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L’odyssée renversante de l’artiste Jakob Kudsk Steensen à la Fondation Louis Vuitton
À la Fondation Louis Vuitton, Jakob Kudsk Steensen dévoile cet automne le personnage énigmatique au cœur de sa toute nouvelle installation The Song Trapper [Le traqueur de chants], mêlant images en mouvement, performance virtuelle et spatialisation sonore. On y retrouve le Song Trapper, premier personnage d’une série en cours de développement dans le cadre d’un projet d’opéra – jeu vidéo intitulé Evoker. Né d’un dessin à l’encre et à l’aquarelle, celui-ci a été modélisé en 3D puis animé au sein de mondes virtuels créés par l’artiste, entre zones désertiques, marécageuses et salines à la recherche de fragments de voix et de vestiges sonores.
Par Nora N. Khan .

Jakob Kudsk Steensen, artiste exposé à la Fondation Louis Vuitton
Dans les mondes marécageux et les déserts cristallins de la dernière œuvre de Jakob Kudsk Steensen, quelque chose de profond – et de silencieux – s’agite. The Song Trapper, qui sera présenté en avant-première cet automne à la Fondation Louis Vuitton, marque une évolution décisive dans la pratique de l’artiste danois – un saut du documentaire environnemental à l’élaboration d’univers mythopoétiques, dans un worldbuilding qui semble à la fois ancien et contemporain. Steensen a enfanté de nouvelles entités qui ne se contentent pas de peupler ses écosystèmes minutieusement conçus, mais incarnent aussi les tensions philosophiques de notre ère technologique.
Ces sept dernières années, Steensen les a consacrées à élaborer une approche philosophique de divers environnements (souvent aquatiques), en commençant par quelques œuvres préliminaires comme Aquaphobia, avant de sillonner les marais salants et les rivières, les marécages et les lacs désertiques. Chacun de ces environnements, rendus accessibles par le travail de terrain et les enregistrements, les investigations et les observations détaillées de l’artiste, a accompagné son public pour parcourir tous les niveaux de ces différents milieux, du microcosme au macrocosme. Dans The Song Trapper, nous passons du lac éphémère aux champs de sel, que l’on reconnaît comme ceux de l’œuvre Liminal Lands (2017), avec son phare triste, ses fonds de mares salées et ses formations salines blanchies.
Un projet inédit et toujours plus ambitieux
La pratique de Steensen s’est toujours située au croisement du travail écologique de terrain et de la fiction spéculative, mais The Song Trapper témoigne d’une nouvelle maturité dans son approche de ce qu’il appelle l’Evoker – son “Évocateur”, un cadre d’ensemble qui positionne ses entités numériques comme les héritières des plus anciennes techniques de l’humanité : la voix, le chant et le récit. S’appuyant sur des années d’enregistrement dans le désert des Mojaves, les marais de Camargue ou les zones marécageuses qui entourent Berlin, Steensen a non seulement créé des environnements virtuels, mais des ontologies complètes. Chaque paysage porte en lui sa propre météorologie philosophique, sa manière spécifique de faire le lien avec la mémoire, la perte, la médiation technologique.

