Avec Cowboy Carter, Beyoncé remportera-t-elle enfin le Grammy Award du meilleur album de l’année ?
Deux ans après son dernier album, le vivifiant Renaissance, Beyoncé a sorti un nouveau disque, Cowboy Carter, le 29 mars 2024. En réinventant le genre de la musique country et en se réappropriant l’imagerie western, la chanteuse réalise un geste aussi percutant musicalement que politique – qui s’affirme comme l’un des grands albums de l’année. Et le projet le plus nommé aux Grammy Awards 2025. Pourtant, certaines institutions continuent de la snober… Récit d’une injustice.
par Violaine Schütz.
et Jordan Bako.
Parmi ceux qui avaient des doutes sur l’incursion de la reine du R’n’B Beyoncé dans la country, nombreux sont ceux qui ont changé d’avis en écoutant les 27 chansons sublimes et formidablement produites de son flamboyant nouvel album, Cowboy Carter, sorti le 29 mars 2024. Mais il y a tout un fossé entre parvenir à convaincre certains sceptiques et briser un plafond de verre qui règne dans l’industrie musicale.
Le projet n’a pourtant pas réussi à conquérir les Country Music Awards, cérémonie qui n’a pas accordé une seule nomination à Beyoncé en septembre 2024. Surprenante pour certains, inadmissible pour d’autres… La décision a des allures d’injure pour cet enregistrement qui régnait en maître sur les classements, dès la sortie de son premier single Texas, Hold ‘Em. Heureusement, le 8 novembre 2024, on a appris que la chanteuse était nommée onze fois aux Grammy Awards 2025. Et elle pourrait remporter les prix convoités du meilleur album de l’année et du meilleur album country de l’année.
Alors que la star a enflammé, en chapeau de cowboy, la mi-temps du match de la NFL diffusé sur Netflix le 25 décembre, Numéro revient sur les splendeurs et misères de cet album, qui sont sans doute le reflet du racisme encore en jeu dans l’industrie de la country.
Cowboy Carter, le sublime album de Beyoncé avec Miley Cyrus et Dolly Parton
L’une des grandes forces de la chanteuse sur Cowboy Carter consiste à réunir des artistes de tout bord, de tout âge, de toute origine et chapelle musicale, fédérant ce beau petit monde dans un rodéo riche en émotions et en cavalcades. Dantesque, inventif et passionnant, le disque comprend des interludes de la légendaire figure de la country Willie Nelson et de la chanteuse de country noire Linda Martell, des reprises réussies de Dolly Parton (Jolene) et des Beatles (Blackbird qui rend hommage aux militants des droits civiques américains). Mais aussi des collaborations avec Miley Cyrus (le poignant II Most Wanted qui évoque Fleetwood Mac) et Post Malone.
On entend aussi la voix de la fille de Beyoncé, Rumi Carter, sur la chanson Protector et Nile Rodgers et Stevie Wonder figurent dans les crédits du disque. Comble du luxe ? En plus de faire l’objet d’une cover, Dolly Parton intervient deux fois dans l’album, notamment lors d’un interlude qui semble faire allusion à l’infidélité de Jay-Z puisqu’il fait référence à une fameuse “Becky with the good hair” (la maîtresse présumée du rappeur, mentionnée antérieurement dans le titre Sorry en 2016). Une intervention déjà iconique.
Enfin, Queen Bey fait la part belle à la jeune génération d’auteures-compositrices country afro-américaines telles que Tanner Adell, mettant en lumière des artistes qui n’ont pas encore la reconnaissance qu’ils méritent.
Cowboy Carter, un album vraiment country ?
Beyoncé avait précisé sur son compte Instagram, avant la sortie de cet album rutilant sur lequel sa voix est plus puissante et versatile que jamais : “Ce n’est pas un album de country. C’est un album de Beyoncé. » En effet, il y a des touches de R’n’B, de pop, de rap, de house, de funk et même d’opéra dans Cowboy Carter. Les instruments (mandoline, banjo, ukulélé, harmonica) abondent et les références se télescopent. En tendant l’oreille, on reconnaît les paroles de Good Vibrations des Beach Boys, un accord du These Boots Are Made for Walkin’ de Nancy Sinatra ainsi que des notes du titre Oh Louisiana de Chuck Berry.
Mais l’essence du huitième album de Beyoncé reste la palette du rock sudiste – rock’n’roll, country et blues – incarnée par des groupes comme The Allman Brothers Band et Lynyrd Skynyrd. Mixée à la sauce Beyoncé… qui rend ainsi hommage à ses origines texanes. Car le Texas est, rappelons-le, le berceau du blues et de la country…
La star – qui se sert de ses ongles comme percussion sur ce disque – a donc grandi en étant complétement immergée dans cette culture. C’est ce que confirme le communiqué de presse qui accompagne Cowboy Carter : “L’album est une multitude de sons que Beyoncé aime et avec lesquels elle a grandi, entre les visites puis les performances à l’arène de la Houston Rodeo – la country, le R’n’B original, le blues, le zydeco et la musique folk noire.”
