17 oct 2025

Pourquoi Daniel Buren est-il toujours aussi important aujourd’hui ? Bernard Blistène répond

Monstre sacré de l’art contemporain, fort d’une carrière étendue sur les six dernières décennies, Daniel Buren n’a rien perdu de son éclat. Preuve en est son intervention pendant Art Basel Paris à Reiffers Initiatives, où le Français déploie ses célèbres rayures sur l’ensemble de la façade – une création originale et pérenne – et revisite par la même occasion la verrière du lieu. Pour Numéro art, l’ancien directeur du musée national d’Art moderne au Centre Pompidou Bernard Blistène revient sur la pertinence de son œuvre, plus actuelle que jamais.

  • Par Bernard Blistène.

  • Publié le 17 octobre 2025. Modifié le 19 octobre 2025.

    Retrouvez le Numéro art 17 en kiosque et sur iPad à partir du 18 octobre 2025.

    Daniel Buren, monstre sacré de l’art contemporain

    La figuration fait aujourd’hui florès. Non qu’elle ait connu une éclipse. Et il y a belle lurette qu’une approche binaire de la peinture ne tient plus la route : nombre d’œuvres, mettant en évidence que le sujet de la peinture est la peinture, ne cessent de nous le démontrer. La figuration est aujourd’hui de retour et, avec elle, ses querelles picrocholines autour du sujet et de la représentation, de l’expressivité voire de l’illustration. En d’autres temps, car le temps passe et j’en sais quelque chose, un fameux historien de l’art et conservateur de musée publiait dès 1983, non sans mélancolie, Considération sur l’État des Beaux-Arts [par Jean Clair, collection Folio essais, Gallimard]. Le livre fut un succès et devint un bréviaire. Il portait en sous-titre Critique de la modernité.

    Quelques décennies ont passé et ces observations n’ont pas atteint Buren. Plus, elles l’ont sans doute à la fois accablé et convaincu que son chemin tracé depuis le milieu des années 1960 restait pour lui la route à suivre et que les fondements, sur lesquels il avait édifié son programme, demeuraient pour le moins efficaces. Les notions d’in situ ou d’œuvre située, celles d’outil visuel ou de points de vue, parmi de nombreuses autres qu’il n’a cessé de développer, offrent désormais un lexique où les questions liées à l’espace et à l’architecture, à la lumière et à la couleur sollicitent le spectateur en autant de travaux pérennes mais souvent éphémères, que Buren conçoit et réalise de par le monde.

    Un des artistes les plus prolifiques de son temps

    Toujours plus ingénieux, Buren est sans doute l’un des artistes les plus prolifiques de son temps. En 2021, il réalisait un film retraçant de façon précise et argumentée l’ensemble de son travail, des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. Appelé à s’actualiser au fil des années, À contre-temps, à perte de vue est à la fois une leçon de cinéma et un parfait exemple de ce que peut être une analyse à la fois personnelle et didactique d’une recherche, où esthétique et politique restent inséparables.

    N’en déplaise à tous ceux qui ont écrit et écrivent encore sur l’artiste, Buren sait de très longue date, au fil d’Écrits souvent captivants, qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. À l’instant d’écrire ces lignes pour un coup de chapeau de plus à cette œuvre que je ne cesse d’admirer, je fais de mon mieux pour m’en souvenir.

    Repenser le rapport entre l’œuvre et le spectateur

    Buren est donc plus que jamais au travail. Ses interventions se succèdent dans l’espace public comme dans l’espace privé. Elles sont les réponses aux commandes auxquelles il répond. Les publications comme les ouvrages qui lui sont consacrés sont autant d’analyses qui mettent en évidence l’acuité et l’inventivité de ses propositions, au gré de matériaux nouveaux, où le verre se conjugue au Plexiglas, les leds aux techniques les plus innovantes.

    Comme l’écrit Loran Stosskopf dès 1991 : “Ni tableau, ni sculpture, ni architecture, ni décor, chacune des réalisations de Buren renouvelle le rapport entre l’œuvre, le lieu et le spectateur”. Les grincheux – il y en a encore, il y en aura toujours – cherchent à dénoncer ce qu’ils considèrent comme une incroyable prolixité. À ceux qui disent qu’il en fait trop, Buren répond en en faisant encore davantage et en échafaudant des dispositifs qui ne cessent de surprendre et de nous introduire dans son histoire !

