17 fév 2022

Journalisme gonzo : cinq enquêtes à la première personne qui ont marqué l’histoire

Depuis Nellie Bly,qui s’est immiscée dans un asile psychiatrique en 1887 pour enquêter de l’intérieur, jusqu’à Florence Aubenas qui a travaillé comme femme de ménage sur un bateau-ferry en 2010, en passant par les documentaires immersifs du journaliste britannique Louis Theroux, le journalisme d’infiltration, aussi appelé le journalisme gonzo, a encore de longues heures devant lui. Ce type de reportage à la première personne, dans lequel le journaliste se met en scène comme protagoniste principal, et revendique sa subjectivité, tourne le dos à la prétendue objectivité du journalisme conventionnel. Il propose ainsi une immersion complète dans un milieu sur lequel le journaliste enquête. Retour sur cinq enquêtes qui ont fait date dans l’histoire des médias.

2022 : Louis Theroux, l’infiltré qui déchaîne les foules

 

Depuis 1998, le journaliste britannique Louis Theroux s’infiltre dans des milieux underground : chez les survivalistes, les nationalistes noirs, les suprémacistes blancs, les gourous de sectes, les stars de films pornographiques ou encore dans les prisons américaines, dans ses séries documentaires Les étranges week-ends de Louis Theroux. Particulièrement célèbre pour son ton affable et sa grande capacité d’écoute des individus même les plus extrémistes, il apparaît aujourd’hui comme le chef de file du journalisme gonzo. Il est filmé en immersion totale, il dort souvent aux côtés des groupes qu’il infiltre, et laisse la parole à ceux qui ne l’ont pas forcément. Mais son dernier documentaire, Forbidden America est aujourd’hui sous le feu des critiques. En s’infiltrant parmi la jeunesse d’extrême droite américaine et certains groupes radicaux actifs sur les réseaux sociaux, le journaliste révèle certes la portée tentaculaire et le pouvoir sans précédent d’Internet et de sa capacité à radicaliser les individus, mais offre aussi de la visibilité à des discours nauséabonds, et se voit accusé de les amplifier. Le Guardian alerte sur les ravages que peut entraîner ce documentaire prévu en trois volets. En donnant la parole à des personnages inquiétants, des incitateurs à la haine, au viol des femmes et aux défenseurs d’une Amérique purement blanche, Louis Theroux se voit désormais reprocher un trop-plein de subjectivité, précisément ce qui constituait jusque-là sa marque de fabrique. Il a même du se justifier dans un long texte publié par le Guardian. Alors, dénonciateur ou partisan (à chacun de se faire son avis), le travail de Louis Theroux est en tout cas clivant et témoigne de l’ambivalence du journalisme gonzo, désigné aussi par l’expression de « Nouveau journalisme », qui loin d’être ennuyeux, invite au débat et à la réflexion.

 

Forbidden America, (2022), Louis Theroux. Episode 1 sur 3. Diffusé par la BBC.

1887, Nellie Bly, l’asile vécu de l’intérieur

 

En 1887, une jeune femme de 23 ans révolutionne le monde du journalisme en inventant les premiers reportages « sous couverture ». C’est Nellie Bly, journaliste au quotidien New York World, dans la rédaction alors dirigée par le célèbre journaliste Joseph Pulitzer (1847-1911). Sur l’ordre de son rédacteur en chef, elle est chargée d’enquêter sur les conditions de vie des aliénés aux États-Unis. Elle se fait alors interner dans un asile psychiatrique de femmes à New York, sur une petite île au large de Manhattan. D’abord publiée dans le journal, cette enquête devient un livre de dix-sept chapitres, 10 jours dans un asile, provoquant un tel choc qu’il va forcer le gouvernement américain à revoir le système psychiatrique du pays, et ouvrir la voie à des générations de journalistes d’investigation. Car les découvertes que fait Nellie Bly sont glaçantes : mauvais traitements, maltraitance, humiliations, incompétence et indifférence médicales. Une réalité terrifiante dont peu avaient conscience et que Nellie Bly n’a pu révéler au grand jour qu’en cachant son identité de journaliste et en se faisant passer pour une malade. Elle se fait ainsi interner de manière « naturelle », après s’être d’abord installée dans une pension pour femmes où elle simule la folie, ce qui provoque rapidement son internement, comme elle le souhaitait. Une immersion lui a permis de dénoncer un dysfonctionnement dans la société américaine, et fait de Nellie Bly une des grandes pionnières du journalisme gonzo.

 

10 jours dans un asile, (1887), Nellie Bly. Editions Points.

Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham (2010), la voix du peuple qui souffre

 

En 2009, Florence Aubenas, célèbre journaliste d’investigation travaillant alors  au Nouvel Observateur pose un congé et part à Caen, sans prévenir ses proches, dans le but d’enquêter sur le travail précaire. Elle a en tête d’écrire un livre sur les conséquences sociales de la crise économique. Dans un total anonymat, elle se glisse alors dans la peau d’une femme au foyer fraîchement divorcée, sans diplôme, à la recherche d’un CDI. Elle se teint les cheveux, pointe à Pôle emploi, et finit par trouver quelques heures de travail à effectuer sur un ferry, en tant que femme de ménage. Là, elle tisse des relations amicales avec ses collègues, qui, comme elle, se lèvent tous les jours à cinq heures du matin pour nettoyer des sanitaires. Florence Aubenas entame en secret l’écriture du Quai de Ouistreham, un livre paru en 2010 aux éditions de l’Olivier, récit inoubliable sur la France “d’en bas” et grand succès de librairie. Dans cette enquête immersive, la journaliste entraîne son lecteur dans ses pérégrinations pour trouver un emploi stable : six mois pendant lesquels on lui refuse des CDI, et durant lesquels on s’efforce de la persuader que le domaine du nettoyage et de l’hygiène publique sont exactement ce qu’il lui faut. Tout au long de son enquête, Florence Aubenas observe le quotidien des demandeurs d’emploi, constate leur précarité et subit avec eux leur souffrance psychologique, mais aussi physique, dans des métiers harassants et peu valorisants. Rencontrant avec la parution de ce livre un immense succès populaire, prolongé par une adaptation au cinéma avec Juliette Binoche, le travail de cette figure du journalisme  d’investigation démontre l’intérêt du public pour ces enquêtes sous couverture. 

