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Fondation Cartier : le duo Formafantasma nous dévoile le nouvel espace avec son directeur Chris Dercon
Après trente années passées rive gauche, la Fondation Cartier traverse la Seine pour inaugurer sa nouvelle adresse sur la place du Palais-Royal, avec des centaines d’œuvres de sa collection. Responsable de la scénographie du lieu, le duo Formafantasma nous ouvre ses portes en pleine installation et revient sur cette aventure avec son directeur, Chris Dercon.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand ,
Photos par Nick Chard .

Coiffure et maquillage : Cicci Svahn chez Calliste Agency. Assistant photographe : Louis Jay. Retouche : Notion.
Retrouvez le Numéro art 17 en kiosque et sur iPad à partir du 18 octobre 2025.
La Fondation Cartier inaugure son nouvel espace en face du Louvre
Alors que la Fondation Cartier pour l’art contemporain inaugure ses nouveaux espaces place du Palais-Royal, à Paris, en face du Louvre, dans un bâtiment haussmannien totalement rénové par l’architecte Jean Nouvel, son directeur général Chris Dercon a décidé de présenter une sélection d’œuvres emblématiques de la collection. Avec son Exposition générale, pensée comme un “statement” [une “déclaration”], la Fondation a tenu à dévoiler la cohérence et la richesse d’une collection hors-norme, marquée par le goût de la transdisciplinarité, la diversité culturelle, l’attention à toutes les formes du vivant, l’artisanat, l’architecture et les sciences…
Un bâtiment réinventé par Jean Nouvel et mis en espace par Formafantasma
Au cœur de cet ancien bâtiment, Jean Nouvel a conçu cinq plateformes modulables, permettant une grande porosité entre les œuvres et une grande fluidité de circulation. L’intervention du studio de designers italiens, Formafantasma, sur la mise en espace des 600 œuvres exposées, participe de cette volonté de la fondation de renouveler l’art de l’exposition, sortant de l’esthétique du cube blanc (ou “white cube”), misant sur la circularité, l’ouverture, la transparence, la pluralité des formes. Chris Dercon et les designers de Formafantasma, Andrea Trimarchi et Simone Farresin, ont accepté de converser pour exposer les principes curatoriaux de l’exposition.

L’interview croisée de Chris Dercon et Formafantasma
Numéro art : Pourquoi avez-vous voulu présenter la collection de la Fondation, plutôt qu’exposer un seul artiste, à l’occasion de l’inauguration du nouveau bâtiment place du Palais-Royal rénové par l’architecte Jean Nouvel ?
Chris Dercon : La collection a déjà été présentée plusieurs fois, mais jamais d’une manière qui permette de comprendre son ampleur et sa richesse. Quand je discute avec des amis à Paris, même avec des collègues, je réalise que presque personne ne connaît vraiment la collection. On en a entendu parler, on a peut-être lu des choses, mais elle n’a jamais jamais été véritablement rendue visible. J’aime ce mot “visible”. Parce qu’il renvoie aussi au travail de Formafantasma : ce sont des “display designers”. Dans leur propre discipline, ils travaillent entre design, design industriel et architecture.
Ils œuvrent aussi entre anthropologie et sociologie. Ils incarnent, pour moi, une nouvelle génération de “praticiens de l’entre-deux”. “Display” vient du latin “displicare”, qui signifie “déployer, rendre visible”. La raison d’exposer la collection, c’est donc de rendre visible l’histoire de la Fondation Cartier. De montrer que c’est une collection très différente des autres collections privées, parce qu’elle est transdisciplinaire. Je n’emploie pas “interdisciplinaire” mais bien “transdisciplinaire”.
Que voulez-vous signifier par “transdisciplinaire” ?
Chris Dercon : Quand je dis “transdisciplinaire”, je parle de ce qui se situe entre les disciplines. Entre art et design, entre design et architecture, entre art et artisanat. Notre collection représente de nombreuses disciplines, et cette Exposition générale est une occasion unique de rendre visible cet “entre-deux”. C’est ce qui nous différencie de la plupart des institutions.


