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5 nov 2025

Georges de La Tour : la renommée tardive d’un peintre majeur, de l’ombre à la lumière

Il fut l’un des peintres favoris de Louis XIII, un commerçant prospère et une figure respectée en Lorraine. Pourtant, après sa mort en 1652, Georges de La Tour sombre dans l’oubli : son nom disparaît de l’histoire de l’art, ses toiles se disséminent à travers l’Europe et sont attribuées à divers artistes… Son talent et sa vie ne seront redécouverts qu’à la fin du 19e siècle, point de départ de longues recherches qui permettent aujourd’hui d’apprécier son œuvre, au cœur d’une exposition au musée Jacquemart-André jusqu’au 25 janvier 2026. Pour Numéro, Pierre Curie (conservateur général du patrimoine de l’institution parisienne) revient sur le contexte qui a mené vers la disparition de Georges de La Tour et sur la singularité de sa peinture, qui contribue à son succès moderne.

  • Par Camille Bois-Martin.

  • Georges de La Tour : de peintre du roi à anonyme de l’histoire de l’art

    L’histoire de l’art regorge de figures mythiques et passionnantes, dont la vie et l’œuvre abritent autant de mystères que de rumeurs. De l’itinéraire d’assassin du Caravage au destin improbable de la photographe Lee Miller, on se fascine pour les évènements personnels qui ont nourri leur travail et participé à leur renommée. Mais, parfois, certains s’effacent dans les méandres du passé et disparaissent des radars. C’est le cas notamment du peintre Georges de La Tour : né en 1593 et mort en 1652, il fut l’un des artistes favoris du roi Louis XIII et profita d’un large succès dans sa région natale, en Lorraine. Aujourd’hui reconnaissables entre mille, ses peintures nous plongent dans des intérieurs obscurs éclairés à la bougie, desquels se détachent des personnages aux traits doux et aux visages souvent contemplatifs.

    Pourtant, après la disparition du peintre, plus aucune archive ne mentionne son nom, et ce, pendant plus de deux cents ans. Ses tableaux se verront attribués à d’autres célèbres artistes contemporains, comme Zurbarán, Velázquez, Vermeer… “Ils étaient pourtant souvent signés !” souligne Pierre Curie, commissaire de l’exposition dédiée à l’artiste au musée Jacquemart André et spécialiste de la peinture italienne et espagnole du 17e siècle.

    Georges de La Tour a été victime d’un changement de goût.” – Pierre Curie.

    Cet oubli, Pierre Curie l’explique par le style de Georges de La Tour, quelque peu en décalage avec son époque. Alors que des artistes comme Simon Vouet ou Nicolas Poussin règnent sur Paris et sur l’Académie royale de peinture (fondée en 1648) au gré de larges tableaux d’histoire nourris de mythes antiques et de couleurs vives, le peintre lorrain détonne en effet avec ses toiles sombres. Il s’inscrit dans le sillage du clair-obscur de l’Italien Caravage et des peintures de genre du Néerlandais Gerrit van Honthorst.

    Mais, à la différence de ce dernier qui a su s’adapter aux nouvelles esthétiques classicistes en vogue, de La Tour poursuit un art “passé de mode”, se référant à un ténébrisme largement désavoué au milieu du siècle. “Il a été victime d’un changement de goût, considère ainsi Pierre Curie. S’il était mort en 1620, il aurait peut-être été assimilé aux Caravagesques français.” Mais son décès n’advient que trente ans plus tard, et l’inscrit ainsi dans un décalage chronologique, qui expliquerait en partie sa disparition progressive. Une première piste de recherche qui permet d’appréhender un artiste dont on ne connaît la vie que par bribes, encore aujourd’hui…

    Un style pictural en décalage avec son temps

    Natif de Lunéville, en Lorraine, Georges de La Tour est d’abord fils de boulanger. Si on ne sait vraiment comment il accède à une carrière de peintre, il profite ainsi toute sa vie d’un commerce de grains et de blé qu’il hérite de son père et qui lui offre une activité économique parallèle. En particulier en temps de guerre : il nourrit en effet les armées royales qui passent alors à travers la Lorraine.

    Très appréciés par les familles nobles et bourgeoises de la région, ses tableaux lui forgent une certaine notoriété lui permettant d’ouvrir un atelier et de faire lui-même partie de l’élite locale. Voire peut-être de voyager à Rome ou aux Pays-Bas pour se former à la peinture. Mais, à nouveau, aucun registre ne confirme de tels déplacements…

    Outre le mystère qui entoure sa formation, une chose reste donc certaine : sa pratique artistique prospère et lui permet d’attirer une large et prestigieuse clientèle. À l’image du roi de France, au service duquel il entre en 1638. Selon les écrits de Dom Augustin Calmet publiés en 1751 (qui recensent pour la première fois le nom du peintre), Louis XIII était tellement fasciné par de La Tour qu’il fit retirer toutes les toiles de sa chambre pour n’y installer qu’un seul tableau, dit Saint Sébastien dans une nuit et signé du peintre lorrain.

