21 mai 2025

À la Bourse de commerce, le corps s’expose et s’impose

Inaugurée en mars dernier, la grande exposition “Corps et âmes” de la Bourse de commerce, à Paris, explore la figure humaine dans l’art contemporain à travers une vaste sélection d’œuvres de la Collection Pinault, signées Georg Baselitz, Kerry James Marshall ou encore Miriam Cah. En résonance avec le corpus présenté, le bâtiment accueillera du 22 au 25 mai une série de projections DJ sets et masterclass orchestrées par les artistes Arthur Jafa, Crystallmess et Pol Taburet.

  • Par Matthieu Jacquet.

  • “Corps et âmes” : la grande saison de la Bourse de commerce

    Une jeune femme nue gît allongée, immobile, sur la terre humide. Quand soudain, son corps disparaît de l’image pour laisser son empreinte dans la boue, désormais remplie d’un liquide écarlate. Nous voilà face à l’une des célèbres Siluetas d’Ana Mendieta (1948- 1985), série de performances réalisées en pleine nature dans les années 70, où l’artiste américano-cubaine orchestrait sa propre disparition. Diffusée depuis début mars au rez-de-chaussée de la Bourse de commerce, cette courte vidéo poétique ouvre la nouvelle saison du musée parisien, introduisant efficacement sa grande thématique : “Corps et âmes”

    Deux mots ici accordés au pluriel, car les centaines de corps que l’on croise à tous les étages du bâtiment nous racontent comment les artistes ont su, depuis la seconde moitié du 20e siècle, “redessiner” l’être humain à la lumière des problématiques contemporaines, mais aussi de l’émergence de nouvelles formes de spiritualité.

    Des artistes phares de la Collection Pinault, de Duane Hanson à Arthur Jafa

    François Pinault et son équipe l’ont constaté : dans l’immense collection de l’homme d’affaires, environ la moitié des œuvres ont trait au corps. Ainsi, deux ans après une grande exposition centrée sur les représentations contemporaines du paysage dans la Collection Pinault (“Avant l’orage”), dont le corpus montrait aussi bien la beauté que les inquiétantes transformations, c’est tout naturellement que cette autre thématique artistique séculaire s’est imposée à la Bourse de commerce. 

    Au point que l’institution y consacre une saison entière, comprenant une exposition collective d’une trentaine d’artistes – de Man Ray et Auguste Rodin à Duane Hanson et Senga Nengudi – et trois expositions personnelles : Arthur Jafa, dont trois films sont projetés dans l’incontournable Rotonde et au sous-sol du bâtiment; Ali Cherri, qui expose une série de sculptures dans les vitrines; et Deana Lawson, qui présente une quinzaine de photographies au premier étage.

    Kerry James Marshall : l’Olympia revisitée

    Plusieurs figures clés ont posé les jalons du parcours orchestré par Emma Lavigne, directrice générale de la Collection, au deuxième étage, à l’instar de Kerry James Marshall, dont François Pinault collectionne les peintures depuis des années. Ici, difficile de rester insensible à l’œuvre Beauty Examined (1993), représentant une femme noire nue allongée sur une table d’autopsie, le bras gauche intégralement écorché. Inspirée par la Vénus hottentote, vedette des écœurants zoos humains de l’époque, l’œuvre interpelle, par sa violence et sa frontalité, sur l’ambiguïté sémantique entre “exposition” et “exhibition” du corps. 

    Présentés sur les murs adjacents, deux autres portraits de femmes noires plus sensuels de l’artiste américain s’emparent d’un autre motif pictural historique, celui de l’odalisque, restée longtemps majoritairement blanche. Citant la fameuse Olympia d’Édouard Manet en ouverture de cette première section, l’exposition collective s’emploie à célébrer la place des corps longtemps invisibilisés dans les représentations contemporaines.

    Mettre en scène le corps pour s’inscrire dans l’histoire

    À ce titre, le corps noir y occupe une place majeure. Des autoportraits photographiques en noir et blanc de la Sud-Africaine Zanele Muholi aux portraits intimistes peints par la Britannique Lynette Yiadom Boakye, en passant par les personnages représentés par le jeune peintre brésilien Antonio Obá, l’exposition rappelle l’importance de diversifier les récits – et les corps – dans les lieux de pouvoir pour les fixer dans l’histoire.

    D’ailleurs, si plusieurs œuvres datent des années 60, période de luttes féministes et pour les droits civiques en Occident, d’autres font suite à l’assassinat de George Floyd en 2020 aux États-Unis, qui avait provoqué le réveil du mouvement antiraciste Black Lives Matter, mais aussi entraîné des réflexions structurelles du monde de l’art sur la place des personnes racisées, aussi bien dans les collections que dans les équipes muséales.

    De Michael Armitage à Ana Mendieta, la rencontre du corps et du paysage

    Autre artiste fondamental dans cet accrochage inédit, Michael Armitage, dont l’exposition présente deux chefs-d’œuvre saisissants. Majestueuse toile rappelant les peintures d’histoire, Dandora (Xala,
    Musicians)
    (2022) dépeint des Kényans assis dans une immense décharge de Nairobi (ville natale de l’artiste), en train de converser et jouer de la musique. Par le traitement des couleurs et la liquidité des formes, le peintre transforme ce décor désolé en scène onirique.

    Ces corps semblent englués dans un paysage qui les absorbe et les déshumanise, commente Emma Lavigne. Pourtant, la musique est là. La quête de la beauté, de l’émotion et du collectif les gagne.” Car si l’œuvre alerte sur les dangers réels de ce dépôt à ciel ouvert pour les habitants, on y ressent surtout l’harmonie des corps avec la nature, que l’on retrouve à quelques pas dans les films d’Ana Mendieta et dans une toile du maître du paysage Peter Doig, l’un des artistes favoris de François Pinault.