”Formafantasma œuvrent entre anthropologie et sociologie. Ils incarnent, pour moi, une nouvelle génération de “praticiens de l’entre-deux‘.”
– Chris Dercon
En quoi le bâtiment de Jean Nouvel célèbre-t-il spécifiquement cet “entre-deux” ?
Chris Dercon : Ce bâtiment de Jean Nouvel, très ouvert, permet de créer une véritable idée de dialogue ; car il met les pièces en conversation entre elles. On comprend que la collection s’est construite à partir de l’histoire des expositions : parfois nous avons acheté des expositions entières, parfois seulement quelques pièces choisies, parfois une seule œuvre, comme pour Olga de Amaral ou Damien Hirst. Nous avons aussi acquis des commandes. Peu à peu, on comprend – comme l’écrit le philosophe italien Emmanuele Coccia dans notre catalogue – que la collection et les expositions fonctionnent en faisant réagir une œuvre avec une autre. Et cela devient à nouveau “visible” – je reprends le mot. Le bâtiment de Jean Nouvel s’y prête parfaitement : il crée cette visibilité.
Il y a une autre raison qui justifie le titre Exposition générale. Au 19e siècle, avec l’essor des grands magasins parisiens, on parlait de “salons de la modernité”, d’“expositions générales”. Pensez au concept-store Colette : on y montrait les outils, les signes de la modernité, y compris des œuvres d’art. Nous aimons beaucoup cette idée, d’autant plus que nous sommes en face du Louvre ; nous avons donc gardé ce terme.
La façade donne sur la rue Saint-Honoré et la rue de Rivoli. Formafantasma et nos conservateurs l’ont bien compris : on peut jouer avec cette idée de visibilité, rendre l’intérieur visible depuis la rue… et inversement. Il y a un moment unique dans l’exposition : on regarde deux œuvres de Chéri Samba et, en même temps, de l’autre côté de la rue, on voit des visiteurs observer les sculptures grecques et romaines du Louvre. C’est fantastique !


Muro en rojos (1982). Photo © Marc Domage.
“La manière dont la Fondation Cartier met en relation architecture, art, photographie et bien d’autres disciplines est extrêmement contemporaine. Elle ne cherche pas à ‘égaliser’, mais à ’relier’. ” – Simone Farresin
Simone et Andrea, qu’est-ce qui vous a frappés en découvrant le bâtiment de Jean Nouvel ? Quelles ont été vos principales lignes directrices en commençant à travailler sur l’espace ?
Simone Farresin : Chris a raison de parler de notre travail comme d’un geste d’intervention “entre” les disciplines : c’est exactement ce que nous cherchons à faire. Nous disons toujours que notre pratique est ambiguë, mais nous considérons que cette ambiguïté est une force. Cela reflète aussi la complexité du monde : être une seule chose ne suffit plus, il vaut mieux être multiple, et nous essayons d’embrasser cette capacité à être plusieurs choses en même temps dans notre travail. Pour nous, la première qualité du bâtiment est qu’il est presque indifférent à l’art. Je veux dire par là qu’il ne correspond pas au canon habituel du “white cube”, auquel nous sommes habitués pour voir de l’art contemporain.
Ici, on comprend que l’idée est de voir toutes les œuvres en relation les unes avec les autres. C’est extrêmement excitant. Cela permet de remettre en question l’art contemporain et les idées préconçues sur la manière dont certaines œuvres doivent être présentées. C’est aussi notre manière de travailler : nous ne sommes pas là seulement pour “servir” l’œuvre, mais pour proposer une exposition qui dise quelque chose avec l’œuvre. Nous croyons qu’il n’existe pas de neutralité totale : on ne peut pas simplement “servir” l’œuvre sans rien dire.
Andrea Trimarchi : Notre première réaction a en effet été cet intérêt pour ce que permet un bâtiment aussi ouvert. Avec l’équipe curatoriale, nous avons tout de suite compris que nous voulions intervenir le moins possible dans la subdivision de l’architecture. Nous voulions à la fois présenter les œuvres et mettre en valeur l’architecture de Jean Nouvel, non pas pour la “servir”, mais parce que nous la trouvons stimulante. C’est d’autant plus important que c’est la première exposition dans ce bâtiment. C’est la première fois que le public le découvrira : il faut donc préserver autant que possible sa nature relationnelle, sans entraves.

Simone Farresin : Un autre aspect, que Chris a déjà mentionné et que je trouve essentiel, c’est le mot qu’il a employé : “transdisciplinaire”. La manière dont la Fondation Cartier met en relation architecture, art, photographie et bien d’autres disciplines est extrêmement contemporaine. Ce n’est pas comme au MoMA, avec des départements distincts : ici, il n’y a pas de départements. La Fondation ne cherche pas à “égaliser”, mais à “relier”. Le bâtiment est parfait pour cela. Son histoire est une autre source d’inspiration. Nous avons voulu faire discrètement référence à son passé commercial dans les matériaux : par exemple, en utilisant le textile pour certains éléments d’exposition. Nous ne regardons pas seulement la tradition muséographique, mais aussi celle du design de mobilier et de la matérialité.
Andrea Trimarchi : On ne peut pas non plus occulter la complexité de travailler dans un tel lieu, marqué par des espaces très bas de plafond et d’autres très vastes. Il faut en tenir compte pour concevoir la scénographie. Mais il est vrai que cela offre aussi un grand avantage : on n’est pas obligé de penser la présentation uniquement depuis un point de vue horizontal du visiteur ; on peut construire les galeries verticalement. Par exemple, nous accrochons certaines œuvres “en suspension”, comme flottant dans l’espace. On peut être au rez-de-chaussée et regarder vers le haut des œuvres à une échelle complètement différente, flottant dans l’air.