Song Trapper : l’humain seul face au monde
Le “Song Trapper” lui-même (littéralement, le “trappeur” ou le “chasseur de chants”) est un paradoxe posé en manifeste : une figure sans visage, dont la capuche brille d’un feu intérieur, drapée dans des couches de vêtements superposées, qui brouillent les limites entre camouflage organique et interface technologique. Son corps est hérissé d’équipements divers – boîtiers, flûtes, appareils d’enregistrement –, dont chacun est conçu pour capter, archiver et remixer les voix d’un monde d’où la parole humaine a disparu. C’est le code comme performance, la mémoire comme prothèse, l’archive errant parmi les ruines qu’elle a contribué à créer.
Avant l’apparition de The Song Trapper et du Nøkken [le mot renvoie aux génies des eaux et aux nymphes dans la mythologie nordique et germanique], nouvel ensemble d’entités errantes, nous – spectatrices et spectateurs – étions déjà en un sens les protagonistes des œuvres de Steensen, en tout cas, leurs seuls protagonistes humains. Ses univers étaient en effet jusqu’ici singulièrement dépeuplés de toute figure humaine ou humanoïde et, en l’absence d’humains, ses environnements souvent conçus pour réagir à l’action du public. Que ce soit à travers la réalité virtuelle ou dans le champ élargi de ces œuvres, faisant intervenir des installations complexes et immersives, le spectateur – le public, le joueur – se trouve de fait placé en interaction triangulaire entre le sujet de chaque pièce, le paysage de celle-ci, et le nôtre propre.
De la même manière que les œuvres de Steensen oscillent entre le virtuel et le terrain, où les données, les sons et les matériaux vivants ont été recueillis, nous sommes souvent nous aussi happés par ce monde – tant dans les salines de Liminal Lands que dans le système racinaire d’un arbre, pour Berl-Berl – où nous contemplons la forêt depuis le marécage. Nous retrouver ainsi dissociés et éloignés de notre champ de vision humain fait partie intégrante de notre expérience des mondes de Steensen. Nous sommes destinés à faire résonner et se réverbérer le mouvement et les vibrations de l’environnement transposé.

Un personnage à la croisée des paysages
Tandis que nous suivons le “Song Trapper”, des questions surgissent : que peut nous enseigner cette entité muette et artificielle, vouée seulement à remixer les sons de la planète, qu’elle perçoit comme un être doué de sensations ? Que pouvons-nous découvrir d’autre sur les mondes de Steensen – et sur ce qu’ils racontent – en suivant le personnage à travers différentes générations de sa pratique artistique ? Des environnements autrefois distincts – marais salants, lacs éphémères, zones humides – sont ici reliés entre eux, puisque les personnages passent d’un support et d’un paysage à l’autre. Les souvenirs des “mondes sources”, que Steensen a étudiés et d’où il a tiré ses propres chants, ses textures et ses matériaux, se confondent ici. Nous découvrons des lacs rarement formés, entendons des oiseaux dont l’espèce a disparu et réfléchissons aux origines de la voix humaine chez le poisson, dans les paysages volcaniques engloutis des profondeurs marines.
À travers les interactions du personnage avec le Nøkken, nous constatons aussi les limites d’un monde non relationnel et non linguistique – posthumain, postcode ; exilé, le “Trappeur” est condamné à se contenter de recueillir les informations, à en accumuler sans cesse davantage. Mais une base de données infinie se doit d’être syntaxiquement analysée, interprétée ; à travers le langage, nous procédons en outre par itérations, et faisons évoluer notre construction du sens. Dès lors, qu’est-ce qui ne peut être calculé, qu’est-ce qui ne peut être codé ? Comment vit le langage ? Et comment peut-on créer du sens en dehors de l’humain ?
Les chants sont les cartes qui encodent le monde : peut-être le “Song Trapper” est-il un substitut métaphorique du processus même de l’artiste lorsqu’il recueille et accumule des sons dans les petits boîtiers où il les piège ? Dans ce monde-là, un chasseur de sons est à l’affût d’échos portant la trace de leur époque, des sons eux-mêmes capables de ressentir. Le “Song Trapper” et Steensen s’appuient l’un comme l’autre sur l’héritage des trappeurs d’autrefois, capables d’imiter certains éléments de l’environnement naturel pour attirer des animaux et les prendre au piège. Ici, le “Trappeur” fonctionne sur un plan métaphorique, prenant au piège les “souvenirs” contenus dans les sons, en exploitant leurs traces, et en les altérant – avant de les relâcher.

