2 mai 2025

Rencontre avec Arthur Jafa, légende de l’art contemporain sacrée à la Bourse de commerce

Légende de l’art contemporain en couverture digitale de Numéro art, Arthur Jafa occupe actuellement une place de choix dans l’exposition “Corps et âmes” à la Bourse de commerce. Le photographe et vidéaste basé à Los Angeles y présente trois de ses plus grands films, notamment l’acclamé Love is the Message, the Message is Death (2016), vibrant hommage à la culture afro-américaine désormais projeté dans la Rotonde du bâtiment. Rencontre.

  • Portraits par Katja Rahlwes

    Propos recueillis par Cyrus Goberville.

  • Publié le 2 mai 2025. Modifié le 19 mai 2025.

    Cyrus Goberville : Arthur Jafa, la musique noire a toujours tenu une place importante dans votre travail : la légende de la techno Robert Hood pour APEX (2013); Ultralight Beam de Kanye West pour Love is the Message, the Message is Death (2016); Mask Off de Future pour The White Album (2018); Al Green pour akingdoncomethas (2018); ou encore une version transposée beaucoup plus bas du groupe de R&B Rose Royce dans votre film AGHDRA (2021)… Quelle serait votre définition de la musique noire ?
    Arthur Jafa : Je crois qu’elle fait partie intégrante forme de confrontation entre une manière africaine de voir le monde et une conception occidentale du temps et de l’espace. La musique noire, la black music en tant que forme culturelle, a dominé le 20e siècle. Il suffit de considérer sa portée : il n’y a pas que les Noirs qui aiment la musique noire ; c’est ça, le truc. La musique black est un produit de l’Occident tout entier. Si l’on prend la musique traditionnelle africaine, qui est incroyablement diverse, il est impossible de la réduire à une seule réalité.

    Lorsqu’on parle de “musique noire”, c’est assez dingue de voir à quel point tout le monde part du principe qu’elle a évolué à partir de la musique traditionnelle africaine – alors qu’en même temps, je pourrais vous citer des milliers de choses qui n’ont absolument rien à voir avec ce que l’on entend dans cette dernière. Et même si l’on s’en tient à la musique noire en tant que telle, est-ce qu’il vous viendrait à l’idée de confondre Billie Holiday avec Jimi Hendrix, ou Jimi Hendrix avec John Coltrane, ou John Coltrane avec Jay-Z ? Il y a une infinité de réalités sous cette appellation globale de black music. Donc, en fait, essayer de comprendre en profondeur la musique noire, c’est juste une autre manière de tenter de comprendre la blackness. Parce que la musique n’est pas la seule, mais qu’elle est, sans aucun doute, la plus saillante des expressions de l’expérience existentielle des Noirs dans le monde occidental.

    Comment décririez-vous les liens complexes que votre travail entretient avec la musique ?
    J’ai parfois un rapport assez ambivalent à la musique dans mon travail, parce que j’ai le sentiment qu’elle possède une puissance incroyable. C’est presque comme si, en mettant de la musique sur à peu près n’importe quoi, on pouvait arriver à le rendre intéressant, littéralement. Lorsqu’on trouve un vestige du passé, sans savoir de quand date cet artéfact, on peut se tourner vers une datation au carbone 14. En mettant de la musique sur une réalisation visuelle, j’ai presque l’impression qu’on fait une sorte de datation bizarroïde au carbone 14. Je n’aime pas employer le terme “authenticité”, mais la puissance et la profondeur de ce qui se passe au niveau visuel vont être conditionnées par la façon dont la musique se met en relation avec les images. C’était le cas pour akingdoncomethas, précisément parce qu’à un moment donné, très tôt dans le processus, je me suis dit : “Ah, tu crois que ces machins artistiques, là, ils font de l’effet? Attends, tu vas voir ce que ça veut vraiment dire, ‘faire de l’effet’.

    “Il n’existe pas de musique pop contemporaine qui ne soit pas black.
    À ce stade, tout est black music.”
    – Arthur Jafa.

    C’est Le’Andria Johnson, c’est Al Green : voilà mes instruments de mesure. Bien sûr, j’aime beaucoup Bruce Nauman, j’aime beaucoup Marcel Duchamp. J’aime d’innombrables artistes, mais au bout du compte, est-ce que je les aime comme j’aime Al Green? Non, pas vraiment. Je peux mentir aux autres, mais je ne me mens pas à moi-même. Quand je regarde mon travail, je me pose la question : est-ce qu’il produit vraiment cet effet-là ? Et, dans 99 % des cas, la réponse est non. Mais ça reste ce vers quoi je tends.