“Nous voulions absolument éviter que l’exposition devienne ‘monumentale’ – au sens de “spectaculaire”. Il fallait préserver l’intimité qu’on trouvait dans le précédent bâtiment.” – Simone Farresin
Chris Dercon : Vous utilisez le mot “échelle” : j’adore ça, parce que ce bâtiment n’est pas obsédé, comme beaucoup d’autres, par la taille. Il y a une différence importante entre taille et échelle. La taille, vous pouvez la décider : grand, petit, immense. L’échelle, elle, est une dimension humaine, elle vous est donnée, elle n’est pas un choix. Dans ce bâtiment, les petits dessins de David Lynch fonctionnent à la même échelle – je ne parle pas de taille – que le tronc d’arbre de Richard Artschwager.
On ne peut donc pas nous accuser de spectaculariser nos espaces, comme on le voit souvent dans certaines biennales ou certains musées. C’est ce qu’on appelle parfois le “XXL” : de l’art gonflé démesurément, qui n’a rien à voir avec l’échelle, ni avec la sculpture, ni avec l’architecture. Ici, c’est différent : nous combinons les questions que posent le design, l’architecture, la peinture ou la sculpture. Et nous pouvons les combiner parce que nous avons travaillé, Andrea, Simone et moi, autour d’un mot de passe : l’échelle, précisément.
Simone Farresin : Oui, c’est essentiel. Dès le début, nous nous sommes dit qu’il y aurait forcément des moments monumentaux, mais nous voulions absolument éviter que l’exposition devienne “monumentale” – au sens de “spectaculaire”. Il fallait préserver l’intimité qu’on trouvait dans le précédent bâtiment du boulevard Raspail, montrer aussi des œuvres plus petites, donner la chance de voir cette multiplicité d’échelles. Et, pour être honnête, le bâtiment le permet, car il offre à la fois des espaces très intimes et d’autres très vastes. Dès le départ, c’était notre volonté : démontrer que, malgré la complexité du lieu, on peut toujours présenter des œuvres intimes.

Chris Dercon : Ce qui est très intéressant dans ce bâtiment, c’est qu’assez souvent, dans les expositions, on a un problème avec les machines en mouvement – je parle des vidéos, des installations cinétiques. Étrangement, quand j’y suis retourné ce matin, je me suis dit que le bâtiment de Jean Nouvel était comme une machine à voir, une machine d’observation. Et, de manière étonnante, cette fois, les vidéos fonctionnent très bien avec les œuvres immobiles. Les installations cinétiques, comme celle de Sarah Sze, dialoguent très bien avec les œuvres fixes, parce qu’il y a aussi dans ce bâtiment ce caractère de machine, de relation dynamique. La dynamique est aussi donnée par le fait que, presque comme dans les peintures de Caillebotte ou les dessins de Piranèse, il y a une dynamique de l’observateur. Le mouvement du visiteur dans l’espace est essentiel. On peut observer les gens… qui observent d’autres gens, ce qui crée une tension fantastique.
“La valeur de la collection de la Fondation Cartier est intrinsèque, culturelle, pas seulement financière. On ne peut pas spéculer avec ces œuvres.” – Chris Dercon
Simone Farresin : Complètement. Le travail, en raison de sa conception – pas grâce à nous mais bien grâce à la conception du lieu – permet de “mettre en scène” les visiteurs autant que les œuvres. On voit les gens et les œuvres ensemble, comme si la vitrine du musée s’ouvrait. Nous avons toujours essayé de faire cela dans notre propre travail, mais ici, le bâtiment le fait de lui-même. Et je dois ajouter que, malgré sa complexité, il offre une impression de liberté. Je n’aime pas trop ce mot, mais on ressent que certaines œuvres, qu’on verrait habituellement dans un “white cube”, s’expriment mieux hors de ce contexte, comme si elles étaient enracinées dans une réalité : celle du bâtiment, de la rue, des visiteurs. C’est très rafraîchissant pour l’art contemporain. On l’a vu récemment à l’exposition Wolfgang Tillmans au Centre Pompidou : rompre avec la règle du “white cube” renforce l’art.
Chris Dercon : Il ne faut pas en conclure que le “white cube” est mauvais en tant que tel. Pas du tout. Mais nous proposons une alternative très précieuse. Ce que fait Formafantasma – ou ce que Wolfgang Tillmans et d’autres artistes ont toujours fait – nous pousse à repenser ce que signifie “exposer”. Dans les années 1920-1930, on savait très bien le faire, puis on a un peu oublié. C’est revenu avec Carlo Scarpa, avec Lina Bo Bardi, mais cela restait une note de bas de page.

