L’interview FaceTime avec… la chanteuse et peintre $afia Bahmed-Schwartz
En période de confinement, Numéro continue à s'intéresser aux musiciens qui accompagnent nos journées avec leurs morceaux. Aujourd’hui, la peintre et chanteuse française $afia Bahmed-Schwartz évoque ses fantasmes, ses tatouages ratés et Virginia Woolf.
Propos recueillis par Camille Moulin.
Dans ses clips et à travers son Instagram, Safia Bahmed-Schwartz donne l’image d’une femme pleine d’assurance qui utilise l'expression de l'érotisme féminin comme outil d'empowerment. Lorsqu’on entre le nom de cette artiste française dans la barre de recherche, on découvre des corps dénudés en proie aux plaisirs les plus sensuels qu’elle peint sans relâche dans un bleu outre-mer. Dans ses morceaux, parce qu’elle a trouvé dans la musique un autre exutoire, elle chante aussi bien qu’elle rappe sur des mélodies aux sonorités electros rythmées par ses paroles sulfureuses. Dans ses clips qu’elle réalise elle-même, elle se met en scène dans des postures tantôt lascives, tantôt menaçantes. Illustratrice, chanteuse, peintre, éditrice et écrivaine, la jeune trentenaire est aussi tatoueuse à ses heures perdues. Les doigts colorés d’un henné encore frais, elle nous répond sur FaceTime avec un naturel inattendu, beaucoup plus réservée dans la vie quotidienne que ne laissent à penser ses créations. Après chaque question, la peintre conserve un moment d’hésitation, pèse ses mots, puis nous fait part de ses pensées intimes qu'elle développe généreusement, loin des réponses à l’emporte-pièce de ceux qui multiplient les interviews comme on multiplieraient les aventures d’un soir.
J’ai vu que vous aviez installé un studio de peinture chez vous, comment vous occupez vous pendant le confinement ?
C’est un peu difficile, ça dépend des jours. Je fais de la peinture et aussi de la musique. Quand j’ai terminé ma dernière année aux Beaux-Arts, j’ai lu Une chambre à soi de Virginia Woolf. Je me suis alors dit qu’il fallait que j’aie tout sous la main : depuis un an, toutes mes économies vont dans mon studio, où j’ai de quoi faire de la photographie, tourner, etc.
Vous êtes entrée aux Beaux-Arts de Montpellier après une période compliquée, où vous avez du arrêter très jeune vos études pour pouvoir gagner votre vie. Pouvez-vous nous raconter votre parcours jusqu’aux Beaux-Arts de Montpellier, puis ceux de Paris?
J’ai découvert que j’avais un talent pour dessiner, et c'est alors devenu une obsession pour moi de produire des oeuvres. J’avais des tas de choses à dire et j’ai trouvé dans le dessin un exutoire. Un jour, je suis passée devant les Beaux-Arts de Montpellier juste après avoir appris ma grossesse, et quand je me suis projetée dans la vie de jeune maman, je me suis dit que j’allais me faire chier. C’est pourquoi j’ai passé le concours en me disant que ça serait une sorte de monde parallèle où je pourrais continuer à exister moi en tant que personne. J’étais persuadée que les Beaux-Arts étaient une sorte de MJC où on faisait un instrument de musique, du théâtre, du tricot, ce genre de trucs [Rires]. Puis ma fille est née et je me suis séparée de son père. J'étais en train de faire des CV pour postuler comme vendeuse mais je me suis dit que j’allais être la pire des mères si je ne faisais pas ce que je voulais vraiment faire, donc j'ai décidé de redoubler mon année.
“J’ai commencé à poster sur Instagram des dessins de mes fantasmes alors que mon corps ne me permettait pas de les réaliser sur le moment.”
Aussi loin que j’ai pu remonter sur votre compte Instagram, j’ai vu que vous avez toujours travaillé des corps nus. Aviez-vous expérimenté d’autres sujets avant ?