    Des œuvres teintées d’une actualité tragique

    Plusieurs de ces œuvres revêtent un sens plus grave avec l’actualité que nous traversons”, prévenait Guillaume Cerutti, tout juste nommé président de la Pinault Collection, en préambule de l’exposition. Réalisées pour la plupart entre les années 60 et 2010, les dizaines d’œuvres exposées se relisent inévitablement à la lumière des tragédies qui ont profondément affecté notre rapport au corps et à ses représentations ces dernières années, de la pandémie de Covid aux récents conflits armés et à leur médiatisation. À travers son portrait puissant d’un homme aux yeux bandés, la Sud-Africaine Marlene Dumas pourrait aussi bien évoquer la condition des prisonniers de guerre que celle de l’être humain qui ne veut plus témoigner de la violence du monde. 

    Entamée en 2002, sa série des Blindfolded Men s’inspirait, à l’époque, de l’image d’un Palestinien retenu dans un camp de réfugiés par l’armée israélienne. L’ombre du conflit au Proche-Orient est bel et bien présente ici, comme dans l’œuvre poignante de Mira Schor, réalisée l’année dernière à la suite des attaques terroristes du 7-Octobre. Au centre de la peinture, le corps d’une femme apparaît lacéré en son sein, scindé en deux, évoquant aussi bien l’opération à cœur ouvert subie par l’artiste américaine que de sa souffrance face au conflit, déchirée entre deux populations semblant irréconciliables.

    Miriam Cahn : le corps frontal et mis à nu

    D’autres corps marqués dans leur chair apparaissent dans la salle entière consacrée à Miriam Cahn. Avec cette série de peintures de divers formats, l’artiste suisse rendait hommage à son père récemment disparu en présentant des corps vulnérables, nus et rougeoyants, évocations universelles “des différentes émotions qu’elle a éprouvées pendant les derniers jours de la vie de celui-ci : la joie, la tristesse, la stupéfaction, le questionnement, explique Emma Lavigne. De cela, elle a formé un petit théâtre de l’intime, une ronde des corps visant à nous rendre conscients de leur finitude.

    Deux ans après son exposition personnelle au Palais de Tokyo, également curatée par Emma Lavigne, la présence de Miriam Cahn dans l’accrochage sonne aussi comme une revanche. À l’époque, l’une de ses peintures avait été vandalisée par un ex-élu d’extrême droite, outré par son illustration crue d’un viol en temps de guerre. Cette tentative de censure nous l’a tristement rappelé : encore aujourd’hui, les représentations explicites des corps, de la violence et de la sexualité dérangent, rendant leur présence dans les musées d’autant plus importante à l’heure de menaces grandissantes envers la liberté d’expression.

    L’installation de Georg Baselitz, ode au corps vieillissant

    L’un des grands tours de force de Corps et âmes est la présence exceptionnelle de la série Avignon de Georg Baselitz, dévoilée à la Biennale de Venise en 2015 et jamais montrée depuis. Huit autoportraits de presque 4 mètres de haut, représentant le corps vieillissant et renversé du grand peintre allemand sur fond noir, sont désormais suspendus au-dessus du sol, transformant l’une des galeries de la Bourse de commerce en véritable chapelle où résonne un air du compositeur György Ligeti (1923-2006).

    Avec cette série, Baselitz souhaite faire rentrer le corps du visiteur dans un d’espace en huis clos, au plus près des émotions”, nous explique la commissaire. Si les silhouettes flasques gisant sur ces toiles monumentales évoquent la vieillesse et l’affaissement du corps, le trait frénétique du pinceau, les couleurs chaudes et vives ainsi que les jaillissements de peinture retranscrivent également l’énergie pulsionnelle qui l’habite encore.

    Des corps fragiles mais surtout vivants

    C’est précisément avec cette dichotomie que joue le corpus présenté à la Bourse de commerce : le corps s’expose avec ses failles et sa fragilité, qui en révèlent d’autant plus la force de vivre – également appuyée par les partis pris scénographiques. “J’ai conçu cette exposition comme une danse, ajoute Emma Lavigne, avec un enchaînement de corps tantôt à l’arrêt, tantôt en mouvement.” En atteste la proposition d’Ali Cherri qui, dans les vingt-quatre vitrines historiques du Passage encerclant la Rotonde du bâtiment, expose sa “famille de corps brisés”, sculptures hybrides et fragmentaires composées à partir d’artefacts et antiquités récupérés aux enchères, ou bien modelées dans la terre cuite. 

    Immobile, la galerie de personnages semble pourtant s’animer lors du parcours, rythmé par les puissants films d’Arthur Jafa – exposés ici en France pour la première fois –, et les clichés de Deana Lawson, offrant un panorama vivace des communautés et cultures africaines-américaines. Dans l’auditorium, la visite s’achève sur un film captivant de Cecilia Bengolea, montrant de jeunes Jamaïcains en train de danser avec acharnement sous la pluie torrentielle et les éclairs d’un violent orage. Soumis à ces conditions extrêmes, le corps s’y révèle alors dans sa forme la plus sublime – et la plus humaine.

    “Corps et âmes”, jusqu’au 25 août 2025 à la Bourse de commerce – Pinault Collection, Paris Ier.

    Du 22 au 25 mai 2025, la Bourse de Commerce présente “Arthur Jafa : Remixed Party”, une séquence d’évènements s’articulant autour de trois cartes blanches confiées à des artistes de la scène contemporaine : Crystallmess, Arthur Jafa et Pol Taburet.