26 nov 2024

Les confidences de Tommy Cash, le rappeur obscène et insolent qui débarque à Paris

Numéro a rencontré Tommy Cash, le rappeur estonien exubérant dont les visuels trash amusent autant qu’ils dérangent. Proche de Rick Owens et invité immanquable de chaque Fashion Week, le provocateur excessif est attendu à Paris, sur la scène du Trabendo, ce mardi 26 novembre,

Tommy Cash (Instagram).

Tommy Cash, un rappeur provocateur fasciné par l’œuvre de David Cronenberg

Tomas Tammemets a quinze ans lorsqu’il découvre La Mouche (1986). Peut-être un peu tôt pour digérer le conte kafkaïen de David Cronenberg. Ce long-métrage l’émerveille, le traumatise aussi. Et de ce choc naîtra chez le jeune Estonien une étrange fascination pour les corps tordus, difformes ou enchevêtrés. La mutation sous toutes ses formes. Plus tard, il plongera encore plus profond dans les limbes du beau-bizarre avec Vidéodrome, du même cinéaste, chef-d’œuvre malsain, barré et totalement incompréhensible pour les spectateurs à sa sortie en 1982. Une œuvre dérangeante de l’ère vidéoclub…

Même en 2024, Internet réserve son lot de surprises. Bien souvent, la perle rare surgit par hasard, entre les conseils discutables d’un influenceur et le deepfake d’une star controversée… Dans ce sanctuaire de l’absurde qui recèle tout ce qu’il y a de plus improbable, on trouve un clip d’un peu moins de trois minutes intitulé Surf et publié en 2017 dans lequel une main démesurée enfile un préservatif sur un immeuble de trente étages. Les plans suivants dévoilent tour à tour une masturbation collective dans un pensionnat, des testicules (floutés) de près d’une tonne puis le viol d’une mappemonde par un inconnu…

MILAN, ITALIE – 21 Novembre Tommy Cash. (Photo by Sergione Infuso/Corbis via Getty Images)

Ce court-métrage est l’œuvre de Tommy Cash, alter ego facétieux de Tomas Tammemets. Désormais, le rappeur a 33 ans. Il a eu le temps de digérer les récits monstrueux de Cronenberg. Tantôt provocateur excessif, tantôt contorsionniste exubérant, ce danseur de formation, las de l’ère du twerk, a longtemps exécré la musique trap devenue selon lui une pop aseptisée destituée de sa singularité. Désormais, c’est à son tour de distiller ça et là une imagerie trash, obscène et insolite en ponctuant certaines de ses phrases par un éclat de rire de savant fou.
 

– Pourquoi ressentez-vous toujours le besoin d’être subversif ?

– Parce que je m’ennuie. Parce que je suis blasé par ce monde. Parce que je ne ressens plus rien. La subversion apparaît alors comme une ultime tentative car plus rien ne semble capable de m’impressionner. Alors je pars en quête de nouvelles émotions, comme un accro à l’adrénaline…

Tango (2023) de Tommy Cash et Bbnos.

Une enfance à Tallin, loin des tubes mainstream de l’époque

Tommy Cash a grandi à Tallin, capitale de l’Estonie située au bord de la mer Baltique. Les touristes affectionnent sa vieille ville pavée et entourée de remparts. Lui se souvient plutôt d’une esthétique brutaliste qui ne le quittera finalement jamais, évoquant notamment l’usine imposante surmontée d’une grande turbine qu’il apercevait par la fenêtre de sa chambre d’enfant. En arrière-plan, iI y avait une voie ferrée, le bruit inlassable des trains, puis la mer. Étendue bleue dans laquelle s’effondraient silencieusement les montagnes. Si le monde découvre à peine l’existence de sa nation d’Europe du Nord, lui n’a, à cette époque, pas encore accès à la culture internationale. 