Aux Beaux-Arts de Montpellier, les ateliers étaient très accessibles, on pouvait acquérir toute connaissance technique si on en avait envie. Avec un gosse, toute seule, les choses étaient très pragmatiques et en même temps pendant ces heures de travail, je pouvais explorer tout ce que je voulais. J’ai appris à développer mes propres photos, mes films… J’ai acquis des savoir-faire qui ne m’ont pas forcément servi par la suite mais j’ai exploré plein de pistes, j’ai commencé à écrire, j’ai monté ma maison d’édition et édité mon premier livre, je me suis mise à faire de la musique. Pour moi, l’érotisme est venu comme quelque chose de cathartique, que je ne voulais pas exposer aux regards des professeurs ou des autres élèves. Donc oui, j’ai beaucoup expérimenté, mais mon vrai amour reste la liberté des corps et le lâcher-prise…
J’ai vu que vous peigniez de plus en plus de visages alors qu’avant vous représentiez simplement des corps.
Depuis l’été dernier, je peins des portraits de personnes que j’aime très fort. Ce qui est donc chouette en cette période de confinement, c'est que je n’ai des gens que j’aime autour de moi. Ce sont des peintures que je réalise d’après des photos que j’ai prises moi-même : ce qui m’intéresse c'est le regard de ces proches, mais je ne peux pas peindre un regard sans peindre un visage. D'une part, même si je me suis rendue compte qu’il y avait un tas de corps différents, j’avais envie que mes dessins de corps soient universels . Et de l'autre, j’ai travaillé les visages, mais pour l’instant les deux ne se sont pas rejoints.
“Dans un dessin, on peut montrer ce qu’on veut vraiment alors qu’envoyer du porno, c’est un peu chiant !”
Comme Picasso, vous avez l’air coincée dans une période bleue. Pourquoi ?
Pendant dix ans j’ai fait presque que du noir et blanc, mais au bout d’un moment je touchais quand même les limites du noir et blanc, même si c'était très simple et efficace. Je crois que j’étais un peu traumatisée par un vieux professeur de photo aigri qui avait dit en cours que “faire de la couleur c'était facile”. Un jour, une copine photographe m’a invitée à une sex party. D’un coup j’ai réalisé que je n’avais jamais dessiné des gens qui faisaient réellement l’amour, à part moi, donc j’y suis allée avec un carton à dessin et j’ai croqué énormément. Quand j’ai voulu retravailler mes planches, je me suis surtout souvenue que tous les corps étaient bleus. Je suis allée chercher de la peinture et je suis tombée sur ce bleu outre-mer, dont je ne me lasse toujours pas.
Vous avez déclaré que vous appréciez beaucoup quand les gens utilisaient vos dessins comme des sextos, ça part d’une expérience personnelle ?
Au début, je tenais un journal avec mes expériences et mes fantasmes, que j’ai partagé. En me rendant compte que les gens utilisaient mes dessins pour sextoter, je me suis rendue compte que moi aussi je pouvais le faire, exprimer ce dont j’avais envie par un dessin. Comme je suis quelqu'un de très pudique, je préfère aussi sans doute envoyer un dessin qu’un nude. Surtout que dans un dessin, on peut montrer ce qu’on veut vraiment alors qu’envoyer du porno, c’est un peu chiant !
Lorsque l'on regarde vos clips ou vos dessins, on n’imagine pourtant pas du tout que se trouve quelqu'un de pudique derrière…
J’ai tellement été réprimée que je me suis exprimée via un biais artistique, si bien que j’en ai fait des études et même mon métier. La plupart des gens me connaissent via ce biais, alors qu’à l’origine je l’utilisais pour exprimer des choses très intimes que je ne savais pas dire autrement. C’est comme si la majorité des gens connaissait ce qu’il y a de plus enfoui en vous, alors que dans la vie de tous les jours je suis en effet quelqu'un d’assez silencieux et réservé.
