3 mai 2022

Pol Taburet, revelation of the French art scene on the cover of Numéro art 10

Révélation de la nouvelle scène française, Pol Taburet convoque dans ses peintures hallucinées et puissantes l’histoire de l’art, le quimbois créole et les pouvoirs occultes aussi bien que l’imagerie du rap américain. Lauréat du prix Reiffers Art Initiatives pour la jeune création et la diversité culturelle, l’artiste présente ses toiles au sein de l’exposition “Des Corps Libres” au Studio des Acacias en mai.

Photos par Hugo Comte.

Texte par Juliette Lecorne.

Pol Taburet photographié par Hugo Comte. Vêtements et boucle d’oreille gauche, BALENCIAGA.

Dans Opéra I et II, Pol Taburet déploie une série de peintures conçues comme des dramaturgies aux narrations silencieuses. En s’appuyant sur le langage symbolique de la peinture européenne, l’artiste opère à une célébration des pouvoirs occultes, mêlant imagerie du rap américain, subculture et quimbois créole.

 

Sur un fond noir abyssal, un crépuscule apparaît tel un cliché de carte postale antillaise. Des créatures mutantes, mi-humaines, mi-animales, jaillissent de la toile, aussi terrifiantes que séduisantes. Ces silhouettes envoûtantes et phosphorescentes semblent naître et surgir du tableau comme elles ont surgi pour le peintre qui, loin de se poser en compositeur démiurge de cet étrange opéra, tente de saisir les apparitions et les visions qui s’offrent à lui. Et c’est là toute l’essence du travail de Pol Taburet : donner corps à ces hallucinations chimériques, conduire le regard vers un autre terrain mental, et, comme à l’opéra, en saisir les scènes pour mieux raconter la tragédie humaine.

Pol Taburet, “Holy Hole”. 192 x 130 cm. Courtesy de l’artiste

Ces étranges personnages fictifs et sans chair, aux yeux et aux bijoux étincelants, s’apparentent souvent à des furies. Et si l’on peut facilement les rapprocher des créatures des Caprices de Goya ou des Érinyes de Bacon (ces déesses vengeresses qui traquent les hommes coupables), les créatures de Pol Taburet se déploient sur la toile avec une certaine magie. Leur forme se détache de la représentation traditionnelle de femmes démoniaques, hirsutes et cris- pées, ouvrant leurs bouches béantes pour laisser échapper des cris silencieux. Ici, les furies s’offrent dans leur apparition la plus luminescente, irradiant les toiles d’une aura magique et profondément spirituelle. Leurs corps sont des exhalaisons subtiles, mais leur présence, douce et rassurante, semble bien réelle.

 

Pol Taburet puise le sujet de cette série dans la mythologie caribéenne : soucougnan, arbre fromager, feu follet, zombie, dorlis sont autant de motifs qui peuplent ses œuvres. Dans la tradition créole, le soucougnan est un sorcier, le plus souvent une femme, qui a passé un pacte avec le diable. Elle enlève sa peau et se transforme alors en immense oiseau noir ou en boule de feu que l’on peut voir se dessiner dans le ciel à la tombée de la nuit. La littérature créole est baignée de références aux soucougnans : l’écrivaine Simone Schwarz-Bart, figure de proue de la littérature féministe guadeloupéenne, a consacré de nombreux ouvrages à la mythologie antillaise. Et si la présence des femmes y est aussi importante, c’est qu’elles jouent un rôle majeur à la fois dans l’incarnation des récits de la mythologie créole, mais aussi dans leur transmission. L’œuvre Spitfire de Pol Taburet en est un exemple saisissant. D’abord parce que la peinture donne à voir une forme de soucougnan cracheuse de feu, mais aussi parce que l’artiste y voit un portrait de sa mère. C’est dire l’influence de cette dernière dans la transmission de ces récits familiaux, elle qui se place en point de départ pictural de ces créatures. D’ailleurs, on pourrait comprendre les toiles de Pol Taburet comme autant de portraits de famille, tant elles sont liées aux légendes qui parcourent son enfance.

Haut, COURRÈGES.
Pol Taburet, “Holy Cruel Engine” (2021). Acrylique, pigments et fusains sur lin. 200 x 160 cm. Courtesy of Galerie Clearing. Collection privée

Les dorlis sont des créatures surnaturelles que l’on rencontre dans les croyances et les légendes populaires du quimbois en Martinique. Il s’agit d’un esprit qui s’introduit, la nuit, dans les maisons, et impose aux femmes (et parfois aux hommes) des rapports sexuels pendant leur sommeil. Ce thème de l’incube a été largement exploré dans l’histoire de la peinture européenne, qu’on songe à La Chute des damnés (v. 1470) de Dirk Bouts ou encore au Cauchemar (1781) de Johann Heinrich Füssli. Pour autant, la peinture occidentale s’est constamment attachée à représenter le désir inassouvi de la femme endormie. Ici, Pol Taburet opère un renversement de perspective et de valeur : ce ne sont plus les femmes asservies par le démon qui sont représentées, mais le démon lui-même, qui prend d’ailleurs souvent l’apparence d’une femme (les œuvres Amort ou Walk, ou Par passion). En réalité, les croyances spirituelles du quimbois antillais sont intrinsèquement liées à la sombre histoire de l’esclavage au cours de laquelle les esclaves se voient refuser la maîtrise de leur sexualité et de leur postérité. La femme noire est destituée de son intimité, de sa sexualité, et son désir, lui, est banni. C’est dans ce contexte de domination, marqué par la castration, le viol, l’impuissance et le refoulement que s’est construite la légende du dorlis, ce prédateur sexuel démoniaque. Le fromager est aussi un élément rattaché à la période négrière : c’était l’arbre auquel les békés attachaient leurs esclaves pour les punir (l’œuvre Fromager).