    D’un certain point de vue, Love is the Message, the Message is Death y est peut-être presque parvenu. Mais j’ai le sentiment de passer mon temps à essayer de créer des choses qui ne feraient pas totalement pâle figure en comparaison de n’importe quel morceau de black music. Et quand je dis “n’importe lequel”, je veux dire absolument tout, de Kanye West à Bob Dylan. Vous voyez ce que j’entends par-là ? Il n’existe pas de musique pop contemporaine qui ne soit pas black. À ce stade, tout est black music. Il y a d’incroyables formes de musique partout dans le monde, mais dès lors qu’on parle de musique pop, alors on parle de black music, qu’il s’agisse de techno, de reggae ou d’autre chose. Tout est black music.

    Vous avez travaillé avec Stanley Kubrick sur son dernier film, Eyes Wide Shut (1999). Le rapport à la musique dans votre travail a-t-il été, en partie, influencé par la manière dont Kubrick se sert du son quand il le met sur des images ?
    La scène du monolithe dans 2001 : l’Odyssée de l’espace est, sans doute, le plus ancien exemple auquel je puisse penser d’un réalisateur se servant de cette façon de la musique classique sur des images. C’est une archive géniale sur la différence entre son et image. Chez Kubrick, il y a toujours une dimension satirique : la musique est extérieure à l’image que vous avez sous les yeux. Dans certains de ses films où la musique correspond effectivement à la période, comme dans Orange mécanique ou même Barry Lyndon, la façon dont elle interagit avec la narration est néanmoins très sarcastique.

    C’est le cas aussi dans Full Metal Jacket où, bizarrement, on ne se souvient pas du tout de la musique. La seule chose dont je me souvienne, c’est le moment où les soldats se mettent à chanter – ils chantent en chœur la chanson de Mickey Mouse. Je sais qu’il doit y avoir de la musique ailleurs dans le film, mais on a presque l’impression d’être chez Robert Bresson, avec une absence de musique.

    Comme pour la scène de la gare de Lyon dans le film de Bresson, Pickpocket (1959), où ce sont les bruits de pas qui donnent le rythme à toute la séquence.
    C’est la seule chose que l’on entend, en effet. Simplement quelques petits détails sonores qui font que cela fonctionne. C’est drôle que je m’identifie davantage à l’usage que fait Bresson de la musique, alors qu’en réalité, dans mes vidéos, je me sers de la musique en jouant beaucoup sur l’émotion, pour créer une atmosphère. Au cinéma, je n’aime pas tellement l’idée que la musique vous dicte, scène après scène, ce que vous devez penser.

    Kubrick ne fait pas ça non plus. Son recours à la musique est très différent – dans ses films, elle relève presque de la création d’auteur, elle est là pour projeter une certaine lumière sur ce que l’on voit. Mais chez lui, il est très rare que la musique vienne souligner de façon littérale les émotions d’un personnage. Contrairement, par exemple, à ce que fait Scorsese, qui se sert de la musique de manière beaucoup plus intégrée. Si on pense à Mean Streets ou à Taxi Driver, elle est là, avant tout, pour créer une atmosphère.

    En parlant de Taxi Driver (1976)… En 2024, vous avez présenté le très ambitieux *****. Cette œuvre est un remake de l’une des dernières séquences du film de Scorsese, où Travis Bickle [joué par Robert De Niro] descend des types dans un bordel d’East Village pour sauver Iris [Jodie Foster]. Vous m’avez dit, un jour, que le célèbre thème musical de Bernard Herrmann, où l’on entend s’envoler le saxophone, fait écho à Naima (1959), de John Coltrane, et de façon si directe que l’on pourrait presque considérer qu’il s’agit d’un plagiat de la part de Herrmann.
    Je dois dire que je n’ai pas tellement réfléchi à ça en travaillant sur *****, parce que les parties dont je me suis servi ne font pas intervenir ce thème musical. En fait, cette mélodie est surtout présente lorsque Travis Bickle roule au volant de son taxi. Or, dans *****, on se situe au moment où il vient de se garer, entre et où la fusillade a lieu. Cela dit, pour moi, c’était aussi une preuve que, dans ce film, le rapport aux Noirs est insidieux, compliqué. On convoque John Coltrane, et on le congédie en même temps, on le fait disparaître.

    “Les disques sont des machines à remonter le temps.” – Arthur Jafa.

