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Les Rencontres d’Arles célèbrent Saul Leiter, peintre de la photographie et génie de la couleur
À l’occasion du festival Les Rencontres d’Arles, le palais de l’Archevêché accueille une très belle exposition de Saul Leiter (1919-2013). Une plongée dans l’œuvre passionnant de ce génie de la couleur, dont les clichés et peintures posent un regard délicat et étonnant sur l’Amérique des Trente Glorieuses.
Par Patrick Remy.
C’est à l’historien de l’art Martin Harrison, qui l’avait connu dès l’année 1966 et retrouvé difficilement en 1989 pour un fameux livre et une exposition, que l’on doit la redécouverte d’un Saul Leiter oublié. Harrison se plonge dans ses archives, surtout les images personnelles, jamais vues. Il publie alors ses images incroyables de New York en couleur (Early Color, Steidl, 2006) : “Un jour, je m’ennuyais. J’ai pris un rouleau de film couleur. J’ai photographié. Ensuite, j’ai reçu une petite boîte avec des diapositives, et ce que j’ai vu m’a plu. Je trouvais ça intéressant. J’ai toujours été attiré par la photographie couleur, même quand elle n’était pas à la mode. Pendant longtemps, beaucoup n’ont juré que le noir et blanc. Les gens pensaient que la photographie couleur était une chose superficielle. Mais chaque période de l’histoire revisite son passé. L’histoire de l’art est truffée d’exemples : il fut un temps où l’on trouvait que Rubens était trop coloré, un temps ou Michel-Ange pensait que Titien aurait ou dessiner un peu mieux…Mes photos couleur, je les projetais. Parfois j’invitais des amis à venir les voir.” Puis le monde redécouvre ses images en noir et blanc (Early Black & White, 2014) et ses photographies plus intimes de modèles posant dans son studio (In My Room, 2017).
Car depuis toujours Saul Leiter photographie, pour lui-même le plus souvent, dans les rues de New York des moments non décisifs, une perception incomplète de la réalité, des reflets et jeux de lumière naturelle, des silhouettes mangées par des ombres, une faible profondeur de champ, des instants en clair-obscurs…. Ses couleurs incroyables, son côté dilettante, sans doute le coté nostalgique d’une Amérique triomphante, ont plu au public, de plus en plus large.
Saul Leiter est né en 1923, il a grandi à Pittsburgh, comme un certain Andy Warhol ou le photographe W. Eugene Smith, son père était rabbin et talmudiste, il devait suivre sa destinée. Mais le jeune Saul décida de quitter l’université pour s’installer à New York et devenir peintre. Un homme qui aimait ses peintures lui proposa un Leica en échange d’une de ses toiles, Leiter refusa. C’est avec le peintre Richard Poussette-Dart que Saul Leiter envisagea une carrière dans la photographie “Richard photographiait et je l’admirais (…) Mais tout cela prit du temps. Je me retrouvais presque toujours avec des appareils qui ne fonctionnaient pas. Mais je pensais que ça pouvait être une façon de gagner ma vie, je faisais quelques portraits (…) j’étais supposé devenir rabbin.” Quand le peintre lui confiera un Leica, cette fois-ci il ne refusa pas. Ses relations avec W. Eugene Smith et le directeur artistique Henry Wolfe lui ouvrirent définitivement la voie vers la photographie.
En 1953, il se décidera à montrer ses photos à Edward Steichen alors responsable de la photographie au MoMA qui inclura vingt-cinq de ses tirages dans une exposition remarquée : “Always the Young Strangers”. Mais, surtout, il le recommanda à Alexander Liberman, le puissant directeur artistique de Vogue. Il l’appela en vain. W. Eugene Smith lui présenta alors Alexey Brodovich, le concurrent chez Harper’s Bazaar : “Nous somme allés dans son bureau du Harper’s Bazaar. Un presse-papier rouillé était posé sur un dessin de Matisse. Il nous servit de la vodka dans de grands verres. Nous étions comme des mouches autour d’un pot de confiture.” Leiter suivra son enseignement, il n’en tira pas grand-chose. Ce sera Henry Wolfe, le directeur artistique d’Esquire, qui le publia avant de quitter le journal, pour succéder à Brodovitch. Il continuera à publier ses photographies. Il y côtoie Hiro, Richard Avedon, Bob Richardson, Melvin Sokolski, James Moore, Frank Horvat… Les publications s’accumulent avec Elle, Show, British Vogue, Queen, Nova ou Man About Town. Il ouvre son studio en 1963, et le fermera en 1981 suite à des difficultés financières.
Les modes passent, les directeurs artistiques aussi et notre homme tombe dans l’oubli. C’est que l’homme n’est pas très facile, bougon, mais, surtout, il est loin d’être ambitieux : “Pour faire carrière, pour avoir du succès, il faut le vouloir. Moi j’ai plutôt tendance à rentrer à la maison après le travail et à peindre un peu, ou boire un café, ou à écouter de la musique. En aucun cas je ne voulais conquérir le monde. D’ailleurs, je n’ai jamais trouvé les ambitieux très attirants…” Ignoré est le mot qui le qualifie le mieux : “J’ai passé une grande partie de ma vie à être ignoré. J’ai toujours été très heureux ainsi. Etre ignoré est un grand privilège. Vous savez, quand j’habitais chez mes parents, on me regardait tout le temps, du matin jusqu’au soir. À six ans, je me réveillais à cinq heures du matin, j’allais à l’école, puis je revenais et je priais. Les journées se suivaient et se ressemblaient. L’idée d’être laissé tranquille seul, est une idée très plaisante. Beaucoup veulent être riches, célèbres et couronnés de succès, moi je voulais juste que l’on me laisse tranquille. Martin Harrison a été le premier à reparler de moi dans son livre sur la photographie de mode, ensuite il y eu l’ouvrage de Jane Livingstone sur l’école de New York.”
À sa mort, le 26 novembre 2013 à l’âge de 89 ans, dans son appartement numéro 4, au 10e rue Est dans le Village, il laissera entre 20 000 et 40 000 diapositives, des centaines de tirages et 5000 planches contact. De quoi faire, encore de grandes découvertes. “Il y a les choses qui existent au su et au vu de tous, et les choses cachées. La vie, la réalité sont plutôt du coté de ce qui est caché, vous ne croyez pas ?”
Saul Leiter, “Assemblages”, jusqu’au 24 septembre 2023 au Palais de l’Archevêché, dans le cadre des Rencontres d’Arles.