    Car les fondements sur lesquels s’est construite sa méthode lui permettent de déployer ses propositions de façon toujours plus ambitieuse, sans renier leur trame initiale. Ses écheveaux le conduisent à investir des espaces, où sa relation à l’architecture se fait de plus en plus complexe et ludique. S’il ne cesse de “déconstruire” les sites qu’il investit et transforme, Buren joue des matériaux et de la couleur avec une virtuosité toujours renouvelée. Car Buren s’amuse et nous, avec lui.

    Du Palais-Royal à la Biennale de Venise, des œuvres historiques

    Est-ce pour autant que l’œuvre perd aujourd’hui son pouvoir analytique ? Est-ce pour autant que le discours sur lequel elle s’est fondée est désormais abandonné ? Est-ce que la notion de “critique institutionnelle”, qu’il a lui-même amplement contribué à fonder avant que l’exégèse critique ne s’en empare, est désormais caduque ? Est-ce que Buren se serait renié au fil d’œuvres toujours plus complexes, qui le conduisent à chambouler chacun des espaces qui lui est proposé ? “Chambouler” comme d’autres disent “bouleverser” ou “mettre sens dessus dessous” ! J’aime jouer avec les mots, manière à moi de souligner que l’art de Buren, dans un contexte artistique qui se complait à l’illustration des malheurs du monde, se refuse à la commisération et préfère la force subversive, renversant les hiérarchies traditionnelles et l’ordre établi.

    Qu’on se souvienne des Deux Plateaux de la cour d’honneur du Palais-Royal, à Paris (1986) ! Qu’on se souvienne, la même année encore, du Pavillon de la Biennale de Venise, pour lequel il remporta le Lion d’or, où il ira jusqu’à inciser de bandes alternées de 8,7 cm les murs du vieux bâtiment aux allures néo-classiques ! Qu’on se souvienne encore de l’insolence du Musée qui n’existait pas, véritable réquisitoire pour la présence du musée national d’Art moderne au sein du Centre Pompidou (2002) !

    Qu’on se souvienne de L’Observatoire de la lumière, installation in situ sur l’enveloppe du bâtiment de Frank Gehry pour la Fondation Louis Vuitton (2016) ! Quatre exemples, quatre jalons pris en France parmi des dizaines d’autres tout aussi ambitieux : Buren, toujours prêt à reprendre la route. Buren dessinant ses projets sur le papier, telles des « lignes de fuite », telles des esquisses axonométriques, pareilles à ces flux spécifiques qui, selon Deleuze et Guattari, nous “déterritorialisent”.

    L’art du lieu et de l’in situ

    Voyez le site consacré à la liste de ses œuvres ! Voyez aussi les titres dont il les affuble comme les Photos-Souvenirs qu’il réalise et qui demeurent la mémoire de travaux souvent temporaires. Voyez les lieux où Buren intervient, “Sans rien en lui qui pèse ou qui pose” [comme l’écrit Paul Verlaine dans son poème Art poétique in Jadis et Naguère (1885)]. Il faudrait ajouter “Où l’Indécis au Précis se joint” [Verlaine, même poème].

    Oui, il y a sans doute un art poétique au cœur du propos de Buren, un art poétique mais aussi une œuvre, où “Rien n’aura eu lieu que le lieu”, comme le postule Mallarmé [dans le poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897)], que Guy Lelong sollicite dans l’un des textes les plus subtils qui aient été écrits à ce jour sur l’artiste. Manière de rappeler aux gens tristes que le modernisme – et non pas la modernité, n’en déplaise à certains pessimistes – reste un projet inachevé et que Buren reste armé pour nous le démontrer.

    Daniel Buren et Miles Greenberg, exposition du mentorat Reiffers Initatives 2025, du 24 octobre au 13 décembre 2025, Reiffers Initiatives, 30 rue des Acacias, Paris 17e.