Les 5 visages d’Yves Klein au Centre Pompidou-Metz
Au cœur d’une grande exposition au Centre Pompidou-Metz, qui explore aussi bien son œuvre que la quête d’infini partagée par plusieurs artistes de son époque, Yves Klein a définitivement marqué la deuxième moitié du XXe siècle par ses œuvres radicales et son regard visionnaire jusqu’à sa disparition prématurée en 1962. Entre peinture et sculpture, architecture et performance, sa pratique plurielle animée par une indéfectible ambition invite à revenir sur les différents volets de son œuvre, reflets de ses multiples facettes.
Par Matthieu Jacquet.
58 ans après sa mort, le nom d’Yves Klein rime encore avec un genre pictural bien précis : le monochrome Dès la fin des années 40, c’est par cet exercice artistique que le jeune homme entame ses débuts dans la peinture. Sur papier puis sur toile et sur bois, il laisse la trace de pigments colorés dans leur état le plus pur. Au fil des années, ses supports carrés ou rectangulaires de divers formats sont couverts de rouge garance, de rose, de jaune, d’orange ou de noir et, par-dessus tout, de son célèbre bleu outremer, dont il dépose le brevet en 1960 sous le nom d’IKB (pour “International Klein Blue”). Mais la peinture sera aussi pour Yves Klein le lieu de véritables expériences plastiques mettant le corps à l’épreuve. Lorsqu’il visite Hiroshima en 1953, aussi fasciné qu’effrayé devant cette ville en cendres et la perspective d’une guerre nucléaire, l’artiste pense à inscrire sur la toile l’empreinte de l’humain. Ainsi, après ses fameuses et controversées Anthropométries qui utilisent les corps dénudés de femmes comme pinceaux, il réalise en 1961 une peinture monochrome où se lisent, en négatif, les impressions d’un corps en mouvement par le pigment. Quatre ans auparavant, Yves Klein réalisait déjà sa première “peinture de feu” en allumant sur une toile peinte des feux de Bengale, procédé dont il s’inspirera plus tard en utilisant de grandes flammes de gaz. En résulteront des œuvres noircies et trouées par la seule action d’un élément fondamental lors de séances de travail courtes et intenses où le hasard crée la magie.
2. L'architecte utopiste
Un après-midi de 1947, Yves Klein se trouve sur la place de Nice avec deux de ses meilleurs amis, Armand Fernandez – le futur sculpteur Arman – et le poète Claude Pascal. En pleine discussion, tous trois décident de se partager le monde : l’air revient à Pascal, la terre à Arman et à Yves Klein le ciel. Dès lors, une quête d’infini habitera la pratique de l’artiste, l'emmenant jusqu’à un territoire relativement méconnu dans sa carrière : l’architecture. Car c’est aussi dans la pensée des espaces qu’Yves Klein exprimera toute l’ambition de sa pratique. Avec son projet d’“architecture de l’air”, il commence à imaginer la ville du futur, un futur où la surface de la Terre serait libérée du poids des humains. Ceux-ci évolueraient alors dans un monde flottant régi par des énergies élémentaires : Yves Klein pense une forme de climatisation de l’espace grâce à des toitures faites d’air pulsé ou encore des fontaines de feu. Il s’associe même aux architectes Claude Parent et Werner Ruhnau pour développer ses idées en théorie, en croquis puis en maquettes. Bien qu’aucune de ses créations ne sera concrétisée, il apporte à son tour sa pierre à l’édifice d’une architecture radicale en plein développement à l’époque, nimbée d’utopisme et définitivement tournée vers le ciel.
3. Le commissaire d’exposition radical
“Tout ce qui est matériel et physique peut disparaître du jour au lendemain pour céder la place à tout ce que nous pouvons imaginer de plus abstrait”, a dit un jour Yves Klein. Et c’est dans l’espace parisien de la galerie Iris Clert que l’artiste concrétise tout particulièrement cette entreprise. Après y avoir organisé un lâcher de ballons bleus en 1957, il a l’année suivante une idée révolutionnaire : présenter la première exposition sans œuvres. Le 28 avril 1958, le public est ainsi invité à venir découvrir La Spécialisation de la sensibilité à l'état de matière première en sensibilité, appelée plus communément “Le Vide”. À l’exception de la porte cochère peinte en noir, le bleu IKB s'y trouve partout à l’extérieur, opacifie les vitrines de la galerie, teinte les rideaux et mêmes les cocktails servis aux invités. À l’intérieur, c’est la couleur blanche qui détient l’exclusivité : tous les murs de la galerie, intégralement vides, en sont couverts pour exprimer cette immatérialité. “En peignant les murs en blanc, je désire par cet acte, non seulement purifier les lieux, mais encore et surtout en faire, par cette action et ce geste, momentanément mon espace de travail et de création, en un mot, mon atelier”, explique Yves Klein, qui célèbre également le jour de ce vernissage mémorable son trentième anniversaire.