L’œuvre d’art comme “jeu vidéo opérationnel”
Le son synthétique vient, en outre, introduire une incertitude, laissant le public se demander si ce qu’il rencontre ici est sacré, si c’est une construction mentale, le produit d’un tissage, un vêtement technologique ou simplement l’illusion d’une présence. La généalogie des chants remonte jusqu’aux cheminées des grands fonds marins et aux matières biologiques, où la découverte d’empreintes révèle les origines de la vie dans les abysses. Une vibration est devenue la vie même – et la sensibilité, les systèmes sensoriels se sont ramifiés à partir des environnements mêmes qui les ont enfantés. L’une des créatures animales nées de ce processus, un poisson, avait dans son appareil buccal un os hyoïde – ce même os qui flotte aujourd’hui dans le ciel, porté par un poisson, il y a 357 millions d’années, vestige de l’espèce chantante que nous regardons flotter entre passé et présent.
Le processus de création de l’œuvre incarne à lui seul la tension entre le geste humain et l’engendrement algorithmique. Steensen commence par dessiner à l’encre et à l’aquarelle – des marques intimes, réalisées à la main, qui portent la trace irréductible d’une intention humaine. Les modèles en 3D issus de ces dessins sont ensuite affinés au prix d’innombrables heures d’ajustement manuel, de capture du mouvement et de conception itérative, pour aboutir à un personnage qui n’est ni purement humain ni strictement artificiel, mais quelque chose d’entièrement différent – un organisme technologique reliant entre elles les modalités passées et les modalités futures de l’être.
Dans The Song Trapper, nous découvrons un prototype de “jeu vidéo opérationnel” et d’univers, l’Evoker, où Steensen concentre son propos sur des récits climatiques, en contraste avec les drames émotionnels individuels, la succession de gestes, l’incarnation. À travers la peinture et les dessins à l’aquarelle et à l’encre, grâce à l’IA utilisée pour créer les volumes en 3D, et grâce à l’animation par la capture du mouvement, les nouveaux personnages de Steensen traversent une suite de péripéties individuelles dans les décors qu’il a construits, en s’appuyant sur des recherches de terrain extrêmement minutieuses. Il a personnellement, et pendant des années, scanné, photographié et enregistré en 3D des écosystèmes distincts, tout en recueillant des histoires et des réminiscences destinées à créer une trame narrative pour ses personnages. Chacun d’eux possède une vision du monde, une philosophie et une manière de ressentir, corrélées à un environnement originel. The Song Trapper est à la fois technologique et organique ; il façonne la réalité tout en exprimant une profonde mélancolie et un infini sentiment de perte.

Cette méthodologie hybride reflète des questions plus profondes sur l’agentivité et l’authenticité à l’ère des technologies génératives. Lorsque le “Song Trapper” se déplace d’un univers créé par Steensen à l’autre, ses gestes portent le poids de la performance humaine, même si sa forme est issue de l’apprentissage automatique. Chaque mouvement a été capté dans toute sa subtilité sur un acteur humain, puis transposé sur un squelette numérique, lui-même né de l’interprétation algorithmique de lignes tracées à la main. Le personnage devient ainsi une méditation sur ce qui reste fondamentalement humain, lorsque nos outils créatifs se font de plus en plus autonomes.
Une épopée renversante, entre déserts et marécages
Dans les œuvres de Steensen, langage et intelligence vont souvent de pair avec le mouvement, l’énergie et l’émotion – ce que l’on appellerait l’affect, ou le monde des affects –, dans la mesure où l’artiste inscrit l’évolution du langage sur une échelle de temps beaucoup plus longue, montrant comment la matière biologique a émergé des sédiments, et comment la sensibilité et les systèmes sensoriels sont issus de leurs environnements. Le code et les systèmes présents dans son œuvre transmettent des significations, même si nous rencontrons ici une tension intrinsèque : le langage nous a permis de donner un sens au monde naturel et, pourtant, les lieux où plonge Steensen – cheminées des profondeurs sous-marines, salines, marécages des zones humides – représentent des échelles de temps et de formation géologique qui vont souvent bien au-delà des capacités de l’entendement humain.
Le personnage part du lac éphémère, où il est activé par une libellule en quête d’une voix ; il pénètre ensuite dans les marais salants désolés et mélancoliques de Liminal Lands (les “terres liminales”), où il s’abîme dans les souvenirs et la contemplation ; puis il gagne les zones humides, où il rencontre le Nøkken et découvre l’histoire du chant. Après avoir appris à chanter, il s’essaie à des vocalises, mais sans y parvenir. Empli d’incertitude, il s’enfonce dans un marais à la nuit tombée, et dans une méditation, nous invitant à réfléchir à la fonction d’une figure telle que la sienne. Le récit se conclut par un moment marquant dans le désert, et par une réflexion sur l’os hyoïde du poisson – à l’origine de la parole. Tout au long de ce processus, les protagonistes apparaissent comme distincts du monde qui les entoure, mais se mettent peu à peu à amalgamer entre elles la technologie, l’eau et la chair. Leurs gestes et leurs agissements nous invitent à explorer l’eau et la boue à leurs côtés, tandis que de nombreux éléments fusionnent entre eux.

