8 fév 2022

Rencontre avec Animal Collective, le groupe culte qui a révolutionné la pop

Paru le 4 février chez Domino, le onzième album de la formation pop avant-gardiste de Baltimore Animal Collective pourrait aisément être comparé à un bateau qui fait voyager dans le temps. L’occasion de rencontrer son leader, Noah Lennox, alias Panda Bear, qui est revenu sur l’histoire de son groupe déjà culte.

© Hisham Bharoocha

Ils sont peu nombreux les artistes à accepter de définir leur musique. Ou à y parvenir. Ils disent souvent qu’il est impossible de décrire du son avec des mots ou que ce n’est pas à eux de parler pour ceux qui la reçoivent. Sans remettre en cause leur bonne volonté, on comprend, dans la plupart des cas : “J’ai la flemme”, “je débute donc je ne sais pas encore très bien” ou, et c’est la pire des raisons, “je ne fais pas grand chose moi-même, alors je n’ai rien à dire”. Noah Lennox, le leader de la formation pop-rock américaine Animal Collective, y est arrivé. Sans doute parce qu’il fait de la musique depuis presque vingt ans, qu’il chante, compose et joue à peu près de tous les instruments, qu’il crée pour les autres en plus d’alterner les projets solo et en groupe et que, il faut bien l’avouer, ce type est un sacré alien. Le genre d’homme qui vous remercie de s’intéresser à son art, s’étonne qu’après toutes ces années il suscite encore de l’émoi et vous demande s’il a été suffisamment généreux lors de votre entretien. Celui qui, pour la sortie de l’un de ses titres produits sous son alias Panda Bear, a invité l’énigmatique monument du son anglais Dean Blunt à réaliser son clip et l’a regardé, subjugué, se dévoiler pour lui comme il ne l’avait jamais fait. En bref, Noah Lennox est de ceux qui exercent chez nous une sorte de fascination mêlée à une certaine obsession et parfois même à un peu d’incompréhension. 

 

Ce jour-là, l’Américain n’est pas là pour parler de lui, de ses projets personnels, ni même de sa vie de famille, à Lisbonne, où il s’est installé en 2004 avec femme et enfants. Depuis qu’il a quitté les États-Unis, il regarde l’actualité de son pays natal en ayant l’impression d’être un étranger – confiant d’ailleurs ne pas savoir si c’est lui ou cette nation qui a changé… Il revient sur le processus créatif de son groupe formé à Baltimore au début des années 2000, Animal Collective. Lancée à l’ère où les groupes de pop se démodent ou se dissolvent très vite, cette formation a préféré expérimenter, arpentant tous les recoins du genre pour mieux s’en détourner. Sa musique barrée évoluant de disque en disque et ses visuels psychédéliques font même pâlir les fervents défenseurs de l’usage d’acides comme les Spacemen 3 ou The Brian Jonestown Massacre. De Feels, publié en 2005, à Merriweather Post Pavilion, le plus gros succès critique et public de la bande survenu en 2009, en passant par Time Skiffs, son onzième et dernier album en date, Animal Collective n’a jamais vendu de millions de disques à chaque sortie et ne s’est point plié aux conventions – grands cérémonials et tubes saturés de refrains inclus. Et si le groupe a tout de même sorti sa propre paire de sneakers, les Tobin, c’était il y a dix ans, avant l’ère des collaborations en chaînes entre artistes mainstream et marques de streetwear.

Avey Tare (David Portner), Panda Bear (Noah Lennox), Deakin (Josh Dibb) et Geologist (Brian Weitz) préfèrent les clips de dix minutes éclatants de couleur qui emportent dans une forêt enchantée, les guitares folk, les batteries aux influences raggae et les voix sépulcrales à la John Cale. Panda Bear, qui confie d’ailleurs avoir changé sa façon de chanter au moment de la composition de son album solo Person Peach (2007) après être tombé amoureux du timbre de Scott Walker, selon lui hyper masculin et réconfortant – “il m’a aidé à traverser des moments vraiment difficiles”, glisse-t-il –, avoue être devenu aussi accro à la batterie qu’aux jeux vidéos pendant le confinement. “Cet instrument éteint le cerveau, il met dans un certain état méditatif, de flottement…”, souffle-t-il, avant de revenir sur Time Skiffs, un album qui s’éloigne (et c’est tant mieux) des expérimentations parfois, il faut l’avouer, trop borderline du groupe.

 

Comme à chaque fois, le disque a été composé à quatre mains (ces mains qui, chacune, touchent forcément à tout) et à distance. La recette ? Un peu d’emails, beaucoup de fichiers balancés sur Dropbox et parfois des messages postés sur une conversation Whatsapp où tous soufflent leurs idées. C’est à se demander si cette distanciation instaurée bien avant l’ère covid ne serait pas la méthode idéale pour livrer un disque efficace et réfléchi… Mais non. Animal Collective a tout de même enregistré deux ou trois chansons une fois les membres de la formation réunis et a surtout imaginé le disque lors d’un moment qui semble appartenir au monde d’avant : un concert. En tournée pour son disque précédent, Tangerine Reef, le groupe (excepté Panda Bear) s’arrête à la Nouvelle-Orléans et donne un concert dans une salle appelée The Music Box. Là, il joue des morceaux inédits, composés, comme toujours, selon l’intéressé, de manière impulsive. “À nos débuts, on écrivait toujours des titres pour les concerts suivants parce qu’on savait que les mêmes personnes allaient y assister. Et c’est finalement devenu une habitude. Quand on part en tournée, un album est sorti et les gens vont s’attendre à ce que l’on joue ces chansons mais non… Et ce, pour le meilleur ou pour le pire…” C’est ainsi qu’ils ont imaginé ce qui deviendra Time Skiffs, un disque pop accompli, lumineux et mélodique, qui traduit une musique pouvant être comparée à un bateau qui fait voyager dans le temps. Un album qui semble fait pour plaire au plus grand nombre. 

On est bien loin, là, de l’époque où les gars d’Animal Collective enchaînaient les concerts dans des salles minuscules devant cinq ou six de leurs amis. Loin aussi de celle où (et c’est malheureux) Panda Bear pouvait échanger avec la regrettée Trish Keenan du duo Broadcast sur sa définition de la musique. Décédée en 2011, celle qui disait particulièrement apprécier le fait que le son permette de voyager dans une autre époque se retrouve au cœur du dernier disque de la formation américaine : il rend hommage à ceux qui voient la musique comme une contrebandière de nostalgie. “Quand vous avez traversé une période difficile dans votre vie, en tout cas dans mon cas, écouter une certaine musique me fait revenir en plein dedans. Des souvenirs refont surface. Et parfois, même si j’aime un son pas dessus tout, il m’est impossible de l‘écouter pour cette même raison”, admet Noah Lennox. Bien qu’ultra tendre et parfois même enfantine – la faute aux chœurs et aux synthés –, la musique d’Animal Collective ne reflète pas, selon son leader, l’état d’esprit de ses artisans : “Ma vie n’est pas si colorée que mon son. Et s’il y a une sorte de rêve lorsque l’on enregistre, ce n’est pas celui de nos vies quotidiennes. C’est un moment spécial, une sorte de cérémonial pour nous puisque nous nous voyons peu. Tout comme les concerts”. Amusants ou pas, les Américains sont, une chose est sûre, aussi virtuoses que fascinants. Et ce, sans doute, pour un bon nombre d’années encore. 

 

Time Skiffs (2022) d’Animal Collective [Domino Records], disponible.