Rencontre avec Tilda Swinton, une actrice passionnante et fascinante
Immense artiste capable de se transformer à l’infini, d’endosser toutes les personnalités et d’évoluer dans tous les registres, du film réaliste au film fantastique, Tilda Swinton a travaillé avec les plus grands cinéastes contemporains. Elle est de retour sur les écrans le 8 janvier 2025 dans le magnifique film de Pedro Almodóvar, La Chambre d’à côté.
Tilda Swinton, star du film La Chambre d’à côté
Artiste multiple, Tilda Swinton a tourné avec les cinéastes les plus intéressants – Derek Jarman, Luca Guadagnino, Jim Jarmusch, les frères Coen, Lynne Ramsay, David Fincher, Wes Anderson, Bong Joon-ho, Joanna Hogg, les frères Safdie, Apichatpong Weerasethakul – et joué de toutes les possibilités de son art, à la lisière de l’étrangeté et de la plus simple humanité.
Dans le nouveau et magnifique film de Pedro Almodóvar, La Chambre d’à côté, elle incarne une femme malade qui se pose la question de la fin, soutenue par une amie proche. Une œuvre marquante qui aborde d’une façon poignante, le sujet de la mort. Elle sera également à l’affiche du prochain long-métrage de Joshua Oppenheimer, The End, une comédie musicale sur le thème de la fin du monde. L’icône du 7e art s’est entretenue avec Numéro pour évoquer ces nouveaux projets. Rencontre.
L’interview de Tilda Swinton pour Numéro
Numéro : Quel a été votre chemin vers La Chambre d’à côté ?
Tilda Swinton : Pedro m’a envoyé le scénario il y a deux ans. Je l’ai lu d’une traite et nous avons décidé de tourner au plus vite. Le film a toujours reposé sur une forme d’urgence – faire quelque chose de clair, de propre et de modeste –, et il nous a paru important de ne pas y mettre trop de labeur : plutôt de la fluidité et de la facilité. Pour Pedro, il était important de tourner à Madrid et cela s’est révélé être une excellente décision. Son cinéma a toujours eu comme socle une équipe familière, enracinée dans sa ville. Peut-être davantage parce qu’il s’agit de son premier long-métrage en anglais, situé aux États-Unis, il fallait rendre le fantasme familier, élever cette histoire “étrangère” dans la proximité. Nous avons répété trois mois et tourné très vite. Le film a été montré à Venise quatre mois plus tard. Comme un tourbillon.
Pour moi, le film est un classique instantané. Comment en avez-vous parlé avec Pedro Almodóvar durant la préparation ?
Pedro savait qu’à plusieurs reprises j’ai accompagné des proches en phase terminale d’une maladie. Nous avons parlé de l’importance de la position du témoin. Cette expérience a été l’un des trésors de mon existence, je la considère comme un grand privilège. Après avoir lu le scénario, j’ai dû vérifier laquelle des deux héroïnes il voulait que je sois. Dans la réalité, j’ai si souvent été dans la peau d’Ingrid, son écoute vigilante formait un territoire naturel pour moi. Quand Pedro m’a annoncé qu’il envisageait plutôt que je joue Martha, j’ai dû faire un tour à l’intérieur de moi-même pour atteindre l’autre côté d’une expérience familière. J’ai ressenti ça comme une grâce, la chance de comprendre les chemins foulés par ceux que j’aimais et qui sont partis. En incarnant Martha, j’ai pu découvrir ma propre attitude face à mon inévitable mortalité. J’ai trouvé sa tranquillité très confortable – j’admets qu’il s’agit de la mienne. Grâce à ce rôle, j’ai pu puiser dans mes propres ressentis comme rarement auparavant. Très peu de jeu, finalement.
Le film évoque frontalement la mort, en montrant votre visage comme s’il avait déjà disparu.
J’apprécie que vous l’ayez remarqué. Je dirais que le film – le poème, la fable qu’est le film – est fondamentalement intéressé par l’esprit avant toute autre chose. L’esprit de l’amitié, l’esprit du partage honnête et du témoin honnête, et l’esprit vivant, celui de l’expérience comme celui de l’absence. C’est un film sur des gens qui écrivent : la narration représente un aspect crucial de la vie des femmes qui habitent ces scènes, et tout ce que nous voyons se retrouve à un moment, redit, remémoré, réimaginé. Martha est déjà un souvenir, avant même qu’elle ne parte. Elle hante sa fille de manière poignante. Le paysage de son physique, bientôt défaillant, son visage qui communique tant jusqu’à la fin, voilà les fondations de La Chambre d’à côté.
