Les confessions de Måneskin, le groupe de rock italien adoubé par Iggy Pop et programmé à Rock en Seine
Contrairement aux autres vainqueurs du concours follement kitsch de l’Eurovision, le groupe de rock italien androgyne Måneskin a conquis le monde et les cœurs d’une génération biberonnée au rap plutôt qu’aux guitares. Rencontre avec la formation électrique et très mode en concert au festival de Rock en Seine le 22 août.
par Violaine Schütz.
Iggy Pop a posé sa voix sur l’un de leurs morceaux. TikTok les porte aux nues tout comme Miley Cyrus et la marque Etro, qui les a habillés et Diesel qui a transformé leur chanteur en ambassadeur masculin mondial. Ils ont été érigés en muses Gucci Beauty et ont assuré la première partie des Rolling Stones à Las Vegas. Et la Gen Z les considère comme leur nouveau David Bowie (même s’ils sont loin de lui arriver à la cheville). Bref, il n’y a qu’Amanda Lear qui leur a refusé quelque chose : une collaboration en live à la télévision car elle n’était pas payée.
En remportant l’Eurovision en mai 2021, le groupe de rock italien Måneskin (qui signifie “clair de lune” en danois) a capturé le cœur de ses 183 millions de téléspectateurs. Ce qui, en pleine hégémonie culturelle du rap, tient du petit miracle.
Une vingtaine de certifications de platine et six d’or, plus de 195 millions de vues pour leur tube Zitti e buoni, Måneskin peut aussi se targuer d’être le premier groupe de rock italien à avoir atteindre le top 10 des charts anglais et américains avec plusieurs de leurs singles. En terme d’audiences en streaming sur Spotify, ils ont même fait mieux, après leur prestation survoltée à l’Eurovision, que des pointures comme les Foo Fighters ou Kings of Leon.
Rencontre avec Måneskin, le groupe de rock programmé au festival de Rock en Seine
Lors de notre rencontre avec trois des membres de Måneskin dans un hôtel de luxe parisien, le staff se révèle donc digne de celui réservé aux superstars. Plusieurs managers, un garde du corps, sans compter les fans hystériques, qui traquent leur venue non loin des environs. Pourtant, Damiano David (chanteur), Thomas Raggi (guitariste) et Ethan Torchio (batteur) – Victoria de Angelis, la bassiste, malade ce jour-là, manque à l’appel – sont étonnamment simples, volubiles et décontractés.
Si on met de côté leur exceptionnelle beauté androgyne qui donne l’impression de se retrouver au beau milieu du film Velvet Goldmine, le groupe nous semble dans la vraie vie à la fois amical et familier. Avec une nonchalance sexy, le leader charismatique de la bande, Damiano David, commence par s’étonner du succès phénoménal de son groupe qui enchaîne la promo et les concerts (notamment à Rock en Seine le 22 août) : “On ne se l’explique pas, et c’est ça qui est cool. Peut-être qu’on représente quelque chose qui manquait depuis un certain temps. Du coup, nos chansons qui mélangent glam rock, hard rock et d’autres styles que l’on aime résonnent comme quelque chose de nouveau pour les plus jeunes tandis que les plus vieux se sentent nostalgiques en nous écoutant. On leur rappelle sans doute de vieux groupes qu’ils ont adoré.”
Si le chanteur reste surpris de cumuler les vues et les likes, il n’en est pas moins ravi. “On a réussi à amener notre style qui n’était pas considéré comme mainstream ou “radio-friendly », ajoute-t-il, sur les ondes et dans les charts. C’est une revanche jouissive car tout le monde nous disait que ça n’allait jamais arriver.”
Et en effet, l’ascension des Italiens qui ont sorti le disque Rush! (2023) est d’autant plus belle que le groupe formé en 2015 n’a pas connu une gloire immédiate. David, De Angelis et Raggi qui se connaissaient depuis le collège de Rome et Torchio, qui a rejoint le groupe après avoir répondu à une annonce sur Facebook, ont débuté sans faire des étincelles.
Ne trouvant pas de salles voulant faire accueillir des groupes de rock à l’ancienne, la formation a commencé à se produire dans la rue, dans des lycées et des restaurants. Ils participent ensuite, en 2017, à l’édition italienne du show The X Factor. Ils n’atteignent pas la première place, mais n’abandonnent pas leurs rêves, tentant en mars dernier le Festival de la chanson italienne de Sanremo, dont ils ressortent couronnés.
“On fait ce boulot par passion et non pour l’argent.” Måneskin
En insistant un peu, les trois membres du groupe qui ont déjà enregistré trois albums, commencent à évoquer quelques indices pouvant justifier l’engouement autour d’eux : “En plus de notre musique, peut-être que ce qui plaît, c’est le look, l’attitude, comment on se présente, comment on interagit avec nos fans, dont on est très proches et le fait qu’on prenne du plaisir à jouer. Nous faisons quelque chose qui nous rend heureux. Et cette joie doit rejaillir sur les autres. On fait ce boulot par passion et non pour l’argent.”