    Des thématiques sacrées projetées dans des scènes du quotidien

    Mais, alors, comment expliquer sa disparition posthume de la scène artistique ? La seconde piste envisagée par les historiens évoque l’incendie de Lunéville, en 1638. L’artiste a alors 45 ans et son atelier est emporté par les flammes. Avec lui disparaissent ses œuvres de jeunesse et du début de sa maturité, qui auraient pourtant permis de reconstituer sa biographie et son style.

    Car, dans l’œuvre de Georges de La Tour, plusieurs types de peintures se croisent. La plus célèbre, La Diseuse de bonne aventure (1635-1638), conservée au MET de New York, contraste en effet dans son traitement lumineux et coloré avec les peintures exposées au musée Jacquemart-André, où l’obscurité et le travail de la lumière priment. Le sujet diffère également : une scène de genre, dans le premier, contre des sujets plus religieux, qui dominent le corpus actuellement présenté à Paris.

    Et là réside justement tout le génie du peintre, qui s’empare d’une thématique sacrée en la traitant selon des codes habituellement réservés à des représentations du quotidien. À l’image du Saint Joseph charpentier (vers 1640), où Joseph apparait vêtu simplement, en train de percer un morceau de bois, tandis qu’un petit garçon l’éclaire à la bougie… qui n’est d’ailleurs autre que Jésus. Très réaliste, la peinture transforme ainsi une scène religieuse en un moment intime et banal. Pierre Curie évoque également Le Nouveau-né (vers 1640).

    L’esthétique de Georges de la Tour a vraiment rencontré la sensibilité du 20e siècle.” – Pierre Curie.

    Au sein de ce tableau réaliste, quasi photographique, une femme vêtue de rouge berce un enfant emmailloté : elle incarne à la fois la figure de la Vierge et celle d’une femme de l’époque. “Ce qui distingue Georges de La Tour, c’est la qualité de son dessin, la conception des formes, leur harmonie à l’intérieur des compositions. La façon dont les lignes s’effleurent… Son travail est d’une sophistication folle, alors qu’il produit des images banales. Mais c’est de la fausse simplicité.”

    Une technique et un talent qui ont fait sa renommée, et ont surtout participé à l’engouement qui accompagne sa redécouverte au début du 20e siècle. Ce n’est en effet qu’en 1915 qu’on attribue un premier tableau à Georges de la Tour : à la suite des recherches de l’historien de l’art Roberto Longhi, l’Allemand Hermann Voss fait le rapprochement avec un Reniement de saint Pierre conservé à Nantes, qu’il associe notamment à L’Ange apparaissant à saint Joseph de la même collection.

    À partir de ce corpus de tableaux, les premières bases du style et de l’œuvre du peintre s’établissent ainsi et inaugurent le début de sa reconnaissance. De nombreux plasticiens de l’époque vont alors également s’intéresser au travail de l’artiste lorrain. “L’esthétique de Georges de la Tour a vraiment rencontré la sensibilité du 20e siècle. Quand vous observez une toile comme La femme à la puce, présentée au sein de l’exposition, vous ne pouvez pas ne pas penser à Balthus, André Lhote… Il y a un aspect extrêmement simple, volumétrique et stylisé dans sa peinture qui a probablement influencé l’art post-cubisme. Sa redécouverte s’inscrit au sein de cette période charnière”, considère en effet le commissaire et spécialiste.

    Des peintures de Georges de La Tour récemment redécouvertes

    Son travail, que Pierre Curie décrit comme “très spirituel et serein” semble ainsi trouver une forme de succès moderne, à contre-courant de la société violente et bouleversée par les guerres, la peste et la famine du début du 17e siècle. “La modernité, c’est ce qui parvient à nous émouvoir encore aujourd’hui. En ce sens, de La Tour est profondément moderne, car il fascine de nouveaux publics, des siècles plus tard.”

    Depuis 1915, son œuvre se reconstitue ainsi petit à petit, comme les pièces d’un grand puzzle. Du Saint Jérôme retrouvé dans un bureau de l’Institut Cervantes en 2005 au Saint Jean-Baptiste dans le désert (vers 1651) apparu un jour chez Drouot, les tableaux de Georges de la Tour continuent encore de réapparaître. Sur les 300 peintures que le peintre aurait probablement réalisées, les historiens de l’art n’en ont à ce jour retrouvé qu’une quarantaine. Une somme maigre, qui évolue encore aujourd’hui au fil des recherches, dans les collections particulières comme au sein de musées européens. Et qui permettront peut-être, un jour, d’établir la chronologie des toiles et de la carrière du mystérieux Georges de La Tour…

    “Georges de La Tour. Entre ombre et lumière”, exposition jusqu’au 25 janvier 2026 au musée Jacquemart-André, 158 Bd Haussmann, Paris 8e.