4. Le sculpteur acharné
Bien que sa carrière artistique fut brève, brutalement interrompue par son décès d’un infarctus en 1962, Yves Klein ne s’est jamais limité à un seul médium, support ni technique. Constantes de son œuvre, le bleu et l’immatériel se retrouvent donc aussi bien sur des toiles que sur des volumes divers. Car si l’artiste a réalisé de nombreux tableaux, tous témoignent toutefois d’une peinture indéniablement sculpturale qu’il libère volontairement de la bidimensionnalité traditionnelle et qu’il complète par la pratique parallèle de la sculpture : tantôt Yves Klein modèle dans le plâtre un globe terrestre, tantôt il s’allie avec Jean Tinguely pour créer des machines dotées de disques métalliques monochromes. Vers la fin de sa vie, le plasticien réinterprète même des icônes de l’art antique telles que la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace, jusqu’à sculpter dans le bronze portrait de son ami Claude Pascal. Motif récurrent de ses sculptures, l’éponge s'y décline également à de nombreuses reprises. Lorsque l’artiste Norbert Kricke lui conseille en 1957 de candidater à la décoration les murs de l’opéra-théâtre de Gelsenkirchen, en Allemagne de l’ouest, Yves Klein postule immédiatement. Sélectionné pour son projet audacieux, le plasticien habille alors les immenses pans de mur du bâtiment de ses “Reliefs éponges” bleus, encore visibles aujourd'hui.
5. Le performeur déconcertant
Nombreux sont les artistes à détacher leur corps de leur œuvre, mais Yves Klein n’est pas de ceux-là. Au cœur de sa pratique, l’action physique motive toujours ses créations picturales et sculpturales mais se trouve également mobilisée lors de ses performances. Car si l’artiste mettait dans ses Anthropométries le corps de modèles à contribution, c’est lui-même qui se met en scène le 19 octobre 1960 dans l’une de ses œuvres les plus célèbres : Le Saut dans le vide. Publié un mois plus tard dans le journal Dimanche 27 novembre 1960. Le journal d'un seul jour, cette photographie montre l’artiste en pleine chute, se jetant du petit immeuble d’une rue de Fontenay-aux-Roses. En réalité, l’image est un collage réussi de deux photographies que l’artiste publie ensuite dans un journal factice à numéro unique – une réflexion déjà visionnaire sur la vérité de l’image à l’heure de son expansion via la presse et la publicité. Le cliché témoigne également de toute l’agilité de l’artiste, champion de judo qui vit dans ce sport de combat sa première vocation. Jusqu’à la fin de sa vie, la performance fera partie intégrante des projets d’Yves Klein : l'artiste n’hésitera pas à créer l’événement en 1962 lors de son mariage avec l’artiste allemande Rotraut Uecker. Haie d’honneur, uniforme et chapeau bicorne feront de cette journée un moment historique, tenu seulement quelques mois avant sa disparition.
“Je suis l’acteur, je suis le compositeur, l’architecte, le sculpteur”, écrivait Yves Klein en 1960. Et cette affirmation, l’artiste français né en 1928 a su l’incarner tout au long de sa brève – mais non moins prestigieuse – carrière en déployant par de multiples moyens une véritable quête plastique et métaphysique de l’infini. De ses premiers monochromes à la fin des années 40, matérialisant sur toile toute l’essence de la couleur et de la peinture, à ses expositions et performances radicales en passant par ses projets d’architecture utopistes, chacun de ses projets a marqué une nouvelle étape vers la traduction de cet insaisissable et cet immatériel sur lequel l’être humain n’a pas de prise. Jusqu’au 1er février prochain, une riche exposition au Centre Pompidou-Metz rassemble maintes œuvres majeures de celui qui voyait dans le ciel son propre atelier, mises en regard avec celles d’autres artistes d’Europe et d’Asie ayant partagé, à l’époque, des préoccupations artistiques similaires. L’occasion de revenir sur la pluralité de domaines artistiques explorés par Yves Klein en vue de “célébrer avec joie la possibilité du vide” et acheminer sa vision avant-gardiste.
1. Le peintre expérimental