 

Le Quai de Ouistreham, (2010), Florence Aubenas. Editions L’Olivier. Ouistreham (2021) d’Emmanuel Carrère, avec Juliette Binoche. 

Hunter S. Thompson, l’un des inventeurs du gonzo

 

Journaliste et écrivain américain Hunter S. Thompson né à la fin des années 1930 (et mort en 2005) est l’un des pères du gonzo journalisme, l’un des inventeurs de ce journalisme immersif, où le narrateur est partie intégrante du récit qu’il  produit. Grand consommateur de drogue et d’alcool, amateur d’armes, l’Américain est notamment l’auteur du livre qui a inspiré le film culte Las Vegas Parano, avec Johnny Depp et Benicio Del Toro. Figure brillante du journalisme subjectif, Hunter S. Thompson a poussé l’infiltration le plus loin possible. Auteur de nombreuses enquêtes et de romans, il utilise la première personne du singulier, se plaçant en héros de ses reportages. En 1965, il est invité par le rédacteur en chef de l’hebdomadaire  progressiste américain The Nation à écrire un article sur les Hell’s Angels de Californie, le légendaire gang de motards, inquiétant et potentiellement dangereux. À la suite de cet article, paru en mai 1965, il reçoit des offres d’éditeurs pour étoffer cette enquête, et Hunter S. Thompson s’immerge alors totalement dans son sujet. Il intègre le clan et passe un an avec les bikers, incarnant le journalisme vécu de l’intérieur jusqu’à ses limites les plus extrêmes, puisqu’il va jusqu’à prendre de la drogue, accompagne les membres du gang dans leurs virées… À sa sortie en 1966, le livre Hell’s Angels connaît un immense succès : le gonzo journalisme est né. Au-delà du simple reportage sur un gang, Thompson dresse le portrait d’un rêve américain qui dysfonctionne, fantasmant sur ses outsiders assumés, ces marginaux qui osent être libres et n’en faire qu’à leur tête, en dépit du rejet qu’ils suscitent, de la violence, de la prison et de toutes les contraintes qu’implique cette liberté qu’ils ont choisie. En rupture totale avec les codes policés du journalisme tel qu’il est pratiqué à l’époque, complaisant et proche du pouvoir, Hell’s Angels est un pavé dans la mare qui renverse totalement les codes du journalisme en vigueur jusque-là.

 

Hell’s Angels, (1967) de Hunter S. Thompson. Editions Gallimard. Las Vegas Parano (1998) de Terry Gilliam.

 

2000, Emmanuel Carrère, “l’Adversaire” : l’enquête qui vire au roman

 

Au tout début du mois de janvier 1993, Jean-Claude Romand assassine méthodiquement toute sa famille. Sa femme,  ses deux enfants de 5 et 7 ans, puis ses parents, à une centaine de kilomètres de là. De retour chez lui, il avale des médicaments dans l’espoir de mourir, mais ils sont périmés. Jean-Claude Romand survit. L’enquête démontre rapidement que la vie qu’il menait depuis dix-huit ans n’était qu’une imposture. Celui que tout son entourga e croyait un brillant médecin,chercheur à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), avait en réalité, arrêté ses études à la fin de la deuxième année de médecine. Le pseudo chercheur, en fait de se rendre à l’OMS, passait ses journées à errer au hasard des routes, de parking en hôtel, de brasserie en café. Médecin de paille mais véritable escroc, il faisait vivre sa femme et ses enfants en promettant de réaliser des placements financiers juteux à ses parents, ses beaux-parents, sa maîtresse et autres proches… Trois ans après les faits, il est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. De cette histoire terrible, Emmanuel Carrère, écrivain français qui s’aventure de temps à autre dans le journalisme, a tiré un roman L’Adversaire, publié en 2000. Lorsqu’il découvre ce fait divers dans les journaux, l’écrivain se questionne : comment un homme à l’apparence aussi banale a pu commettre un crime aussi sombre. Il décide de prendre contact avec le criminel, en lui expliquant qu’il a pour seul objectif de comprendre, en profondeur, comment un homme peut arriver à un tel drame. Au bout de deux ans, Romand consent à ce projet, et c’est le début de l’élaboration de ce roman aux allures d’enquête immersive. Emmanuel Carrère rencontre à plusieurs reprises Romand en prison, ils échangent de nombreuses lettres, et l’écrivain raconte dans un récit à la première personne son enquête, ses visites au condamné, la rédemption religieuse et la culpabilité de ce dernier. Adapté au cinéma avec Daniel Auteuil, L’Adversaire, identifié comme un roman, a pourtant tout de l’enquête journalistique, portant sur des faits réels, écrite à la première personne par un journaliste qui se met en scène dans toute sa subjectivité. 

 

L’Adversaire, (2000), Emmanuel Carrère. Editions P.O.L. L’Adversaire, (2002), Nicole Garcia.

Nellie Bly, (1887), « 10 jours dans un asile ». Editions du sous-sol.