    De fait, dans le film de Scorsese, Sport, le proxénète [joué par Harvey Keitel] est un Blanc. Lorsque vous avez appris que l’intention de départ du scénariste, Paul Schrader, était que Sport soit africain-américain, vous avez décidé de “restaurer” le film en y introduisant des acteurs noirs, à l’exception de Robert De Niro et Jodie Foster.
    C’est ça, changement de couleur ! Des amis à moi – des amis noirs – m’ont dit sans hésitation : “Mais pourquoi veux-tu refaire le film pour que les bonnes personnes se fassent buter ?” Je leur ai répondu que je voulais juste rendre le film fidèle à lui-même, en l’éloignant de cet artifice fallacieux, ou contradictoire – simplement en faire une restitution qui dise ce qu’elle pense vraiment, même si ça pue. Pour qu’on puisse le voir tel qu’il est, plutôt que de recourir à ces stratégies dont le but n’est autre que de perturber votre capacité à interpréter ce que vous avez sous les yeux.

    Ce type d’intervention porte un nom en français : un “détournement”. Ce que j’ai cherché à faire, c’est à corriger le film, ou à retirer certaines parties pour révéler sa véritable nature. Quelqu’un m’a dit : “Ah, mais ça fait penser à Dylann Roof [suprémaciste blanc, auteur d’une tuerie de masse dans une église noire de Charleston en 2015].” Mais, depuis le début, ça faisait penser à Dylann Roof ! C’est seulement opacifié et compliqué par le fait que là, à la fin, Travis Bickle entrait, en quelque sorte, dans une église blanche.

    Depuis que j’ai vu *****, le disque de Stevie Wonder m’obsède complètement. Pourquoi avoir utilisé sa chanson As, qui est un morceau très joyeux, au moment où le mac est encore dans la rue, juste avant une scène aussi dramatique ?
    En 1976, tout le monde écoutait cet album, Songs in the Key of Life. Je me souviens de cette période dans ma propre vie d’adolescent. Dans ma famille, pendant deux ans, nous n’avons rien écouté d’autre. Ça envahissait tout à la maison. Et As constitue, je crois, le morceau le plus emblématique de tout l’album. Assez apocalyptique, au sens biblique du terme. C’était juste une manière pour moi de dire : “Bon, alors, ce proxo, vous croyez savoir ce qui se passe dans sa tête, mais vous n’avez pas idée de ce qui se passe dans la tête des Noirs.” En outre, cette musique correspond bien à la période, parce que Taxi Driver et Songs in the Key of Life sont tous les deux sortis en 1976, même si le disque avait été enregistré plusieurs années auparavant.

    Est-ce que vous écoutez de la musique d’aujourd’hui ?
    Je suis curieux de tout. Depuis des années, je m’intéresse de près à Future, qui n’est pas le plus grand des rappeurs. En même temps, comme on a pu le dire, il n’est peut-être pas le plus grand, mais il a plus d’influence aujourd’hui que Jay-Z.

    Vous avez déclaré que vous aimiez beaucoup la musique de Dean Blunt. J’ai pris un café avec lui il y a tout juste quatre ans, exactement à cette table où nous buvons un café aujourd’hui, vous et moi. Nous avions longuement parlé de David Hammons, et de la rage dans la culture du hip-hop.
    Toute la culture du genre musical trap parle de la dépression, d’une rage que l’on retourne contre soi. À l’opposé d’un groupe comme Public Enemy, dont la rage est dirigée vers l’extérieur, vous voyez l’idée ?

    Je n’oublie jamais à quel endroit j’ai acheté un disque – et vous ?
    Moi non plus, je ne l’oublie jamais. Les disques sont des machines à remonter le temps.

    Possédez-vous encore un grand nombre de disques ?
    Oui, toujours – dont certains que je n’ai pas écoutés depuis trente ans – parce que j’ai l’intention d’écrire sur cette période-là de ma vie. Si je laisse un disque de côté, pour l’instant, je sais que, lorsque je l’écouterai, il fera directement remonter tous les souvenirs qui lui sont associés. La musique permet des associations très fortes, mais si on l’écoute tous les jours, elles se diffusent et se diluent. La musique se verrouille sur une période précise de votre existence, mais si cette période devient aujourd’hui, demain, après-demain, on perd la puissance de cet effet.

    L’album de Stevie Wonder Fulfillingness’ First Finale (1974), par exemple. Mon père passait ce disque tous les matins avant que je parte pour l’école, et je ne veux pas l’écouter avant de me sentir prêt à écrire sur cette période de ma vie. Je l’évite, littéralement, parce que je sais que si je l’écoute, ne serait-ce qu’une ou deux fois, même accidentellement, il me ramènera tout droit à cette époque-là.

    Arthur Jafa, exposition jusqu’au 25 août 2025 à la Bourse de commerce, Paris 1er.