“Le cinéma d’Almodóvar, si vibrant, dédié à la vie et à toutes les manières de la vivre, est à l’aise avec l’idée de la mort et avec les fantômes qui nous hantent.”
Tilda Swinton.
Almodóvar filme l’ombre de la mort dans nos vies. Est-ce une des fonctions du cinéma ?
Le cinéma est une zone sans mort. Dans ses mains, le temps s’arrête. Nous vivons tous et toutes pour toujours dans son royaume. En dehors de ses frontières, la mort est permanente, accompagnante indélébile y compris des vies les plus jeunes et robustes. Elle donne une substance à nos existences et, je crois, un but essentiel. L’idée que nous devrions essayer de tromper, de battre ou de défier la mort reste, à mes yeux, une façon de gâcher le meilleur mécanisme à notre disposition dans cette quête de sens. Le cinéma d’Almodóvar, si vibrant, dédié à la vie et à toutes les manières de la vivre, est à l’aise avec l’idée de la mort et avec les fantômes qui nous hantent. La Chambre d’à côté est le dernier d’une longue liste de films sur la mortalité que Pedro a réalisés durant plusieurs décennies, peut-être le plus explicite, et certainement le plus silencieux.
Une actrice et artiste inclassable
Grâce à Julianne Moore et à vous-même, La Chambre d’à côté est un superbe film d’actrices. Quelles comédiennes admirez-vous le plus dans l’histoire du cinéma ?
Lillian Gish et Delphine Seyrig. Deux artistes exceptionnelles qui se sont faites toutes seules, en proximité avec le monde de l’art et l’avant-garde du cinéma de leur époque. Elles sont aussi d’une beauté à couper le souffle, pleines de repartie et brillantes.
Quelle fut la première fois où vous avez pensé : “Je suis une actrice.” ?
J’attends toujours.
Le mot “artiste” est-il plus approprié pour saisir l’amplitude de votre travail ?
Je n’ai jamais accueilli sereinement le fait d’être décrite comme une actrice. Jouer m’intéresse peu en soi, et cela n’a jamais été mon intention ou mon désir. J’ai eu la chance de me trouver très jeune dans un milieu où l’on ne me demandait pas de porter une étiquette. Nous appartenions à une sensibilité de personnes faisant du cinéma, avec des contributions et des talents divers. Nous partagions une vision de la responsabilité collective et de la signature auteuriste qui nous allait très bien.
Derek Jarman, le cinéaste expérimental avec qui vous avez débuté dans les années 80-90, vous a-t-il aidée à vous révéler à vous-même ?
Derek nous a encouragés à suivre la direction qui nous faisait vibrer. Il m’a donné la chance de développer une relation sans entraves à la caméra. Je ne vois pas comment j’aurais pu le faire dans un autre contexte. La majorité des sept films que nous avons tournés ensemble étaient muets, en super-8, comme des home movies. Ils m’ont permis d’explorer un monde d’improvisation que j’habite toujours. Loin des territoires habituels de l’actorat, des scénarios, des personnages, cela a fait grandir en moi l’envie de fabriquer des formes, comme le ferait peut-être une danseuse plutôt qu’une comédienne. Derek Jarman a ouvert cet espace devant moi, afin que j’y trouve ma zone de confort. Pour une personne jeune, il n’y a rien de plus beau.
Wes Anderson est un cinéaste important dans votre carrière. À vos yeux, quelle anecdote résume votre relation créative ?
Depuis notre premier film ensemble [Moonrise Kingdom en 2012], nous avons une relation joyeuse et lumineuse. Je me souviens de sa tête quand nous tournions The Grand Budapest Hotel et que je lui ai décrit la façon dont ma grand-mère appliquait son rouge à lèvres – en trois gestes vifs, l’un en haut à gauche de sa bouche, l’autre en haut à droite, et le troisième dans la partie basse – et comment, lorsqu’elle approchait les 90 ans, elle le faisait de façon de plus en plus bancale et imprécise. Il était très excité à l’idée d’inclure cela dans le film, en plus des cinq heures de maquillage et la pose de prothèses [le personnage qu’elle incarnait était très âgé] que je devais me taper avec le génial Mark Coulier. Dans ces moments-là, sa joie enfantine fait du bien.
