(LA)HORDE nous dévoile les dessous de sa performance au Louvre
Ce vendredi 17 janvier 2025, les danseurs du Ballet National de Marseille, sous l’égide de (LA)HORDE, ont investi les cours Marly et Puget du musée du Louvre, à Paris, se mouvant entre les sculptures et les spectateurs. iPhones à la main, les danseurs retransmettaient leur performance Age of Content en live sur le compte Instagram du collectif et de l’institution, questionnant les représentations du corps à l’ère du tout numérique. Rencontre.
propos recueillis par Camille Bois-Martin.
La performance troublante de (LA)HORDE au musée du Louvre
Vendredi 17 janvier 2025, au musée du Louvre, à Paris. Alors que l’obscurité nocturne a déjà englouti la ville, d’étranges lumières s’échappent du plafond vitré des cours Marly et Puget de l’institution. À l’intérieur, une petite foule de chanceux ayant réussi à se procurer des places assistent aux premiers pas du spectacle Age of Content imaginé par (LA)HORDE en étroite collaboration avec les danseurs du Ballet National de Marseille.
Entre un marbre d’Apollon poursuivant Daphné (1713-1715) de Nicolas Coustou et Les lutteurs (1684-1688) de Philippe Magnier, le public suit une chorégraphie inspirée par les mouvements de personnages de jeux vidéo et, plus largement, par le monde numérique, découvrant çà et là un duo en train de danser face à la caméra frontale d’un iPhone, un autre filmé par un camarade, ou encore un danseur équipé d’un harnais composé de trente téléphones capturant les scènes des alentours. Cette vision troublante se complète de grands écrans LED, installés entre les deux cours du musée, et sur lesquels sont retransmises en direct les vidéos prises en direct par le ballet, et diffusées en simultané sur les comptes Instagram du Louvre et de (LA)HORDE. Une performance puissante qui a depuis fait le tour des réseaux sociaux, et sur laquelle le collectif revient pour Numéro.
L’interview du collectif de danse (LA)HORDE
Numéro : Vous avez déjà dansé dans de grands monuments. Comment était-ce d’investir le musée du Louvre ?
(LA)HORDE : C’est un lieu que nous avons tous traversé dans notre enfance, mais aussi lorsque nous étions étudiants, où nous venions chercher l’inspiration. Les cours Marly et Puget particulièrement, qu’on explorait pour s’exercer et observer les différentes perspectives, les corps et leurs affectations… Au sein du musée, on retrouve tellement de canons de beauté différents à travers les époques, mais qui sont restés figés dans le temps. Cette idée nous intéressait beaucoup : avant la photographie, il y avait la peinture et la sculpture. Ce qui nous intriguait était de mettre en dialogue avec notre performance, basée sur notre spectacle Age of Content, le numérique et l’historique, et d’aborder cette question de la représentation et de la beauté à l’ère des réseaux sociaux. Depuis que nous sommes à la direction du Ballet National de Marseille, qui est un lieu d’art vivant, on a plaisir à rencontrer des institutions qui conservent du plastique, du peint, de l’installation, parce que ça remet aussi en question la notion de musée, d’histoire, de conservation. Nos œuvres sont éphémères, et tout est à refaire à chaque fois, tout reste dans l’instant présent. Nous sommes habitués à jouer sur scène, mais on adore les transformer en espaces de transgression car il y a aussi quelque chose d’extrêmement jouissif à l’idée de faire des gestes qu’on n’a pas vraiment le droit de faire normalement dans des contextes muséaux. Donc, d’un seul coup, de pouvoir suivre une œuvre en mouvement, de pouvoir déambuler la nuit sans être forcément accompagnés de cartels, de médiateurs… Il y a une espèce de liberté contenue le temps d’une soirée.
Le spectacle Age of Content, entre jeux vidéo et réseaux sociaux
Quelles sont vos inspirations pour votre spectacle Age of Content ?
Age of Content, c’est vraiment l’ère du contenu. Dans l’ère de l’Internet 2.0, on a eu ce nouveau terme qui est apparu, qui est le contenu. C’est une espèce de mot valise englobant énormément de formats et de récits faits pour capter l’attention. Nous posons la question d’où diriger notre attention aujourd’hui, de ce à quoi il faut être attentif et comment, finalement, le contexte va toujours influencer la manière dont on reçoit une information. Dans notre spectacle, on a interrogé la représentation dans les jeux vidéo comme Tomb Raider ou GTA ou même les Sims, dans lesquels on a puisé des stéréotypes de mouvements du corps pour jouer une prostituée, une femme en colère, un gangster, un pilote… qui se répétaient de jeu en jeu. On s’est alors demandé s’ils avaient fait appel à des sociologues ou si ces attitudes découlaient de l’imagination d’ingénieurs de la Silicon Valley pas forcément en prise avec le monde réel.