Un nouveau langage technologique
Le scénario de Steensen est traversé par plusieurs arguments rhétoriques sur le code et la programmation, qui remplacent le langage traditionnel, et font naître des concepts “à partir du lithium”, mettant “en pièces les sensibilités d’autrefois” – un nouveau langage pour organiser la matière du vivant. Le “scénario” décrit “des philosophies relatives au code, en tant que chant et navigation incarnés”, et nous apprenons que le monde dans lequel évolue le Trappeur est dépourvu de toute trace de parole. C’est un monde d’échos.
L’incapacité du Song Trapper à parler – lui qui ne communique qu’au travers d’enregistrements remixés de cris d’oiseaux disparus, de chants de contrebandiers et de chœurs de grenouilles des marais – fonctionne à la fois comme un procédé narratif et en tant que critique culturelle. Dans un monde où le langage humain a été réduit au code, où nos mots sont littéralement tissés dans l’ADN de la réalité elle-même, le Song Trapper incarne une forme de mélancolie technologique. Il possède une information infinie sur le monde, mais reste fondamentalement creux, réceptacle de souvenirs qu’il n’a jamais vécus.
Ce vide existentiel trouve son parfait contrepoids dans le Nøkken, figure errante perdue dans les marais numériques de Steensen. Là où le “Trappeur incarne la puissance technologique contrainte par des limites artificielles, le Nøkken représente de son côté un savoir organique rendu obsolète. Autrefois, ses chants étaient des cartes vivantes, qui aidaient les humains à naviguer sur des cours d’eau éternellement changeants. Aujourd’hui, sans humains pour le guider, il existe dans un état de grâce sans objet, présent à son environnement, mais déconnecté de toute fonction porteuse de sens.
Le Nøkken entretient une parenté avec certaines créatures du folklore scandinave et symbolise la mémoire écologique, la tradition orale et la cartographie des chants – autant de façons aujourd’hui disparues de connaître l’environnement. Il ne s’agit nullement ici de récits chimériques de navigation au long cours. Là encore, comme chez The Song Trapper, la communication du personnage se fait par le biais de l’émotion, dans son interaction avec l’atmosphère. Il n’est pas humain ; à y regarder de plus près, il ressemble à une créature des tourbières – faite de bois, de feuilles, de boue et d’eau. Il est imbibé, ancestral, spectral, comme si sa cohésion était assurée par une quantité minimale de matière.

À un moment donné, le “Song Trapper” et le Nøkken s’imitent l’un l’autre dans leurs mouvements et se mettent à danser, cherchant à faire correspondre leurs rythmes. Tous deux semblent vouloir être le reflet de l’autre, avec des gestes fluides, portés par la performance de la danseuse et actrice danoise Iris Thomsen. Le Nøkken erre dans les marais “sans personne pour qui chanter” – il est à la fois le protecteur et le gardien élégiaque des lieux, tandis que dans Berl-Berl, aucun humain ne peuplait le marais.
La relation entre ces personnages éclaire l’intérêt que Steensen porte plus largement à ce qu’il appelle “l’échelle opératique” – la tension entre une dramaturgie émotionnelle individuelle et des récits climatiques au niveau planétaire. Ces deux personnages-là sont à la fois cosmiques et intimes, impressionnants et, pourtant, éminemment fragiles. Ils témoignent de ce que l’on éprouve sans doute en héritant d’un monde, où la présence humaine ne subsiste que sous forme d’écho et d’algorithme, où nos technologies nous ont survécu tout en conservant une part de nos désirs et de nos aspirations. Le “Song Trapper” poursuit sa performance sans fin, les bras tendus comme s’il dirigeait des orchestres invisibles, ou s’il voulait aller chercher du sens dans la signature électromagnétique de planètes éloignées.

