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Numéro
26 Léonie Pernet, David Bowie, Théâtre de la ville, Cirque de consolation, Concert

Léonie Pernet, l'artiste électro prodige qui s'attaque à David Bowie

MUSIQUE

Quelques années après la sortie de son deuxième album, Le Cirque de Consolation, défendant une électronique épique et mélancolique, l'artiste multi-instrumentiste français non-binaire Léonie Pernet s'attaque à un monument de la musique. En effet, ce lundi 29 janvier 2024, iel présentera un concert en hommage à David Bowie au Théâtre de la Ville, sur lequel iel se confie.

Léonie Pernet par Christophe Raynaud de Lage. Léonie Pernet par Christophe Raynaud de Lage.
Léonie Pernet par Christophe Raynaud de Lage.

"Une utopie consolatoire, une terre d’asile collective." C’est ainsi que l'artiste multi-instrumentiste Léonie Pernet, 35 ans, aussi à l'aise derrière une batterie qu'au synthé ou au chant, définissait son second album, Le Cirque de Consolation, dévoilé en 2021. Ce bel objet, qui parle d’"une reconstruction individuelle, mais aussi de l’espoir d’une reconstruction collective" retranscrit, avec une verve rare dans l'électronique et la pop françaises, le monde d'aujourd'hui. Un monde teinté par l’angoisse de la pandémie, mais dans lequel la vie et la fête reprennent peu à peu leurs droits.

 

Ce cirque flamboyant est en phase avec les obsessions de l'époque et notre besoin de consolations en tout genre. La chanteuse non-binaire aux origines touareg – qui s'est fait connaître en organisant, il y a dix ans, des soirées queer intitulées Corps vs Machine – y parle justement de corps, de sexe, d'amour, de genre, d'adieux à l'addiction, de la fragilité de nos existences, mais aussi de la fureur de vivre. Celle qui a souvent pris la parole pour défendre diverses minorités dans les médias, s'exprimant autant sur les réfugiés que les violences faites aux femmes, imagine des chants de machines profondément humains.

 

L'interview de Léonie Pernet, qui revisite David Bowie au Théâtre de la Ville, à Paris


À travers des chansons synthétiques riches, métissées de percussions africaines, Léonie Pernet nous rappelle la fonction puissamment consolatrice de la musique, capable de panser les plaies là où tous les autres domaines – le social comme le politique – ont échoué.

 

Alors qu'iel présente, ce lundi 29 janvier 2024, un concert hommage à David Bowie au Théâtre de la Ville, à Paris, intitulé Trilogie 72, rencontre avec un jeune artiste qui contredit en beauté la célèbre sentence de l'écrivain suédois Stig Dagerman prétendant que "notre besoin de consolation est impossible à rassasier."


Numéro : Pouvez-vous nous en dire plus sur le concert en hommage à David Bowie que vous allez proposer au Théâtre de la Ville le 29 janvier ?

Léonie Pernet : C’est un hommage a David Bowie lui-même, mais aussi à sa créativité. Tous les morceaux sont réarrangés, revisités, avec la complicité et le talent des musiciens qui m’accompagnent : Yovan Girard au violon et Jean-Sylvain le Gouic à la basse et clavier. La chanteuse Imany viendra nous visiter et il y aura également un guest secret qui viendra improviser sur une chanson, peut-être deux…

 

Vous revisitez The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from MarsComment s’attaque-t-on à un tel monument ?

Humblement, avec son piano, une feuille et un stylo (rires).

 

Une rue David Bowie vient de voir le jour à Paris. Qu’est-ce que vous aimez le plus chez lui ? 

J’aime sa queerness, son goût de l’absolu, sa marginalité et sa créativité profonde.

Trilogie 72 : "Ziggy Stardust" (David Bowie) par Léonie Pernet (2023).

"Parfois, on écoute un morceau et on se dit : "Bon, lui, ça lui a peut-être fait du bien, mais il n'était pas obligé."" Léonie Pernet

 

On parle de l’industrie de la musique et de celle du clubbing comme d’un cirque. Mais on peut aussi voir la société actuelle comme une sorte d’arène peuplée de pitres. Que signifie ce titre pour vous le titre de votre denier album, Le Cirque de Consolation ?
On peut en effet le rattacher à tout ça. Je parle de la société du spectacle, pour paraphraser Guy Debord, ce qui recouvre la part guignolesque qui existe dans la façon dont on vit, dont on se représente, médias et réseaux sociaux inclus. Il y a aussi dans ce cirque l’idée d’un lieu de vie commun qui est une utopie, c’est à dire qui n’existe pas encore mais qui, je l'espère, pourrait un jour devenir réel.

