28 oct 2025

Benjamin Voisin nous raconte son rôle dans L’Étranger de François Ozon

Après la comédie dramatique Quand vient l’automne, François Ozon s’attaque à l’adaptation d’un monument de la littérature : L’Étranger d’Albert Camus. Après avoir été présenté en compétition officielle à la Mostra de Venise 2025, le film événement sort ce mercredi 29 octobre 2025 au cinéma. À cette occasion, Numéro a rencontré son interprète principal, Benjamin Voisin, révélation d’Été 85, qui prête ici ses traits à l’inoubliable Meursault…

  • par Jordan Bako

    et propos recueillis par Nathan Merchadier.

  • L’Étranger, un livre culte d’Albert Camus

    Devançant d’autres classiques de Hugo, Balzac et Dumas, c’est le troisième roman francophone le plus lu dans le monde – traduit dans plus de 75 langues. En 1942, Albert Camus fait paraître L’Étranger aux éditions Gallimard. Le premier roman qu’il mène à terme après de multiples essais d’autobiographie, publié en contexte de guerre. 

    À la fois narrateur et personnage principal du roman, Meursault semble être animé une profonde apathie. Les premières lignes du roman – aujourd’hui devenues culte – traduisent à merveille cette insensibilité. Il est, en effet, incapable de ressentir une quelconque émotion lorsqu’on lui annonce par télégramme le décès de sa mère.

    Totalement étranger aux conventions sociales, le personnage permet à Albert Camus d’esquisser les fondements de sa philosophie de l’absurde, qui est l’un des principaux apports à l’histoire de la littérature.

    Une adaptation par Luchino Visconti

    Difficile de retranscrire en images le verbe d’Albert Camus, tant il est unique, convoquant en une poignée de mots des réflexions sur le sens de la vie. L’auteur a d’ailleurs refusé de son vivant toute forme d’adaptation de L’Étranger au cinéma.

    En 1967, Luchino Visconti tente une première adaptation avec l’aval de Francine Camus, veuve de l’écrivain, à condition que le cinéaste reste le plus fidèle possible aux mots du roman. Sorti en salles quatre ans après le triomphe du Guépard, le long-métrage mettant en scène Marcello Mastroianni est tièdement accueilli par la critique comme par les spectateurs…

    Une relecture du roman par François Ozon

    Pourtant, le réalisateur François Ozon se prête au jeu de l’adaptation du livre. Après Quand vient l’automne, son dernier film en date qui valait à Hélène Vincent une nomination aux César, le Français dirige cette nouvelle version de L’Étranger qui fait son arrivée au cinéma ce mercredi 29 octobre 2025.

    La filmographie du cinéaste recèle de réinterprétations, orchestrées avec plus ou moins de fidélité à leurs œuvres originelles. En effet, 8 Femmes (2002) et Peter von Kant (2022) sont à l’origine des pièces de théâtre, Été 85 (2020) et Tout s’est bien passé (2021) des romans. Quant à Grâce à Dieu (2018), il s’inspire d’affaires réelles d’abus sexuels perpétrés par un prêtre sur des enfants. 

    La bande-annonce du film L’Étranger (2025).

    Benjamin Vosin, star du film L’Étranger

    Pour son nouveau long-métrage très réussi, François Ozon filme Rebecca Marder, qui incarne avec une grande justesse le rôle de Marie, l’amante de Meursault. L’actrice franco-américaine retrouve ainsi François Ozon, deux ans après la comédie dramatique Mon Crime. Récemment couronné du César du meilleur acteur dans un second rôle pour Anatomie d’une chute (2023), Swann Arlaud figure également au générique de L’Étranger dans le rôle d’un aumônier. Tandis que Pierre Lottin et Denis Lavant font aussi partie du casting, très éclectique, de ce film fascinant.

    Et pour son héros, il mise sur un visage déjà familier de son univers. Le charismatique Benjamin Voisin est la tête d’affiche de L’Étranger, incarnant avec une conviction saisissante le rôle de Meursault. Révélation du film Été 85, l’acteur avait déjà été nommé au César du meilleur espoir masculin en 2021 pour ce rôle, avant de remporter l’année suivante le prix pour Les Illusions perdues de Xavier Giannoli.

    En adaptant L’Étranger, François Ozon a pris beaucoup de risques.” Benjamin Voisin

    Mais rejoindre cette nouvelle aventure n’a pas été sans pression pour le comédien de 28 ans. Il confie ainsi à Numéro, au cours d’une interview réalisée une après-midi d’automne 2025 : “Ce rôle m’a retourné le cerveau. Dès le départ, François Ozon m’a dit : ‘Je ne veux pas filmer un acteur. Je veux filmer de l’humanité’. Il m’a fait lire un texte de Robert Bresson sur la différence entre l’acteur et le modèle. Selon lui, l’acteur fabrique, le modèle, lui, est. Et il voulait que je sois ce modèle-là. Que ce ne soit pas une composition, ni une performance.” 

