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07 Stacy Martin : “J'étais venue tourner une pub, j'ai fini dans Nymphomaniac…”

Stacy Martin : “J'étais venue tourner une pub, j'ai fini dans Nymphomaniac…”

Cinéma

Actrice au charme discret, la Franco-Britannique Stacy Martin est entrée dans le monde du cinéma par la grande porte. Révélée chez Lars von Trier dans le rôle d’une jeune femme nymphomane dans les deux volets de “Nymphomaniac”, cette brindille au regard nostalgique a poursuivi avec détermination une carrière internationale, entre films d’auteur français et tournages à plus gros budget outre-Atlantique. Dans “Amants”, le dernier long- métrage de l’actrice et réalisatrice française Nicole Garcia, elle s’immisce dans la peau de Lisa, épouse d’un homme d’affaires aussi riche qu’ennuyeux, mais éperdument amoureuse d’un ancien dealer...

Stacy Martin par Julien Vallon. Stacy Martin par Julien Vallon.
Stacy Martin par Julien Vallon.

Numéro : Nicole Garcia, à qui l’on demandait un jour pourquoi elle avait choisi d’être actrice, avait répondu : “Pour un regard qui m’a manqué.” C’est aussi votre cas ?

Stacy Martin : Il y a peut-être un peu de ça. Disons que le métier d’actrice m’a offert une ouverture d’esprit – notamment à travers la découverte de pièces magnifiques écrites par Tchekhov ou Beckett – et surtout la liberté de ne pas être confinée en moi-même. Soudain, en m’immisçant dans différentes psychés, j’avais presque toutes les réponses aux questions que je me posais sur les autres, c’était libérateur.

 

 

Donc la possibilité de sortir de soi-même pour devenir quelqu’un d’autre est une sorte de thérapie ?
Sûrement. Plus je travaille et plus je comprends à quel point notre identité et nos émotions sont malléables. Pendant un tournage, je peux jouer un personnage qui est à l’opposé de ce que je suis, je peux vivre ses émotions et les défendre. Sur le moment, c’est très réel, et ensuite il faut arrêter de jouer. Le tournage se termine, je retourne à ma vie. Je retrouve ma famille, mon copain...

 

 

Charlize Theron disait avoir adoré explorer la psyché d’une tueuse en série pour le film Monster (2004)...
Je n’ai pas encore joué de tueuse en série jusqu’à présent, mais c’est un rôle que j’adorerais interpréter, parce qu’il est extrême. Quand je choisis mes personnages, je recherche plutôt ceux qui vont à l’encontre de ce que je suis dans la vie. C’est exactement le cas de Lisa dans Amants, qui m’a fait peur parce que c’est une femme “carrée” et que moi, Stacy, je ne suis pas du tout comme ça... Si le rôle est inconfortable pour moi, que je dois dépenser beaucoup d’énergie et d’efforts pour arriver à le rendre crédible, alors je me dis que je dois vraiment le faire.

 

 

Pourtant vous jouez souvent des femmes glaciales, dont l’allure impressionne, comme dans La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil (2015) de Joann Sfar, Dernier Amour (2019) de Benoît Jacquot et même dans Amants de Nicole Garcia. Sont-elles vraiment à l’opposé ce que vous êtes dans la vie ? 

C’est vrai qu’il y a une sorte de point commun entre ces femmes-là, on a l’impression qu’elles sont toujours dans une fuite en avant. Moi, je suis d’une nature beaucoup plus contemplative... Mais comme elles, on peut dire que je suis très tenace !

 

 

 

“J’étais venue passer une audition pour une publicité de savon, un truc absurde où je devais faire semblant de me jeter de l’eau sur le visage... et à la place, le directeur de casting m’a fait passer celle de Nymphomaniac.

C’est une qualité qui a dû vous servir pour décrocher votre premier rôle au cinéma chez Lars von Trier...

