nous avons pris le temps de nous isoler et de vraiment nous regrouper ensemble, sur ce qui était vraiment important et ce qui nous semblait le plus pertinent. Nous avons décidé très tôt que nous passerions par le digital, nous en avions l’idée depuis longtemps et c’était l’occasion d’en faire un projet principal. Nous souhaitions faire vivre un personnage très personnel que Rushemy [Botter] développe depuis qu’il a commencé à dessiner. Une “muse Botter”, une personnalité accessible à tout le monde.
L'expérience physique du défilé ou du showroom fait partie intégrante de l'écosystème de la mode, bien que la vente en ligne soit complètement rentrée dans les habitudes de chacun. Avez-vous imaginé des moyens de pallier à cette absence ?
Boramy Viguier : Je suis sûr que les défilés et les showrooms ne disparaîtront jamais. Et c'est tant mieux. C'est une grande tradition, surtout à Paris, qu’il faut préserver. Le digital n'a pas d’âme et n'a pas réponse à tout. Pour acheter le nouveau tee-shirt cool avec le nouveau imprimé cool il n'y a pas de problème, mais je pense que pour la mode qui entend se réinventer, transformer les techniques, ce n'est pas compatible. C'est parce que le monde va devenir encore plus digital qu'il ne l’était que le challenge du designer est de soumettre un style plus artisanal et plus local, moins universel, moins global, moins pop et plus mystique dans un sens, plus agressif.
Études : Cela faisait déjà plusieurs saisons que nous souhaitions adopter une autre approche pour présenter nos collections. C'est par la force des choses que cela c'est mis en place, mais nous avons appréhendé cela avec enthousiasme et excitation. Nous avons même ouvert notre showroom pour quelques acheteurs ou des journalistes basés à Paris et pour des rendez vous digitaux via Zoom.
Botter : L’exclusivité n’est pas le meilleur état d’esprit à avoir, mais nous souhaitons évidemment maintenir l’aspect tactile de notre business en vie. Car à la fin, vous allez poser les vêtements contre votre peau, donc vous avez besoin de sentir ce côté personnel. Mais pour cette Fashion Week, nous avons décidé de ne pas penser à être exclusif : la beauté de cette situation est qu’elle nous permet de nous adresser au client directement. Tout le monde était au premier rang cette saison.
“Tout le monde était au premier rang cette saison.” – Botter
Comment envisagez-vous cette première fashion week 100% digitale ?
Boramy Viguier : Avec fatigue. Cela demande beaucoup de travail car il faut finir les pièces très en avance, tout photogapher à 360 degrés sans manquer un seul détail puis retoucher… C'est long et en plus, ce n'est pas très drôle. Il ne faut pas que la mode devienne comme ça. J'ai des doutes mais j'espère que ca sera la dernière Fashion Week 100% digitale.
Études : Nous avons ouvert la fashion week digitale en diffusant deux supports qui ont pour but de se compléter. Une vidéo tournée dans le 20e arrondissement de Paris par Grégoire Dyer avec une bande son de Pierre Rousseau. La vidéo suit pendant une dizaine de minutes des garçons et des filles qui marchent dans les rues proches de notre studio et de là où nous vivons. On y découvre aussi, à certains coins de rues, des amis d’Études. En parallèle nous avons shooté un lookbook avec le photographe américain Roe Ethridge, qui signe également la collaboration d'artiste de la saison. Il était dans son studio New Yorkais quand nous étions en studio ici à Paris. Cela a amené une nouvelle façon de shooter pleine de surprises pour un résultat visuel qui allie des images des looks de la saison composés avec la styliste Georgia Pendlebury avec des photographies de Roe Ethridge, le tout dans une mise en page graphique où les images dialoguent entre elles.
Botter : Nous l’envisageons comme une histoire à raconter et une valeur ajoutée à la narration de Botter, en l’approchant d’un point de vue plus global que seulement digital. Nous avons travaillé sur un personnage digital qui porte les vêtements et présente les silhouettes de manière ludique. Pour cela, nous sommes revenus à notre premier contact avec l’ère digitale : les jeux vidéos, et notamment le moment où avant de jouer, on choisit la tenue de notre personnage, ce que nous adorons. À cet instant, on peut être la personne que l’on veut être et c’est là toute la beauté de ce que l’on fait. Parallèlement, nous présentons aussi une vidéo pensée comme une lettre ouverte au monde.