    Au sujet des nombreux partis pris du réalisateur, Benjamin Voisin confirme : “En adaptant L’Étranger, François Ozon a pris beaucoup de risques. Il choisit le noir et blanc, pour rester au plus près de l’introspection, il développe les rôles féminins, il fait des choix radicaux. Alors je me suis dit que je devais, moi aussi, aller aussi loin. J’ai donc travaillé à faire disparaître ma nature joyeuse, expansive, pour accéder à quelque chose de plus silencieux, plus intérieur. Il fallait que je sois cet homme-là, tout le temps, jusqu’à l’épuisement. C’était intense, douloureux parfois, mais nécessaire. Et au fond, c’est dans ce chaos que j’ai trouvé la vérité du personnage.

    Une interprétation habitée de Benjamin Voisin 

    Benjamin Voisin s’est engagé totalement pour délivrer cette nouvelle partition. Un dévouement auquel l’acteur semble désormais habitué : “J’ai été tellement absorbé par Meursault que je ne parlais plus trop aux autres acteurs en dehors du tournage. J’ai relu le roman deux cents fois, et comme lui, je me foutais un peu de tout ce qui ne m’intéressait pas. Mais le cinéma, ce n’est pas Disneyland. On passe parfois par des zones d’inconfort, voire de souffrance. On a la chance d’exercer une passion. Alors si un tournage est un peu rude mais qu’il donne un grand film, ça vaut largement le coup.”

    En sortant de la projection de cette adaptation de L’Étranger, qui s’étend sur près de deux heures, la gueule d’ange de Benjamin Voisin reste gravée sur la pellicule. Son interprétation habitée du personnage central du roman d’Albert Camus impressionne autant qu’elle émeut, dans un exercice qui aurait pu s’avérer périlleux.

    Mais c’est précisément ce type de prise de risques qui distingue les acteurs destinés à laisser une marque durable, au-delà de leurs rôles. Sans conteste, Benjamin Voisin appartient à cette caste. Il fait partie de ceux qui osent s’emparer de personnages complexes et insaisissables, et qui n’hésitent plus à sortir de leur zone de confort.

    Je me sens à l’aise quand j’ai peur.” Benjamin Voisin

    Je me sens à l’aise quand j’ai peur” affirme Benjamin Voisin. Avant d’ajouter : “Ce que j’aime, c’est comprendre l’intimité des autres pour mieux cerner celle du personnage. Si je refais la même préparation pour un rôle similaire, je vais au même endroit, et ça m’ennuie. Je n’ai pas envie de rejouer deux fois dans le même film, ni d’être confondu avec moi-même. J’admire un acteur comme Karim Leklou, qui cherche toujours à bouger, à se déplacer. Chez les actrices, c’est plus dur. On les enferme encore dans l’âge, dans la beauté, dans le corps. Ça change, heureusement, mais on leur offre encore trop rarement la possibilité d’être pleinement des personnages, des êtres humains complexes.” 

    Une différence de traitement entre acteurs et actrices que Benjamin Voisin a observé sur certains tournages auxquels il a participé depuis le début de sa carrière. Il évoque aussi le sujet de la démocratisation des coordinateurs d’intimité : “Aujourd’hui, beaucoup plus de règles sont énoncées en amont des tournages. Les coordinateurs d’intimité sur les plateaux sont devenus une évidence, et c’est très bien comme ça (…) Je suis arrivé à une époque où la conscience collective commençait déjà à bouger. C’est une bonne chose, à la fois pour le cinéma et pour la mentalité générale dans laquelle on crée.”

    Un acteur versatile 

    En avril 2025, Benjamin Voisin captivait une large audience dans la sulfureuse série Carême diffusée sur Apple TV+. Il y incarnait Antonin Carême, chef pâtissier devenu icône mondiale (à qui l’on doit notamment l’invention de la pièce montée et du vol-au-vent) et partageait l’écran avec Lyna Khoudri, déchaînant au passage la passion d’une poignée de spectateurs. À cela s’est ajouté le tournage d’une réécriture de Quasimodo signée Jean-François Richet (Blood Father) prévue pour 2026, illustrant l’étendue des projets dans lesquels le jeune comédien s’embarque sans filet.

    Une cadence qui pourrait en impressionner plus d’un, mais face à laquelle Benjamin Voisin ne semble pas se dégonfler. “J’ai enchaîné pas mal de projets, mais certains acteurs font encore plus. Pour moi, il est essentiel de garder une vie en dehors du milieu. Je passe beaucoup de temps avec des amis qui ne sont pas acteurs. Avec eux, je peux rester moi-même et remettre les choses en perspective. Cette distance me permet de rester ouvert et chaleureux avec les autres sans me sentir enfermé dans le milieu” affirme-t-il avec aplomb. 

    En incarnant Meursault avec une intensité saisissante, Benjamin Voisin confirme une fois encore sa place parmi les jeunes talents les plus prometteurs du cinéma français. Et si cela lui valait un second César lors de la prestigieuse cérémonie qui aura lieu le 27 février 2026 ?

    L’Étranger de François Ozon, au cinéma le 29 octobre 2025.