Pas vraiment. En fait, c’était improbable. J’étais venue passer une audition pour une publicité de savon, un truc absurde où je devais faire semblant de me jeter de l’eau sur le visage... et à la place, le directeur de casting m’a fait passer celle de Nymphomaniac. Je suis donc très contente de ne pas avoir fait cette pub ! [Rires.]

 

 

Vous parliez des rôles inconfortables... C’est presque un euphémisme quand il s’agit d’interpréter une jeune femme accro au sexe !

Pour incarner le personnage de Joe, il fallait beaucoup d’ouverture d’esprit, c’est certain ! Quand on parle d’addiction au sexe, à l’alcool ou au jeu – que j’ai d’ailleurs explorée avec Marie Monge dans Joueurs –, il faut réussir à avoir de l’empathie pour une personne ayant un comportement déviant, et se demander pourquoi elle est comme elle est.

 

 

 

“L’émotion comme seul critère me dérange. Comme si l’on considérait qu’un film est réussi uniquement si toute la salle pleure !”

 

 

 

Est-ce agaçant pour vous d’être toujours ramenée à Nymphomaniac ?
Un peu... mais je comprends, car c’est assez inattendu de commencer avec Lars von Trier. Durant les deux ou trois années qui ont suivi la sortie du film, c’était frustrant, car j’avais envie de prouver que j’étais capable de jouer d’autres rôles. Aujourd’hui, je prends conscience que c’était quand même dingue : j’étais sortie de nulle part, je n’avais rien fait avant, je venais à peine de trouver un agent... Donc non, ça ne me dérange pas d’en parler, mais tout dépend des questions. Je veux bien parler de Lars – je pense qu’il est l’un des derniers grands réalisateurs contemporains –, mais quand on revient toujours sur les scènes de nu ou sur le fait que j’ai été doublée par une actrice porno, bon... au bout d’un moment, on s’en fout en fait !

 

 

On a l’impression que dès qu’une actrice décroche un grand rôle, tous les autres sont comme éclipsés aux yeux du monde...
Après un grand rôle, on doit travailler pour se redéfinir. C’est très frappant, surtout pour les acteurs qui jouent dans des grosses franchises, comme Shia LaBeouf, qui avait fait la trilogie des Transformers. S’il a enchaîné avec Nymphomaniac, justement, c’est en partie parce qu’il avait besoin, ou envie, de quelque chose d’autre. Dans mon cas, le fait d’avoir travaillé avec Lars von Trier m’a ouvert les portes du cinéma d’auteur et permis de travailler avec d’autres réalisateurs de la même veine, voire avec certains qui ont aussi travaillé avec lui, comme Brady Corbet [Vox Lux, L’Enfance d’un chef]. Sans Nymphomaniac, je pense qu’il m’aurait fallu beaucoup de temps pour arriver où j’en suis aujourd’hui. Donc, pour en revenir à votre question, cela ne m’agace pas que ce rôle-là me définisse pendant les dix prochaines années. En fait, j’en suis fière.

 

 

 

Vous êtes venue présenter Amants à la Mostra de Venise, où Mandibules de Quentin Dupieux a fait mouche... Vous l’avez vu ?
Je n’ai pas pu le voir à Venise, mais j’ai hâte de le découvrir dès qu’il sortira en salle. En revanche, j’ai beaucoup aimé The World to Come de Mona Fastvold, qui est vraiment magnifique. C’est un film sur deux femmes qui tombent amoureuses au XIXe siècle...

 

 

Pourtant, c’est un peu la version américaine du Portrait de la jeune fille en feu.
Vous trouvez ? Pour ma part, j’ai beaucoup aimé l’image et la simplicité de ce film qui ne tombe jamais dans l’émotion à outrance. Aujourd’hui, tout ce qu’on voit au cinéma porte sur la psychose, les pleurs, l’émotion...

 

 

L’émotion vous dérange ?