La démarche technique de Steensen souligne, dans chacun de ses choix de conception, les thèmes qu’il aborde. Les vêtements du “Song Trapper” affichent une fluidité qui donne l’impression d’une croissance organique plutôt que d’avoir été fabriqués, tandis que, de leur côté, les technologies intégrées pulsent à leur propre rythme. La lumière émane d’endroits inattendus – les profondeurs de la capuche, les équipements visibles un peu partout sur le corps –, contribuant à créer une entité qui semble à la fois illuminée de l’intérieur et tributaire, pour exister, d’appareils externes.
L’installation de la Fondation Louis Vuitton viendra amplifier ces contradictions en s’appuyant sur l’aménagement de l’espace. Des panneaux lumineux à LED permettront d’afficher en gros plan des portraits plus intimes des personnages, révélant la texture des surfaces et la subtilité des animations, tandis qu’un système de son surround 7.1 enveloppera les visiteurs dans les archives audio, recueillies par le “Song Trapper”. L’odorat aussi sera sollicité, avec la diffusion de fragrances spécialement conçues pour évoquer les eaux saumâtres et les habitats amphibies – afin de ne pas oublier que ces entités numériques sont nées de longues années de fréquentation physique d’écosystèmes bien réels.

Des installations vivantes et multisensorielles
À chaque nouveau tableau, les figures se transforment et évoluent, les environnements réagissant à leurs gestes au même titre que les personnages sont destinés à assimiler ces environnements. Le son de l’œuvre, canalisé par un champ sonore ultra-directionnel, laisse leur place aux différents niveaux de la communication. Les voix, les enregistrements d’amphibiens ou d’oiseaux captés sur le terrain, et les différentes textures sonores de l’environnement – le clapotis de l’eau, le souffle du vent – peuvent ainsi s’entrelacer et venir constituer une trame qui “saisit” le visiteur. Voici que se succèdent, impressionnantes et restituées en chapitres qui se déploient, les œuvres de grande ampleur présentées à la Halle am Berghain [à Berlin], aux Galeries Serpentine [à Londres], à la Kunsthalle de Hambourg : les univers de Liminal Lands (2021), Berl-Berl (2021) et The Ephemeral Lake (2024).
Alliant la puissance expressive du logiciel Unreal à une pratique rigoureuse, itérative et stratifiée, qui va du dessin à l’image animée finale en passant par l’animation et l’IA, le worldbuilding de Jakob Steensen tend au syncrétisme entre musique générative et simulation en temps réel, afin de créer des mondes comme des œuvres d’art, qui expriment des états mentaux et psychologiques et s’y corrèlent. L’environnement lui-même prend vie, et le public se retrouve happé dans ce système de musique générative et de simulation en temps réel. En chantant, l’œuvre transforme les stimuli environnementaux exogènes en univers psychiques intérieurs.
Avant cela, Steensen a exploré et étudié certains écosystèmes aquatiques, qui apparaissent quelques rares fois par siècle dans les déserts. Un réseau complet d’anciennes voies fluviales traverse par exemple le désert des Mojaves [au sud de la Californie]. Les mondes créés par l’artiste affichent des chorégraphies virtuelles, qui viennent déterminer les compositions génératives. Des sculptures lumineuses interactives, issues du scan d’aiguilles rocheuses bien réelles, diffusent une lumière qui résonne dans le monde alentour avec des effets accélérés par les algorithmes. Ces expériences, quoique clairement minimalistes, se veulent aussi cohérentes, dans un effort vertigineux, pour imiter, dans leurs cycles temporels, les systèmes naturels, les échelles du vivant et celles du temps.
Cette approche multisensorielle place The Song Trapper dans la lignée de la performance opératique, tout en repoussant les limites des supports traditionnels. À l’instar des chants des contrées marécageuses qui ont inspiré le personnage du Nøkken, l’œuvre de Steensen s’organise comme une forme de navigation collective – non pour franchir un territoire physique, mais pour traverser le paysage mental de notre transition technologique. Ses entités nous servent ainsi de guides sur le terrain des émotions et des expériences, auxquelles fait encore défaut un langage adéquat.