Vous avez donc épluché le monde du jeu vidéo pour composer votre chorégraphie…
Nous nous sommes aussi plongés dans les réseaux sociaux, où beaucoup d’utilisateurs se sont justement emparés de ces mouvements caricaturaux visibles dans les jeux vidéo et ont commencé à les imiter. C’était finalement le monde réel qui mimait le monde virtuel, qui lui-même mimait, au commencement, le monde réel, et que nous remettons dans le réel, c’est-à-dire dans notre spectacle ! Une sorte de métavers, qui se trouve à la source de cette performance, qui était d’ailleurs retransmise en live et transformée à nouveau en contenu numérique…
Un spectacle filmé à l’iPhone et retransmis en live sur Instagram
Comment les danseurs du Ballet National de Marseille ont-il travaillé pour cette performance ?
C’était assez fascinant de transformer ces corps digitalisés en corps humains : leur imitation virtuose d’attitudes fausses et caricaturales produit une vision assez troublante. Dans cette performance, il y a un basculement où les danseurs se retrouvent, essayent d’approfondir leurs relations pour aboutir à une certaine forme d’humanité. Ils regardent à l’intérieur les uns des autres, en ouvrant leurs bouches comme pour essayer de se découvrir, de retrouver une organicité, une fluidité et des relations finalement charnelles et sensuelles. Ça passe par les muqueuses, par ces gestes de transgressions moins rigides ou normés, et beaucoup moins compréhensibles…
Comment avez-vous adapté votre spectacle à la captation live, filmée par un iPhone ?
On a réécrit les chorégraphies pour inclure les iPhone, qu’ils soit portés à la main, sur un harnais ou via un trépied. D’ailleurs, à ce moment-là du spectacle, on passe d’un cadrage en 16/9, donc horizontal, à un 9/16, donc vertical, ce qui incite les spectacles à incliner leur téléphone pour rentrer dans une narration plus cinématographique. Cette idée répond aussi à notre réflexion sur les contenus numériques et sur ce qu’ils racontent selon leur format, et comment cela influe sur nos fictions communes. Le spectateur est d’ailleurs inclus à l’intérieur de cette chorégraphie : ils étaient invités à filmer, à reposter sur les réseaux sociaux ou à regarder le live à l’intérieur même du lieu dans lequel le spectacle prend place.
Pourquoi avoir choisi d’intégrer des iPhone à votre performance ?
Parce qu’ils font partie de notre quotidien. C’est un objet personnel que tout le monde a toujours dans sa poche, mais c’est aussi notre outil de travail, que l’on utilisait dès nos premiers projets comme Novaciéries. Ces contenus filmés au téléphone font écho à tous ceux que l’on voit sur Internet chaque jour, et décuplent les regards des spectateurs qui n’ont plus qu’un seul point de vue traditionnel face à une scène, mais une multitude, retransmise en live. Plutôt qu’une caméra, l’iPhone nous a permis d’avoir des captations plus incarnées et impliquées dans le mouvement des danseurs.
“On fait ce métier pour créer un dialogue avec le public.”
(LA)HORDE.
Quel est votre rapport à Internet ?
Nous ne sommes pas des natifs d’Internet. C’est venu très vite dans nos vies, mais nous avons vraiment vécu ce basculement entre deux ères. En particulier dans la culture et dans l’art contemporain, qui ont vu naître tout un courant post-Internet et qui a permis aussi un décloisonnement des communications, du partage d’esthétique. Tout cela nous a finalement amenés, dans nos discussions, à qualifier des danses de post-Internet, car elles intègrent ces nouveaux outils qui permettaient de se filmer, et qui changent la représentation et la transmission, pour le meilleur comme pour le pire. En fin de compte, notre projet n’apporte pas forcément de réponse mais pose plutôt des questions, comme un carnet de notes en perpétuelle rédaction.
Qu’espérez-vous faire ressentir aux spectateurs d’Age of Content ?
On ne peut pas vraiment répondre à la place du public. Mais on espère que les questions que l’on se pose entre nous puissent se transformer en partage de points de vue qui résonnent en chaque individu. C’est pour ça qu’on fait ce métier-là : pour créer un dialogue, échanger. On ne se pose jamais la question de savoir si les spectateurs vont aimer notre création ou non. Nous nous inscrivons dans la lignée du “maître ignorant” et du “spectateur émancipé” de Rancière [ndlr : l’abolition de la distance entre le maître et l’élève qui seraient séparés par des connaissances qu’un seul des deux possède], car nous présentons nos recherches sous les yeux du public, auxquelles les danseurs donnent corps. Il y a une forme de croyance qui naît, surtout ici au musée du Louvre, portée par toutes ces formes d’art qui y sont conservées et qui croisent les réflexions, les points de vue et les différents outils utilisés à travers les époques.
“Age of Content”, spectacle de (LA)HORDE et du Ballet National de Marseille. En tournée en Europe puis au Théâtre de la Ville de Paris, du 1er au 7 juin 2025.