Ce qui me dérange surtout, c’est que ça devienne le seul critère pour produire des films et pour qu’ils soient reconnus... Comme si l’on considérait qu’un film est réussi uniquement si toute la salle pleure ! L’an dernier, j’ai été jurée à Venise, et, sur les 21 films que j’ai vus, beaucoup étaient construits sur une dimension tragique. Sans cette dimension, il ne restait pas grand- chose... Au contraire, j’ai adoré Martin Eden, parce que Luca Marinelli apporte une certaine fougue au personnage, mais aussi parce qu’il y a un effort de mise en scène. Le réalisateur Pietro Marcello a utilisé le montage de façon subtile. Si l’on compare la première et la deuxième partie, les images sont différentes... De moins en moins de gens font de bons choix cinématographiques.

 

 

Dans le documentaire Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig, la deuxième femme du cinéaste Jean-Luc Godard, Anne Wiazemsky – que vous avez incarnée dans Le Redoutable (2017) – déclare que les réalisateurs n’acceptent pas que les comédiennes fassent des remarques sur le script. Vous confirmez ?

Il y a deux catégories de scénarios : ceux qui, pour moi, sont des œuvres d’art, et qu’il ne faut pas toucher, et d’autres, plus simples, qui manquent parfois de cette poésie que j’aime tant. Dans ce dernier cas de figure, il m’arrive de poser davantage de questions, et ensuite nous opérons des changements avec le réalisateur pendant les répétitions ou au moment du tournage.

 

 

Il y a donc ceux qui écrivent parfaitement et il y a les autres... Selon vous, qu’est-ce qui différencie un tournage avec Michel Hazanavicius d’un tournage avec Nicole Garcia ?
Michel est un enfant qui vient de comprendre que le Père Noël existe et qu’il pourra jouer toute sa vie dans la cour de récréation. Il sait s’amuser, mais il est aussi très perfectionniste. Sur le tournage du Redoutable, on faisait des prises et soudain il arrêtait tout parce qu’un pli de rideau n’était pas au bon endroit !
En fait, il veut créer une sorte de tableau vivant. Nicole est dans la recherche. La scène, les plans... Si les choses ne fonctionnent pas, elle peut tout changer d’un coup : passer d’un intérieur où les personnages sont statiques à un extérieur où ils sont en mouvement. Quand j’ai eu le rôle de Lisa, j’ai croisé Marion Cotillard à Cannes, qui m’a félicitée et m’a conseillé de foncer. Elle avait raison, avec Nicole il faut y aller la tête la première, c’est une énergie très particulière, on est comme dans un laboratoire. J’ai adoré !

 

 

Claude Lelouch improvise aussi beaucoup sur ses tournages. Justement, dans son film Un homme et une femme, il y a une scène où Jean-Louis Trintignant pose une question que je souhaite vous adresser : pourquoi pensez-vous qu’on ne prend pas le cinéma au sérieux ?
Je pense qu’il y a différents cinémas et qu’ils évoluent beaucoup, surtout avec l’émergence des séries et des plateformes de diffusion. Dans l’industrie, tout est commercial, les choix sont faits en fonction de l’argent et on oublie que le cinéma est un art... C’est la raison pour laquelle je fais plus de films en France qu’ailleurs : j’aime le fait qu’il y ait une vraie conscience de l’art du cinéma. Les gens vont voir des films en salle tous les mercredis, c’est un rendez-vous, il y a des aides de l’État (même si elles diminuent et que ça devient de plus en plus compliqué), mais ça n’a rien à voir avec la situation du cinéma anglais, par exemple, qui est en train de disparaître, ou avec celle du cinéma italien, qui a disparu pendant des années et qui revient peu à peu... C’est difficile ! Les plateformes comme LaCinetek ou Mubi sont géniales, on peut y voir des vieux films comme Un homme et une femme, des films d’art et essai ou expérimentaux... Elles nous rappellent la beauté du cinéma.