“Je n’ai jamais accueilli sereinement le fait d’être décrite comme une actrice.”
Tilda Swinton.
Comment décrire votre travail avec Apichatpong Weerasethakul [Palme d’or à Cannes en 2010] sur Memoria, sorti en 2021 ?
Littéralement, un rêve. Joe [le surnom du cinéaste] et moi avons parlé de ce projet durant dix-sept ans avant de le tourner en Colombie. La conscience de la personne que devenait Jessica [son personnage] a grandi en nous et entre nous comme un mycélium. Avec Joe, notre rapport est fraternel : certains gestes ne sont même pas discutés, ils naissent dans une conversation silencieuse. Travailler le mouvement et le silence, avec les oreilles ouvertes et beaucoup d’attention portée à nos sensations intérieures, me ramène à mes racines cinématographiques avec Derek Jarman. Joe et moi avons en quelque sorte repris les choses là où Derek les avait laissées en partant [le cinéaste anglais est mort en 1994 des suites du sida]. Nous travaillons ensemble dans un ballet symbiotique, comme des enfants perdus dans la forêt. C’est exaltant.
Pouvez-vous dire quelque chose sur votre nouveau projet commun au Sri Lanka ?
Les choses sont fraîches et encore à l’état liquide. Tout ce que je peux vous dire, c’est que le projet liant Apichatpong, le Sri Lanka et un questionnement sur la consistance de nos consciences va commencer son trajet vers le public dans environ deux ans…
Une icône de mode hors des carcans
Votre sens du style a toujours été très affûté. Quand la mode devient une affaire de marques et de conglomérats, comment y trouvez-vous de la radicalité ?
En travaillant étroitement avec des gens que j’admire et avec lesquels il est possible d’avoir un dialogue qui dépasse de loin le monde que vous décrivez. Mon ami Jerry Stafford, avec lequel je collabore de façon très proche et qui est styliste, me présente à des artistes avec qui les conversations scintillent. De nouvelles relations se forment et fleurissent. Lui et moi, nous venons d’une époque, les années 80 à Londres, où personne n’avait en tête – et surtout pas envie – de faire de l’argent. On s’habillait pour s’amuser et s’enchanter mutuellement, des clubs comme le Taboo et le Blitz représentaient une sous-culture, j’aime penser une “superculture”, peu photographiée, par rapport aux standards actuels. Ces clubs marchaient très fort sans aucune ambition commerciale. J’y ai rencontré tant de personnes qui sont encore une tribu solide sur laquelle nous nous reposons tous aujourd’hui.
Vous avez souvent été définie comme bizarre ou queer. Revendiquez-vous ces mots ?
Ces termes ont été importants pour celles et ceux d’entre nous qui faisaient partie d’un milieu, pour revendiquer ce que d’autres transformaient en irrespect ou en motif d’exclusion. Loin de nous diminuer, ces mots ont toujours défini à mes yeux nos capacités les plus expansives. Nous aimons dire, quand des personnes nous critiquent car nous ne sommes pas mainstream – comme si c’était la seule destination désirable – que le mainstream de certains est un cloaque pour d’autres. Nous sommes très fiers de nos sensibilités intègres, et aucune critique du lobby conformiste ne peut diminuer notre honneur.
Quels sont vos projets ?
Trois films sortent de terre. La Chambre d’à côté bien sûr, mais aussi The End, de Joshua Oppenheimer, que nous avons tourné l’an dernier, une comédie musicale sur la fin du monde… Il y a aussi The Hexagonal Hive and A Mouse in a Maze, un film-essai sur l’apprentissage, que j’ai réalisé collectivement avec mes camarades du Derek Jarman Lab. Nous avions préalablement tourné ensemble The Seasons in Quincy… sur le critique d’art John Berger. Et si votre question porte sur mes racines profondes, dans la terre… j’ai hâte de traverser un hiver agréable, sombre, lent à se déployer. Avant le retour du printemps…
La Chambre d’à côté (2025) de Pedro Almodóvar, avec Tilda Swinton et Julianne Moore, au cinéma le 8 janvier 2025. Le film The End (2025 de Joshua Opppenheimer, avec Tilda Swinton, n’a pas encore de date de sortie.