 

Est-ce que la musique est pour vous une source de consolation ? Y-a-t-il un côté thérapeutique dans le fait de créer ?
Oui. Après, je n’appuie pas trop sur ce mot, parce que parfois, on écoute un morceau et on se dit : "Bon, lui, ça lui a peut-être fait du bien, mais il n'était pas obligé." L’idée, ce n’est pas d’infliger quelque chose de pas terrible à celui qui écoute le disque. Quand un morceau me fait du bien mais que son intérêt s’arrête là, je le jette. J’essaie de faire en sorte qu’il y ait de la sublimation. Et c’est au moment où tu sublimes que tu vas pouvoir partager avec les autres. Faire de la musique n’est pas une thérapie, mais il y a cette idée de la réconciliation, du soin.

 

Sur la chanson éponyme de votre album, Le Cirque de Consolation, vous chantez "M’entendrez-vous cette fois bercer dans la lueurs nos illusions / Serez-vous parmi moi au sein du cirque de consolation ?" Sommes-nous tous invités à rejoindre votre utopie musicale ?
Absolument. Et c’est l’un des premiers morceaux par lesquels j’ai commencé. Je suis dans un mouvement vers l’autre. Ce morceau éponyme est une main tendue et aussi une demande de mains tendues. Je dis : "m’entendrez-vous cette fois", sous-entendant qu'on ne m'avait peut-être pas bien entendue avant. L’idée d’un commun, ou pour reprendre l'un de mes auteurs fétiches, René Char, d'une commune présence, habite ce disque. Je ne suis pas en mode prophète. Cet album est une proposition d'échange.

Léonie Pernet - Mon Amour Tu Bois Trop (2022).

J’ai lu dans une interview que votre premier album, Crave (2018), avait été écrit la nuit, sous l’influence de l’alcool. Sur ce nouveau disque, qui parle de sobriété (notamment dans le morceau Mon amour tu bois trop), il y a plus de lumière. Vous l'avez composé sobre et de jour ?
Il y a eu un long cheminement entre Crave et ce disque. Je suis devenue sobre. Mais déjà lors du processus d'écriture de mon premier album, qui s’est fait sur un temps long, j'avais déjà évolué. Au départ, quand j'ai quitté Châlons-en-Champagne pour Paris, j’étais dans ma vingtaine, en mode post-ado extravertie qui sortais beaucoup et profitais de sa jeunesse. Aujourd'hui, je suis sortie de cette façon de vivre, de cette trashness et je ne bois plus. Je me suis positionnée différemment face à la vie, que ce soit sur le plan relationnel et donc comportemental ou plus personnel. Ça m’a ouverte, démultipliée. Je suis dans un état de conscience plus affûté.

 

Il y a beaucoup de mélancolie sur vos deux albums. La bonne musique est-elle forcément mélancolique ?
Je ne pense pas que ce soit nécessaire, il y a tellement de formes d’art et de création ! Mais lorsqu'on écoute des musiques africaines, certains modes musicaux d’Afrique de l’Ouest notamment et des sonorités uniquement percussives, on ne peut pas dire si c’est triste ou joyeux. En ce qui me concerne, je suis particulièrement émue quand je vois que la joie est arrachée à quelque chose. C’est ce qui me touche le plus. Après, il y a différents niveaux dans cette veine. La joie peut être arrachée à une plus ou moins grande profondeur. Mais entre Nick Cave et le fado, il y a toujours cette énergie là d’aller arracher un peu de lumière dans la musique que j'aime.

 

"L’état d’esprit de ma tournée pourrait se traduire par "make the djembé great again !"" Léonie Pernet

 

On entend beaucoup d'instruments africains sur cet album, notamment des derboukas. Y-a-t-il une volonté décoloniale, dans un sens politique, dans cette esthétique résolument non-occidentale ?
Je n'ai pas l’impression de faire un geste politique, parce que je suis percussionniste et que je vais naturellement vers ces sonorités. Mais évidemment qu’il y a quelque chose qui m’excite dans le live que je suis en train de travailler, dont l’état d’esprit pourrait se traduire par "make the djembé great again !" [Léonie Pernet frappe sur son djembé au moment où elle prononce cette expression.] Je m’amuse à dire que c'est le concept de ma tournée. On a une vision un peu négative du djembé, alors je voulais le réhabiliter. C'est vrai aussi que la pensée décoloniale m’infuse. Le chemin que j’ai fait vers la littérature décoloniale a abouti au fait qu'à un moment donné tu ouvres tes oreilles et ton cœur à d’autres musiques parce que tu regardes les choses autrement. Tu envisages d’autres territoires. J'ai ainsi redécouvert autrement la musique d’Afrique de l’Ouest, notamment du Mali, que je n'aimais peut-être pas aussi intensément avant. Quand j'ai réécouté, il y a quelques années, le récital de duo de koras (Instruments à cordes pincées d'Afrique de l'Ouest) de Toumani Diabaté & Ballaké Sissoko, j’ai pris une claque monumentale. Et je pense que c’est parce que mon regard avait changé.