 

Ce sont autant de motifs liés à la mythologie et à l’histoire caribéennes que l’artiste évoque dans ce premier opéra. Il explore ces héritages culturels, et ses œuvres, pleinement incarnées, sont le reflet de ce regard composite où l’histoire de la peinture côtoie l’imagerie du rap américain et la culture underground, créant des mondes idiosyncratiques et surréalistes où les mâchoires ornementées de grillz deviennent des ciels étoilés (Coucher de soleil II, 2021).

Pull, RAF SIMONS. Boucle d’oreille gauche, BALENCIAGA.

Les œuvres de Pol Taburet sont marquées par une esthétique radicale et percutante. Ici, c’est la jouissance de la peinture qui prime. L’artiste offre une démonstration technique renversante : l’effet si vaporeux et labile des corps tient à la maîtrise chevronnée de l’aérographe, contrastant avec des structures de fond saturées de cou- leurs vives aux substances graveleuses. Cette grande habileté dans l’exploration des techniques picturales donne à voir des œuvres aussi poignantes qu’élégantes.

 

Rompant avec toute forme de réalisme, les corps lévitent dans le néant, enveloppés dans des linceuls, ou évoluent au sein d’univers clos au décor austère, anxiogène et factice. L’espace ne semble être qu’un prétexte pour mieux montrer le lieu des angoisses et de l’oppression : les lignes canalisent les corps, les contraignent ou les poussent en dehors. L’atmosphère est lugubre, énigmatique et inquiétante, la lumière blafarde : bienvenue dans l’Opéra II – House Party.

Pol Taburet, “A Rude Reflection”. 192 x 130 cm. Courtesy de l’artiste
Gilet, LEMAIRE. Bottes, GIVENCHY.

Difficile de ne pas conjuguer cette série de toiles avec nos récentes expériences de l’enfermement. House Party résonne comme ces longues nuits esseulées de toute une génération rêvant de liesses collectives transpirantes et dont les corps étaient cloîtrés pendant des mois dans un espace clos. Dans l’atelier de Pol Taburet, une copie du Décaméron de Boccace enluminé trône sur une table. Ce recueil rassemble une centaine de nouvelles racontées par dix jeunes pendant dix jours de confinement, des suites de la peste noire qui frappe la Toscane au 14e siècle, et Boccace s’en sert comme support pour raconter l’histoire de ces jeunes partis se confiner à la campagne. Ils vivent alors dans une bulle, dans un monde idéal où “il faut vivre une fête permanente” au cours de laquelle il est “interdit de parler de la mort et de la maladie”.

 

Même si on peut y voir une résonance avec nos confinements récents, ce sont en réalité les enluminures qui illustrent ce récit qui intéressent l’artiste. En effet, ses œuvres sont largement inspirées des constructions si savantes du quattrocento : des corps flottants dans un espace contraint, de larges aplats de rouges et de verts vifs… Dans les enluminures médiévales italiennes, comme dans les toiles de Pol Taburet, tout est fait pour que l’œil se focalise sur la scène : l’absence d’arrière-plan prive les personnages de tout ancrage historique ou contextuel, accentuant leur caractère fantomatique et hors du temps. Les perspectives sont interminables et oppressantes.

Pol Taburet, “Untitled” (2021). Acrylique sur lin. 73 x 60 cm. Courtesy of Galerie Clearing
Jupe et chaussures, RAF SIMONS.

Souvent, des portes structurent la peinture, comme des ouvertures sur un autre monde. Derrières ces portes, les personnages semblent apparaître soudainement, en même temps qu’ils hantent les lieux depuis toujours. Ces portes deviennent même parfois la structure encadrant la toile, recréant ainsi les conditions scéniques de l’opéra, sorte de mise en abyme d’un funèbre spectacle.

 

Une figure centrale jalonne la pratique du jeune peintre : des hommes au visage crispé dont le crâne s’élance telle une pointe tranchante. À travers l’évocation des costumes du Ku Klux Klan, ces personnages renvoient en eux-mêmes la forme de domination la plus puissante. Leur multiplicité fait d’eux une armée coercitive et sont pour le peintre la forme générique d’une violence systémique. Ils sont partout, dans le moindre recoin des pièces, dans le reflet des miroirs, dans le club de strip-tease… une cuisse saillante surgit du pole dance, vêtue d’un talon si pointu qu’il semble prêt à transpercer la main de quiconque l’approcherait. Et dans ce drame paisible, le temps est suspendu, comme si quelque chose venait d’arriver, ou allait arriver (Strippers Joint and Percocet, 2021). Ce sont des histoires sombres, aux environnements malveillants et pleins de vices que Pol Taburet s’attache à représenter. Ce sont les histoires des hommes, de leurs agissements face à l’autre, ce sont des histoires intimes et universelles teintées de souffrance. En mettant en scène une dramaturgie de l’anxiété, c’est une profonde analyse de nos intériorités à laquelle nous invite l’artiste. Il s’agit bien d’un opéra dont les histoires silencieuses évoquent une multitude de violences vécues ou observées, en somme un regard porté sur la condition humaine.

 

 

“Des Corps Libres – Une jeune scène française”, Studio des Acacias, Paris. Du 5 au 28 mai. Pol Taburet est représenté par la galerie Balice Hertling (Paris) et Clearing (Bruxelles, New York).

Veste et chaussures, BALENCIAGA. Réalisation : Juan Corrales. Assistante réalisation : Bettina Nuwenda. Production : Mathilde Carlotti chez Lotti Projects. Coordination production : Ines Saccani chez Lotti Projects