Beyoncé se réapproprie la musique country avec flamboyance sur Cowboy Carter
Aussi jouissive que s’avère l’écoute de Cowboy Carter – qui résonne comme un classique instantané -, il n’est pas simplement question de musique ici. Dès que l’on a découvert le titre du nouvel album de Beyoncé, et sa pochette – la chanteuse posant tel un cow-boy (ou Napoléon) sur un cheval blanc, le drapeau américain à la main, on savait que l’icône de la pop voulait faire plus que nous faire danser en santiags.
Avec son album déjà culte Renaissance (2022), Beyoncé rappelait que la musique house était née dans les communautés queer et noire. Cowboy Carter lui permet une nouvelle fois de s’engager. Sur Instagram, la chanteuse a en effet expliqué : “Cet album est le fruit de plus de cinq ans de travail. Il est né d’une expérience que j’ai vécue il y a plusieurs années, au cours de laquelle je ne me suis pas sentie la bienvenue… Et il était très clair que je ne l’étais pas. Mais cette expérience m’a poussée à me plonger dans l’histoire de la musique country et à étudier nos riches archives musicales. Cela fait du bien de voir comment la musique peut unir tant de gens à travers le monde, tout en amplifiant les voix de certaines des personnes qui ont consacré une grande partie de leur vie à l’enseignement de notre histoire musicale.”
La country a souvent été hostile envers les artistes afro-américains alors même qu’elle emprunte aux musiques noires. Le banjo, instrument star des musiciens country est notamment un dérivé du luth ouest-africain ekonting apporté (ou recréé) par les esclaves noirs en Amérique. Et les pères de la country (tels que la Carter Family) ont souvent appris à jouer auprès de musiciens noirs.
Si les artistes country noirs ont toujours existé, ils n’ont jamais eu le même succès dans les charts que les artistes blancs. Mais en 2018, révolution de palais : le rappeur Lil Nas X sort le tube Old Town Road (2018) mariant pop, hip-hop et country et rend mainstream l’image d’un cow-boy noir queer. Sauf qu’alors que le titre caracole en tête des charts, le Billboard décidé de supprimer la chanson du classement country prétendant qu’elle ne comporte pas assez d’éléments typiques du genre musical. Une décision qui crée le scandale et est taxée de racisme. Les institutions, ultra conservatrices, tiennent, semble-t-il, à maintenir la country au rang de bastion réservé aux hommes blancs.
Un album politique
La réappropriation des codes de la culture Far West par Beyoncé – qui avait déjà flirté avec la country avec son titre Daddy Lessons en 2016 – s’avère donc des plus politiques. Elle s’inscrit dans la volonté de réinstaller la figure du cow-boy noir, alors que dans l’inconscient collectif, ce dernier est un homme blanc. Les cow-boys noirs ont toujours existé. Au XIXe siècle, près de la moitié des cow-boys étaient noirs, mexicains, indiens ou encore métis. Mais l’histoire les a invisibilisés malgré la présence de personnalités comme Bill Pickett.
Avec la conquête de la country et plus généralement de l’Americana (ainsi que des grands espaces américains dans ses paroles) par Beyoncé, le pari de réinscrire les Noirs dans l’Histoire de l’imagerie western est déjà gagné. En effet, en se hissant en haut du Billboard « Hot Country Songs » avec le titre Texas Hold ’Em, la chanteuse devient la première femme noire de l’histoire à réussir cet exploit et elle impose par là-même une nouvelle représentation de manière mainstream.
“Les critiques auxquelles j’ai dû faire face lorsque je me suis lancée dans ce genre (la country) m’ont forcée à dépasser les limites qui m’avaient été imposées.” Beyoncé
Sur Instagram, la chanteuse écrit : “Je suis honorée d’être la première femme noire à être numéro un au classement Hot Country Songs. Cela n’aurait pas été possible sans le soutien de chacun·e d’entre vous. J’espère que dans quelques années, la mention des origines d’un artiste, en ce qui concerne la diffusion de genres musicaux, n’aura plus lieu d’être. »
Elle ajoute : “Les critiques auxquelles j’ai dû faire face lorsque je me suis lancée dans ce genre m’ont forcée à dépasser les limites qui m’avaient été imposées. L’acte II (de Renaissance, ndlr) est le résultat d’un défi que je me suis lancé à moi-même et du temps que j’ai pris pour plier et mélanger les genres afin de créer ce corpus d’œuvres.”
