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Pourquoi le Caravage était-il fasciné par le sang et la violence ?
À l’occasion de son exposition “Naples à Paris”, et pour la première fois de son histoire, le musée du Louvre expose entre ses murs quatre œuvres du Caravage. Numéro se plonge dans ses représentations violentes au traitement cru, aidé des connaissances du conservateur Stéphane Loire et des écrits de l’historienne de l’art Rossella Vodret.
Par Camille Bois-Martin.
Exposition “Naples à Paris”, jusqu’au 8 janvier 2024 au musée du Louvre, Paris 1er.
Rossella Vodret, “Caravage. L’œuvre complet”, éditions Silvana Editoriale (2010).
La vraisemblance saisissante des œuvres du Caravage
À la fin du 16e siècle, Michelangelo Merisi (1571-1610), alias le Caravage, s’installe à Rome. Il a alors à peine plus de 20 ans, mais sa renommée ne cesse de croître : adulé comme détesté par ses contemporains, le peintre italien originaire du village de Caravaggio en Lombardie se démarque par sa peinture plus vraie que nature, qui inspire à ses spectateurs autant de frissons que de fascination. Dépeints à échelle humaine, ses personnages semblent directement inspirés par les foules qui peuplent les rues et les auberges romaines que le Caravage fréquente alors.
Comme le note Stéphane Loire, directeur du département des peintures des 16e et 17e siècles du musée du Louvre, le peintre habille ses protagonistes de vêtements de son époque, à l’inverse des normes picturales prônant alors un retour à l’antique tant dans les architectures que dans les étoffes représentées. Ainsi, devant les toiles du maître italien, les spectateurs se retrouvent face à des scènes bibliques qui semblent s’être déroulées dans les lieux de leur quotidien.
Plongée dans cette réalité troublante, les représentations de décapitation et les plaies sanguinolentes du Caravage prennent alors une dimension presque documentaire, appréciée par les grands ducs de l’époque et par certains hommes d’église influents. Leur goût aiguisé ne craignait pas la nouveauté face à cette absence de tout décorum, ni même la violence représentée par le peintre à un degré de vraisemblance encore inouï et inédit.
Malgré son succès, l’artiste reste néanmoins majoritairement décrié, qualifié par ses contemporains et successeurs tel que Giovanni Pietro Bellori (1613-1696) comme l’exemple à ne surtout pas suivre, ou encore comme un artiste “venu pour détruire la peinture” selon le peintre français Nicolas Poussin (1594-1665)…
Violence, sang et repentance : parcours d’un peintre meurtrier
Les toiles du Caravage prennent une nouvelle dimension au regard de son parcours tourmenté – les nombreux rapports de police à son encontre nous informent parfois plus sur sa vie que les biographies publiées par ses contemporains. En effet, le maître italien fait parler de lui dès ses premières années à Rome, entre 1600 et 1605, visé par un procès pour diffamation par son grand rival le peintre Giovanni Baglione. Avant d’être impliqué dans une nouvelle plainte pour avoir jeté un plat d’artichauts au visage d’un garçon d’auberge… Loin d’être intimidé, le jeune artiste enchaîne les frasques et est par la suite accusé d’avoir blessé à la tête un notaire, et se fait arrêter pour insulte à la milice urbaine et port d’armes illégales, ainsi que pour de nombreuses autres altercations violentes avec des gardes.
Un portrait sulfureux, que le conservateur Stéphane Loire tempère en invitant au recul, rappelant que de nombreux artistes de l’époque représentaient également des scènes violentes tirées de la Bible sans pour autant avoir été eux-même auteurs de crimes. Force est de constater que la société de l’époque moderne était en effet tiraillée entre misères sociales et nombreux faits divers brutaux.
Mais, la nuit du 28 mai 1606, le Caravage verse la goûte de sang de trop. Alors que les habitants de Rome fêtent le premier anniversaire du couronnement du pape Paul V, les célébrations dégénèrent et virent en de violentes échauffourées. Notamment au Campo Marzio, où deux groupes d’hommes armés s’affrontent après une partie de jeu de paume qui tourne au vinaigre. Parmi ces derniers se trouve le Caravage, qui blesse mortellement à la jambe Ranuccio Tomassoni, quelques jours seulement après l’avoir provoqué en duel. Le peintre fuit alors Rome dès le lendemain, pour ne plus jamais y revenir. Condamné à mort, Caravage entame un périple de Naples à Malte en passant par la Sicile, où il meurt en 1610, avant d’avoir pu regagner la botte, où le pape devait signer sa grâce.
Selon l’historienne d’art Rossella Vodret, les peintures que le Caravage réalise au cours de cette période tourmentée sont teintées d’une souffrance et d’une violence encore plus crue qu’à l’accoutumée : telle que sa représentation de la Décollation de Saint Jean-Baptiste, dont le décor rappelle étrangement l’architecture des rues de Rome au sein desquelles le peintre asséna son coup d’épée fatal. Il s’agit également de la seule œuvre signée par l’artiste, ce dernier inscrivant son prénom Michelangelo dans les traces de sang dégoulinant du cou tranché du martyr… Mieux : le bourreau reprend ici les traits du Caravage, qui semble ainsi exprimer sa culpabilité, de la même façon qu’il s’auto-représente à la place de Goliath dans une peinture de 1609-1610, la tête décapitée. Une représentation destinée au cardinal Scipion Borghèse, neveu du pape Paul V, que Rossella Vodret compare à “une sorte d’appel désespéré” pour obtenir le pardon et la révocation de sa condamnation à mort.
L’art de mettre en lumière les plaies et la brutalité : le Caravage, maître du clair-obscur
Si les œuvres du Caravage semblent donc d’autant plus violentes au regard des évènements tragiques qui ont ponctué sa vie, celles-ci doivent également leur intensité aux effets d’ombre et de lumière que le peintre invente dès ses premières compositions. Au sein de scènes plongées dans une obscurité quasi-totale, le maître italien joue sur des effets de lumière projetée sur des personnages ou des gestes clés.
L’exemple le plus probant et le plus célèbre de cet effet stylistique unique pour l’époque s’observe notamment au sein de sa représentation de Judith décapitant Holopherne (1598-1599). Les bras contractés et le visage froncé du protagoniste féminin sont éclairés d’une lueur blanchâtre, insistant sur l’acte meurtrier qu’elle est en train de commettre, ainsi que sur les yeux révulsés d’Holopherne, dont la tête vient d’être tranchée.
Un contraste entre le visage du bourreau et de la victime, que l’on retrouve également dans une peinture de 1607, intitulée Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, dont l’atrocité de l’acte se passe ici de sang pour se retrouver dans les expressions faciales des personnages. Un usage de la lumière que le conservateur Stéphane Loire qualifie de dramatique, et qui permet au Caravage de dépeindre ce que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de “coups de projecteurs”, permettant de mettre en lumière les plaies et la brutalité des scènes représentées.
Le maître italien couple de plus cette technique du clair-obscur à un cadrage serré, au sein duquel il concentre la violence de ses sujets dans un espace restreint et savamment éclairé. À l’image de sa célébrissime Méduse, dont le regard effrayé (et effrayant) ne laisse de marbre aucun de ses spectateurs depuis plus de quatre siècles…
Exposition “Naples à Paris”, jusqu’au 8 janvier 2024 au musée du Louvre, Paris 1er.
Rossella Vodret, “Caravage. L’œuvre complet”, éditions Silvana Editoriale (2010).