Les trois artistes pointent ici leurs doigts aux ongles vernis sur ce qui fait l’immense retentissement de la formation. Oui leurs chansons rock au croisement des genres (on entend même des notes reggae et funk) sont addictives et leurs performances live habitées, engageant entièrement le corps de chaque musicien. Ce charisme scénique, incandescent, charme tout comme leur attachement à leurs racines (ils vivent toujours à Rome et chantent en italien). Mais surtout, Måneskin incarne une folie, quelque chose d’à la fois fun, authentique et abrasif, qui s’est quelque peu perdu à l’heure des filtres à gogo sur les réseaux sociaux et de l’Auto-Tune.
Il y a d’abord le parfum de scandale, comme dans toutes les bonnes histoires. Lorsque le groupe de rock a remporté l’Eurovision, ils n’ont pas pu tout de suite savourer leur victoire. Le soir de la cérémonie, des rumeurs se sont en effet propagées sur les réseaux sociaux. De nombreux téléspectateurs pensaient avoir vu, lors d’une séquence filmée, Damiano David, penché sur une table en train de consommer de la cocaïne. Face à la polémique grandissante, le chanteur a dû se plier après l’émission à un test de dépistage qui s’est révélé négatif. Aujourd’hui encore, il nie avoir pris de la drogue.
Le leader explique qu’il ne s’agit là que de poudre aux yeux enfantée par les préjugés : “Les stéréotypes « sex, drugs and rock’n’roll » sont stupides et démodés. Le rock, pour nous, c’est de la musique avant tout. Pas un lifestyle. Ce n’est pas parce qu’on joue de la guitare électrique ou qu’on porte du cuir, qu’on est des mauvais garçons. L’esprit rock, c’est être libre et rester fidèle à ce que l’on croit et à qui l’on est. Ne pas laisser les autres vous pousser à faire des choses que vous ne voulez pas faire.”
“Ce n’est pas parce qu’on joue de la guitare électrique ou qu’on porte du cuir, qu’on est des mauvais garçons.” Damiano David
Si le groupe préfère les cigarettes aux drogues dures, l’essence du rock tel qu’on le vivait dans les années 70 et 80 est bel et bien perpétuée par le groupe. On retrouve d’abord la façon dont les New York Dolls et beaucoup d’autres idoles du glam-rock brouillaient les pistes du genre. Mais les jeunes Italiens ont l’intelligence d’adapter cet art séduisant du travestissement à leur temps, traduisant la fluidité sexuelle dans des images parlantes pour la génération Z. Damiano David, 25 ans, Victoria De Angelis, 24 ans ainsi que Thomas Raggi et Ethan Torchio, tous deux âgés de 23 ans portent, sans se poser de questions, des vêtements féminins ou masculins. Cela semble chez eux la chose la plus naturelle et sensuelle qui soit.
“On sait qu’on peut aider des gens plus jeunes qui se sentent différents à s’accepter.” Damiano David
Sur la planète Måneskin, les hommes se maquillent, portent des bijoux scintillants, des talons très hauts et des sous-vêtements affriolants. Il ne s’agit d’un choix purement esthétique. Damiano David et Thomas Raggi se sont embrassés lors d’un concert en Pologne en juin dernier afin de protester contre l’homophobie qui plombe le pays. Et leur façon de poser nus sur les réseaux sociaux renvoie à un message de confiance en soi et de tolérance. Les Romains semblent nous dire : « Aimez-vous et acceptez-vous comme vous êtes.”
On n’est pas très loin du Come As You Are de Nirvana. Sauf que pour Måneskin, l’expression de soi ne doit pas dépendre de son genre sexuel. Cette exaltation de l’individualité est la clé de l’univers du groupe qui chante sur l’un de ses tubes : “Nous sommes fous, mais nous sommes différents d’eux.” Damiano David (qui fréquente la chanteuse et actrice Dove Cameron) analyse : “En grandissant, on s’est rendu compte des discriminations et des injustices qui existent dans notre société. Maintenant qu’on a la possibilité d’être vus et écoutés à différents endroits du monde, on a l’impression que la bonne chose à faire c’est de faire passer des messages positifs. On sait qu’on peut aider des gens plus jeunes qui se sentent différents à s’accepter.”
Dans cette mission-là, les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel. Et la communication de Måneskin sur Instagram et TikTok est l’une des plus justes qui existent dans la musique en ce moment. Ethan Torchio note : “Pour nous, le plus important, c’est de communiquer avec nos fans, afin de partager notre musique et ce qui nous tient à cœur à grande échelle. Comme une télévision ou un portfolio, les réseaux résument ce qu’on est en train de faire, notre personnalité, nos passions. Bien sûr, on sait aussi que ça peut être très dangereux. Et on ne lit pas tous les commentaires, sinon on deviendrait fou.”
Sur ce point, on peut les rassurer. On a rarement lu aussi peu de commentaires négatifs sur YouTube ou Instagram concernant des artistes de cette envergure. C’est sans doute la récompense, encore plus chatoyante qu’un trophée de l’Eurovision, que l’on récolte quand on se bat pour être soi-même sans appartenir totalement aux canons culturels du moment.
Rush! (Are U Coming ?)(2023) de Måneskin, disponible. Le groupe se produira au festival de Rock en Seine le 22 août 2024.