“Nous voulons ancrer les œuvres dans une réalité – la nôtre, celle du bâtiment, de la ville – plutôt que dans l’abstraction.” – Simone Farresin
Quelle différence faites-vous au fond entre “design” et “scénographie” ?
Simone Farresin : Nous n’aimons pas le mot “scénographie” car il renvoie au théâtre, à quelque chose de factice. Nous n’aimons pas non plus les cloisons modulaires typiques du “white cube” : elles prétendent être neutres, mais elles ne le sont pas. Dans l’exposition, nous avons conçu des structures en métal et en textile. Certains artistes
pourraient ne pas apprécier d’exposer sur des supports aussi affirmés mais, pour nous, c’est important. Nous voulons ancrer les œuvres dans une réalité – la nôtre, celle du bâtiment, de la ville – plutôt que dans l’abstraction. Nous sommes Italiens : nous avons grandi avec les œuvres de Franco Albini, de Carlo Scarpa, de BBPR, de Castello Sforzesco… L’Italie a une immense tradition de design d’exposition. Nous avons commencé ce travail parce que beaucoup d’expositions nous décevaient ; nous étions fascinés par ces exemples où le dispositif ajoute une véritable couche à l’œuvre et relie des pièces très diverses dans un même espace.
Chris Dercon : On pourrait dire aussi que vous “mettez en scène” l’exposition elle-même : c’est une performance. Les visiteurs le ressentent, il y a un grand potentiel d’interaction.
Andrea Trimarchi : Oui. Il y a aussi un aspect purement fonctionnel. Avec l’équipe curatoriale, nous avons beaucoup discuté des circulations : le bâtiment permet de monter, de descendre, de voir depuis différents points. Il y avait deux choix possibles : soit un parcours très précis, mais il aurait fallu fermer des parties du bâtiment ; soit une suggestion, avec des repères verticaux visibles partout, pour que chacun puisse s’orienter intuitivement comme dans une ville, où un édifice emblématique – à Florence, le dôme de Brunelleschi – guide le regard.

“La transdisciplinarité – entre design et architecture, entre peinture et sculpture, entre arts et artisanat – distingue vraiment la collection de la Fondation Cartier.”
– Chris Dercon
Qu’est-ce qui rend la collection si contemporaine à vos yeux ? Son ouverture à d’autres cultures, dites “minoritaires” ? Sa transversalité ? Son ouverture à toutes les formes du vivant ? Sa manière de déhiérarchiser les formes de vie ? De s’ouvrir à l’artisanat ?
Chris Dercon : Pour moi, l’essentiel est, comme je le disais au début de la conversation, la transdisciplinarité : entre design et architecture, entre peinture et sculpture, entre arts et artisanat. Cela distingue vraiment la collection. Les collectionneurs d’Art Basel diront : “Mais je ne vois pas ces artistes chez Sotheby’s ou chez Christie’s ! Quelle est leur valeur ?” La valeur est intrinsèque, culturelle, pas seulement financière. On ne peut pas spéculer avec ces œuvres. C’est un investissement dans la culture, et cela nous donne une grande liberté : aller chercher l’art où personne ne regarde, acquérir en profondeur des œuvres d’artistes autochtones, par exemple.
C’est ce qui différencie la Fondation Cartier : offrir un miroir différent à la pluralité des cultures de création. Une œuvre comme Exit du studio Diller Scofidio + Renfro, d’après une idée de Paul Virilio, qui documente les mouvements de population à travers le monde, évolue au gré de l’actualité, en mettant sans cesse à jour les données. C’est typiquement une œuvre étrangère au marché.

Simone Farresin : Dans un marché de l’art très financier, la collection prouve qu’il existe des œuvres qui ne peuvent exister que dans une institution. Ce n’est pas que tout ce qui se vend aux enchères soit mauvais en soi, mais il est essentiel de montrer aussi ce qui échappe au marché.
Chris Dercon : Cette collection et l’Exposition générale – avec ce titre humble et un peu ironique – posent de nouvelles questions au-delà des débats sur l’identité, le globalisme ou le décolonialisme. Nous sommes face au Louvre, comme un miroir de notre monde. Pour moi, l’un des plus grands plaisirs est d’arriver le matin, de voir les passants de la rue de Rivoli, et les préparatifs du Louvre en face. C’est presque Bouvard et Pécuchet de Flaubert, ou Les Villes invisibles de Calvino, transposés au XXIe siècle.
Inauguration des nouveaux espaces de la Fondation Cartier le 25 octobre 2025, 2, place du Palais-Royal, Paris Ier. “Exposition générale”, du 25 octobre 2025 au 23 août 2026.