Une situation injuste qui résulte de l’effondrement du bloc soviétique en 1989. Dans son quartier infesté de junkies, seuls les tubes de Tom Jones et le hard-rock de Scorpions hérités de ses parents agitent son quotidien. L’Estonien s’en satisfait jusqu’à ce qu’il découvre le Gangster’s Paradise de Coolio (1995), une réinterprétation vigoureuse de l’hymne de Stevie Wonder Pastime Paradise (1976). Marginal, Tommy Cash ne se sépare plus de son Walkman, porte des kilts en été, se nourrit de la verve d’Eminem et se fait progressivement loup solitaire. Il est encore adolescent lorsqu’il s’essaye à la danse pour la première fois et saute alors à pieds joints dans le hip-hop sans pour autant trouver de véritable meute.
 

– Quel genre de gosse étiez-vous ? Le timide, le turbulent, le bon élève ?

– J’étais comme un X-Men : une sorte de jeune mutant dont les compétences n’étaient pas encore développées. Je n’ai réalisé mon potentiel que vers l’âge de quinze ans, lorsque j’ai emprunté une autre voie. Je me rêvais en clown, ou plutôt en mime, ces artistes incroyables qui interagissent avec les gens dans la rue. L’une de mes premières passions reste la danse. Et, pendant longtemps, mes revenus provenaient exclusivement des spectacles de danse que je donnais dans la rue.

Little Molly (2018) de Tommy Cash.

Tommy Cash : artiste libre et sensation des Fashion Week

Cheveux long, corps svelte et fine moustache italienne… Tommy Cash, transcende les frontières du genre, de l’identité et de la sexualité. Semblables aux plus grands délires du groupe sud-africain Die Antwoord, ses clips dérangeants parodient l’imagerie du rap, détournent les codes et se jouent des stéréotypes. Sous les vrombissements d’un hip-hop rave, l’artiste se contorsionne à sa guise, réminiscences de ses cours de danse. Il incruste son visage sur des sexes féminins (Winaloto), explore toutes les nuances de l’épiderme et célèbre le handicap avec des femmes dont les tibias sont des lames acérées (Pussy Money Weed). À son actif : deux albums (Euroz Dollaz Yeniz en 2014 et ¥€$ en 2018) et un EP (Moneysutra en 2021).

Amateur des créations du Russe Gosha Rubchinskiy, designer dont le sportswear détonnant s’inspire du lifestyle de la jeunesse moscovite, Tommy Cash s’autorise des costumes minimalistes insensés souvent proches de la sphère SM. Grand ami de Rick Owens – avec lequel il monte l’exposition provocatrice The Pure and the Damned en 2019 – , il a surtout choisi ce métier pour être libre. Et jamais il ne sera esclave de cette profession en versant dans la surproduction. Sa musique reste, à l’instar de ses créations de mode, insaisissable. Elle est tour à tour “rêveuse, visqueuse et colorée, comme une nature morte incertaine.” On croirait une suite de sketchs à l’image de Gummo, le film expérimental de Harmony Korine qu’il cite aussi en référence. On y suit de jeunes marginaux de l’Ohio prisonniers d’un patelin paumé et dévasté par une tornade vingt ans plus tôt.

Les chaussons en forme de pains de Tommy Cash en collaboration avec Margiela.

Des collaborations prestigieuses et improbables, de Charli XCX à Margiela

– De quelle création vestimentaire êtes-vous le plus fier ?

– J’hésite entre ma paire de chaussons en forme de pain en collaboration avec Margiela et les plus longues chaussures Adidas du monde… Mais j’opterais plutôt pour les chaussons. Tout comme moi, Margiela revendiquait cette esthétique underground et barré. C’était une collection capsule vraiment spéciale pour moi, d’autant qu’ils font rarement ce genre de choses… J’étais fier.

Par le passé, le rappeur d’Europe de l’Est a participé à une partie de la production de l’album “Pop 2” de la chanteuse britannique Charli XCX. Et s’il collabore avec des artistes américains, ce fan incontesté de Kanye West se sent, malgré tout, plus proche des artistes moscovites qui expérimentent sans cesse. Car la scène musicale estonienne demeure un espace archaïque dans lequel la prise de risque est rare. Il n’est donc pas incongru d’admettre que Tommy Cash est un homme à part. Le 15 juin, ce sera la troisième fois qu’il se produit au festival Sónar de Barcelone.

Tommy Cash, en concert au Trabendo, à Paris, le 26 novembre 2024.