Le personnage n’est pas sans rappeler la figure du cueilleur dans The Carrier Bag Theory of Fiction (La théorie de la fiction-panier), d’Ursula K. Le Guin. Il s’agit d’un court essai de référence, très souvent cité par les artistes, où Le Guin expose le paradigme d’une “technologie” centrée sur la cueillette, sur le prélèvement généreux et non extractif, plutôt que sur la conquête et la domination. Les artistes qui s’y réfèrent se livrent en général, tout comme Steensen, aux allégories et à la théorisation du monde posthumain, dans une recherche de paradigmes alternatifs visant à la fois la conception et l’utilisation des technologies de demain.
Steensen a été précurseur sur ces sujets, et les a ouverts à un public plus vaste, au-delà du monde de l’art, en mobilisant des biologistes, chercheurs et écologues de tous horizons. Leur travail met en parallèle et en perspective différents niveaux de détail sur l’écologie, afin de cultiver une perception plus nuancée de la nature qui nous entoure. En outre, ses mondes eux-mêmes sont vivants, et donnent le sentiment d’un environnement lui aussi doué de vie, un système dynamique qui perçoit la présence de l’humain. Non seulement cet humain est décentré, mais il en va de même de tout langage, qui tenterait de compiler ou de figer un récit définitif.
Nous allons à la rencontre d’une série d’êtres semi-humains ou animés, figures de lumière qui répondent à des commandes et s’expriment essentiellement par le geste – système d’archivage de la nature, monde cristallisé. Des oiseaux disparus et des médias fantômes, vestiges d’autres environnements, planent dans le ciel – des reliques et des traces. De même que le son est emprisonné, les souvenirs le sont eux aussi ; une fata morgana apparaît [phénomène optique évoquant un mirage].

Un monde sans voix et sans mots
Pour finir, nous voici conduits à envisager cet os, et la façon dont il a évolué pour nous doter d’une voix, d’un moyen d’expression par le langage – amenés à réfléchir à notre propre capacité d’expression et de maîtrise de la parole. Bien que Steensen crée ici un monde sans voix et sans mots, il existe, comme nous le constatons, d’innombrables manières de communiquer par-delà le langage. Quand bien même le langage façonne le monde, ce que nous voyons là, c’est un monde sans os hyoïde, mais où la danse, le toucher, le mouvement, les déplacements sont en revanche bien présents – comme autant de moyens préverbaux et non verbaux de communiquer les informations. Et quand bien même les technologies génératives seraient amenées à prendre l’avantage (comme elles le font d’ailleurs déjà), l’espoir semble subsister que l’on puisse trouver une diversité d’expression et d’élaboration de sens dans d’autres formes de communication, et les concrétiser.
The Song Trapper survient à un moment où les questions sur la conscience des IA, l’effondrement écologique et l’avenir de la créativité humaine semblent d’une urgence absolue. Plutôt que de nous livrer des réponses simplistes ou des mises en garde dystopiques, l’œuvre de Steensen laisse toute leur place à des sentiments plus complexes : la nostalgie de voix qui n’ont pourtant pas encore disparu, l’émerveillement devantt les possibilités inhérentes à nos technologies, et quelque chose qui pourrait s’apparenter à une forme d’empathie pour les entités artificielles, que nous commençons à mettre au monde. Au fil des itérations qui feront évoluer l’œuvre – avec l’ajout de nouveaux personnages grâce à la capture du mouvement sur des performances – celle-ci devient un laboratoire vivant, destiné à explorer ces questions, par le biais de l’expérience incarnée plutôt que de la théorie abstraite.
Open Space #17 : “Jakob Kudsk Steensen. The Song Trapper”, du 17 octobre 2025 au 2 mars 2026 à la Fondation Louis Vuitton, Paris 16e.