L’artiste Joan Semmel déclarait vouloir rompre avec une vision masculine des corps féminins, et créait ses propres nus pour s’exciter elle-même. Est-ce pareil pour vous ?
Oui, je pense. Il y a quelques années, alors que je voulais avorter, je suis tombée sur un gynécologue affreux, pro-vie, qui a voulu me faire garder le bébé. Jusqu’à l’avortement et pendant la convalescence, j’ai passé un grand moment chez moi et coupée du monde, j’ai commencé à poster sur Instagram des dessins de mes fantasmes alors que mon corps ne me permettait pas de les réaliser sur le moment. Par la suite, j’ai aussi eu envie de donner vie aux fantasmes d’autrui, pas forcément hétéronormés et pour lesquels il n’y a pas de représentation.
“C'est en éditant un livre collectif sur Booba que je me suis aperçue du pouvoir de la musique.”
Vous êtes également tatoueuse, quel était le premier tatouage que vous avez réalisé ?
Je l’ai fait sur moi, par respect pour les autres et que je ne voulais pas l'imposer, même à quelqu'un qui avait un rapport plutôt ouvert à sa propre peau ! Donc je me suis fait un thumbs up sur la cuisse. [Rires]
Avez-vous déjà tellement raté un tatouage sur quelqu'un d’autre que vous avez essayé de camoufler le tout ?
Tout au début, après m’être beaucoup exercée sur moi, un copain m’a proposé de lui faire un tatouage. Sauf que j’ai appuyé trop profond, donc l’encre a fait une espèce de tâche. En plus, le mec avait déjà un tatouage où il y avait marqué “Ultra PSG” sur son ventre. Mon réflexe a été de me dire : “Ok, on va jeter le truc”. Sauf que c'est pas un morceau de papier qu'on peux jeter à la poubelle ! L’angoisse montait mais finalement il m’a confié qu’il savait dès le début que ça n’allait pas se passer parfaitement. [Rires]
Comment en êtes-vous venue à la musique ?
En deuxième année, au cours d’un atelier d’écriture, j’ai commencé à tenir un journal d’aphorismes, de pensées. J’en faisais un tous les deux mois qui s’appelait “Apprenons à lire”. Une professeure de philo m’a conseillée de me faire éditer, et elle a organisé plein de rendez-vous avec des éditeurs. Un jour j’ai rencontré une éditrice qui m’a encouragé à demander des subventions et à lancer ma propre maison d’édition, ce que j'ai fait. Plus tard, en éditant un livre collectif sur Booba, je me suis aperçue du pouvoir de la musique, qui est capable de propager des idées et de créer des émotions chez la personne qui l’écoute. C’est comme ça que j’ai eu envie de faire de la musique. En rentrant aux Beaux-Arts de Paris, après Montpellier, j'ai été confrontée à beaucoup de classisme, c'est pourquoi j’ai eu envie de me saisir d’une culture très populaire pour toucher le plus de monde possible.
Dans un texte qui accompagne le clip de Sight, vous êtes décrite comme la fille illégitime de Mylène Farmer et de Booba. Comment se construire avec un tel héritage ?
[Rires] Dans Foetus, Booba confie qu’il se branlait sur Mylène Farmer, alors j’avais imaginé être le fruit de cette idylle-là. Après avoir lu beaucoup d’auteures féministes, je me suis rendu compte que je n’inventais rien. Par cycles, les femmes parlent souvent de la même chose mais comme elles sont la plupart du temps invisibilisées, on repart toujours de zéro. Booba a fait ce qu’il a fait et dit ce qu'il a dit, donc je congédie un peu mon père dans sa posture actuelle. Mais concernant Mylène Farmer, je me demande ce que je peux continuer à faire dans sa lignée, et quelle pierre à l’édifice je pourrais apporter en me servant d’un matrimoine qui reste encore à découvrir !