Après sa prestation de 2016 aux Country Music Awards (abrévié CMA Awards), grand-messe de la country chez l’Oncle Sam, la chanteuse avait fait face à des critiques teintées de racisme. Sur la superbe chanson d’ouverture de l’album, Ameriican Requiem, Beyoncé règle ses comptes avec les conservateurs : “Les gens ont beaucoup de choses à dire quand je chante ma chanson / Ils disaient que je parlais ‘trop country’ / Puis le rejet est arrivé, ils ont dit que je n’étais ‘pas assez country’ / Ils ont dit que je ne monterais pas en selle, mais si ce n’est pas de la country, dis-moi ce que c’est / Ils ne savent pas à quel point j’ai dû me battre pour ça, quand je chante ma chanson.”
2024, l’année de la country et du westerncore
Sur ses dernières photos promotionnelles sensationnelles, Beyoncé s’affiche en tenancière de saloon ou en héroïne de la conquête de l’Ouest, de quoi rendre les panoplies façon John Wayne moderne encore plus tendance.
Car en plus de la sortie de Cowboy Carter de Beyoncé, 2024 est une année placée sous l’année de la country. Depuis le dernier défilé Louis Vuitton homme automne-hiver 2024-2025 par Pharrell Williams présenté en janvier dernier (et même avant), on ne compte plus le nombre de stars (Bella Hadid en tête) et de fashionistas vêtues en public de chapeaux de cow-boy, de vestes à franges et de santiags.
La tendance western/westerncore avait déjà gagné le monde du cinéma quelques temps auparavant, avec la sortie successive de plusieurs westerns, relus à l’aune des questions contemporaines. On pense, par exemple, à The Power of the Dog, sacré Lion d’argent lors de la 78ème édition de la Mostra de Venise, qui a valu l’Oscar de la meilleure réalisation à Jane Campion en 2021.
La même année, Netflix a consacré un projet aux cow-boys noirs avec When They See Us, une thématique en écho au propos défendu par Beyoncé dans Cowboy Carter. Enfin, c’était Pedro Almodóvar qui optait en 2023 pour une relecture du western avec le court-métrage Strange Way of Life, qui réunissait à l’écran Pedro Pascal et Ethan Hawke.
Côté musique : l’artiste Shaboozey (présent dans la production de Cowboy Carter) s’est hissé en tête du classement Billboard Hot 100. Un exploit qu’il maintient depuis maintenant 9 semaines consécutives. Cinq fois récompensée aux Grammy Awards pour sa country-pop, Kacey Musgraves a également dénoncé le manque d’inclusivité au sein de l’industrie country – préssentie pour être à nouveau nommée lors de la prochaine édition de cette cérémonie pour son album Deeper Well.
Beyoncé, snobée
Si le westerncore a de toute évidence le vent en poupe, peut-on affirmer pour autant que les injustices sont résolues dans l’industrie de la country ? La réponse est tombée dès la sortie du premier single et continue de s’affirmer depuis. S’il ne fait aucun doute que l’album assume une tangente country, la station de radio américaine KYKC n’était pas du même avis.
Interrogé sur l’absence du tube Texas, Hold ‘Em sur ses ondes en février 2024, le directeur de la chaîne rétorque : “Nous ne diffusons pas de Beyoncé car nous sommes une station de radio de country.” Le 9 septembre 2024, les Country Music Awards assènent l’affront final. Beyoncé est snobée, ne recevant aucune nomination – alors qu’elle a sans doute sorti l’album country de l’année.
Le tacle de Beyoncé aux Grammy Awards
Ce virage country de la part de Queen Bey pourrait cependant s’avérer très stratégique afin d’avancer sur le terrain (couvert d’or) de Taylor Swift, qui a une fois encore triomphé aux derniers Grammy Awards. Parmi les votants pour les récompenses attribuées par l’institution musicale américaine, se trouveraient de nombreux fans de country.
Même si Beyoncé est l’artiste la plus récompensée des Grammy Awards, elle n’a jamais remporté le prix très convoité du meilleur album de l’année, malgré de nombreuses nominations. Dans le morceau Sweet ★ Honey ★ Buckiin’, l’un des titres les plus bluffants de Cowboy Carter qui a été produit par Pharrell Williams, elle lance : “L’album de l’année, je ne l’ai pas gagné / Je ne me sens pas piquée par ces gens-là / Mais je prends cette merde à bras-le-corps / Je reviens et je fais chauffer tout péter”.
Avec Cowboy Carter, qui est l’un des meilleurs albums de Beyoncé à ce jour, la reine de la pop (et icône country en devenir) pourrait enfin gagner le fameux trophée au prochain rodéo musical des Grammy Awards…
Et c’est bien parti… Car ce vendredi 8 novembre 2024, la chanteuse était nommée onze fois aux Grammy Awards 2025 qui auront lieu à Los Angeles le 2 février prochain, notamment pour les prix convoités du meilleur album de l’année et du meilleur album country de l’année. Les paris sont ouverts…
Cowboy Carter (2024) de Beyoncé, disponible.