 

Dans le clip de Hard Billy, premier extrait de l'album, vous vous êtes associée à Mask Collective, un projet de sauvegarde du patrimoine du masque provenant de diverses origines. On voit ainsi des masques du continent africain (Burkina Faso, Mali, Côte d’Ivoire, Sénégal et Togo)...
J’avais cette vision depuis longtemps : des danseurs masqués. J'avais fait des essais avec des images de danseurs de zaouli, une danse traditionnelle de Côte d’Ivoire. Couplée à une musique dansante et très rapide, ça ressemblait à du jumpstyle (genre musical dérivé de la techno hardcore, ayant émergé en Belgique et aux Pays-Bas, et danse popularisée par la culture gabber). J’en ai parlé à Jean-Gabriel Périot, le réalisateur du clip, qui a alors élargi le concept aux masques. Il s’est rapproché de Mask Collective pour utiliser certaines images qu’ils avaient tournées. Il y a d’ailleurs des visuels que je ne peux pas utiliser en dehors du clip car les masques sont portés dans des contextes sacrés très précis. Pour des raisons éthiques, je ne peux pas les sortir de leur contexte.

Léonie Pernet - Hard Billy (2021).

Il y a une grande spiritualité dans votre musique où on retrouve les idées de transe, de méditation, de liturgie... [Léonie Pernet a évoqué plusieurs fois dans les médias et dans un clip son identité queer musulmane]
Oui j’essaie de créer cet état de transe quand je produis une chanson. Je joue, en boucle, pendant des heures, des notes jusqu’à ce que ça m’emporte. Et si ça m’emporte, alors je continue. J’ai d’ailleurs souvent beaucoup de mal à dire au revoir à mes morceaux, à me dire qu’ils sont finis.

 

Quelles sont vos plus grandes influences ?
Les Chants de Maldoror de Lautréamont qui donne le nom à l'un des mes morceaux. Mais aussi René Char. Je ne peux même pas en parler tellement il me bouleverse. Je me demande toujours, en le relisant, comment c’est possible d’écrire aussi bien. Ça me semble incroyable. Il y a aussi l'écrivain Fernando Pessoa, qui va m’accompagner toute ma vie ainsi que les griots d’Afrique de l’Ouest et les musiciens d'Afrique du Sud.

 

"Pardon si ça sonne comme un extrait de livre de candidat à la présidentielle…" Léonie Pernet

 

Vous avez composé la BO de la série Arte H24 qui porte sur les violences faites aux femmes et dans laquelle jouent Diane Kruger, Valeria Bruni Tedeschi et Anaïs Demoustier. Comme Para One, Rone ou Arnaud Rebotini, vous vous voyez faire d'autres musiques de films ?
Quand j’étais ado, je voulais être compositrice de musiques de films, mais je n’étais pas assez forte en solfège, alors je ne pensais que ce serait un jour possible. Je trouve ça hyper enrichissant d'écrire des musiques de films ou de séries. Ça me permet d'assouvir mon amour pour les cordes, pour l'orchestral, mon côté "Michel Legrand." Et je trouve que c'est une bonne chose qu'en France, on fasse appel à des producteurs électro, comme Arnaud Rebotini ou Para One pour diversifier le genre de la musique de film. Jusqu'ici, les réalisateurs semblaient avoir peur des "artistes d’albums." Alors on avait souvent, ces dernières années, les trois mêmes musiciens qui imaginaient des montées de cordes un peu fadasses. C'est génial que le cinéma aille enfin chercher de la singularité.


Sur votre morceau Les Chants de Maldoror, vous semblez vous confier et définir votre rapport au genre avec ces mots : "géante aux pieds d'argile, féminine malgré mes efforts." Frontale et poétique, vous osez enfin dire qui vous êtes vraiment ?
Totalement, il y avait un désir de vérité sur cet album. Pardon si ça sonne comme un extrait de livre de candidat à la présidentielle… Je parle beaucoup de moi, même si c’est souvent en filigrane. J’ai une haute idée de la langue française donc je ne peux  pas me planquer derrière des anglicismes qui fonctionneraient très bien dans une chanson pop. Mais ça m’a pris du temps de me confier autant. Certains textes m’ont pris des semaines, d’autres des mois pour sculpter, tailler, et garder les bons mots. Jusqu’à ce que je me dise ; "là c’est vrai, je ne peux pas être plus sincère."

 

Le Cirque de Consolation (2021) de Léonie Pernet, Cry Baby/Infiné, disponible. Léonie présente un concert en hommage à David Bowie - Trilogie 72 -le 29 janvier 2024 au Théâtre de la Ville, à Paris.