“Le fonctionnement de la mode dans son ensemble doit évoluer et nous souhaitons faire partie de ces changements.” – Études
En tant que jeune créateur ou collectif, vous avez lancé votre label en étant tout à fait conscient des problématiques éthiques et écologiques qui animent l'industrie de la mode aujourd’hui. Considérez-vous cela comme un atout face à des labels plus établies dans la situation si inédite que nous vivons ?
Boramy Viguier : C’est comme les entrepreneurs qui sont nés avec internet : c'est un atout, surtout lorsque l’on veut fonder Facebook ou Instagram. Ma génération sait qu'il y a de grands enjeux écologiques, mais je ne suis pas certain qu'elle ait encore pris conscience des causes réelles de ces problématiques ou qu'elle assume réellement sa responsabilité. Je m’inclus dans cette considération. On est encore au stade où on se révolte contre réchauffement climatique avec un iPhone dans la main, en voyageant deux semaines à l'autre bout du monde pour aller bronzer. On est dans l'instant pur et on consomme ainsi, on achète toujours le produit du moment.
Études : La taille de notre marque nous permet d'être plus réactifs et de faire des choix plus ambitieux. Cette saison, la quasi totalité de nos tissus sont recyclés ou conçus dans le respect de l'environnement.
Plusieurs grandes maisons ont récemment annoncé sortir, temporairement ou de façon permanente, du calendrier officiel de la mode. En tant que jeune créateur, que pensez-vous de ces décisions ? La période actuelle vous a-t-elle incité à changer votre organisation, votre mode de production, votre rythme à l’avenir ?
Boramy Viguier : Les maisons font ce qu'elles veulent et elles savent ce qu'elles font, mais j'ai encore envie de regarder des shows Prada, Margiela, Rick Owens, Comme des Garçons ou Craig Green. J'aime bien quand les designers créent une expérience physique dans un vrai lieu, avec des mannequins réels et les vêtements qui bougent. Si les photographies de ce genre d'évènement me conviennent, j’aime bien me dire que ça a eu lieu avec un public.
Études : Nous avons fait plusieurs ajustements et sommes très attentifs au rythme des collections. Il est certain que la situation de ces derniers mois n'a fait qu’accélérer ce qui était déjà en marche. Cela a marqué les esprits de façon plus directe et globale. Le fonctionnement de la mode dans son ensemble doit évoluer et nous souhaitons faire partie de ces changements.
Bottter : Pour sûr, nous devons être réalistes. Les règles d’avant ne fonctionnent plus aujourd’hui. La beauté de Nina Ricci [dont Rushemy Botter et Lisi Herrebrugh sont directeurs artistiques depuis 2018] est que, bien que ce soit une maison belle et respectée, elle est toujours très flexible. Donc nous explorons encore de nouveaux chemins.
“Nous devons être réalistes : les règles d’avant ne fonctionnent plus aujourd’hui.” – Botter
Suite à ce plongeon presque contraint dans le monde virtuel ces derniers mois, pensez-vous qu’un tournant dans notre rapport au monde virtuel est en train de se produire ?
Boramy Viguier : Je pense que c'est parce que le digital, le gigantisme et la globalisation sont si présents aujourd'hui que la création iconoclaste et pertinente réside dans une approche plus locale et moins universaliste. Je me méfie du monde virtuel. Il encourage selon moi un style consensuel et politiquement correct, pour plaire à tout le monde.
Études : Très certainement, mais nous restons néanmoins très attachés au réel. En témoignent le film que nous avons réalisé dans les rues de Paris et les éditions de livres que nous proposons chaque année avec Études Books. Notre flagship store rue Debelleyme est un espace qui évolue chaque saison et il nous tient à coeur de continuer à proposer ce type d’expérience.
Botter : Nous sommes certains que le monde virtuel jouera un rôle plus proéminent. Nous continuons d’apprendre et ce serait dommage de jeter cela par la fenêtre quand la pandémie se sera calmée. Il y a encore beaucoup d’espace pour grandir.