Rencontre avec Le Juiice, la reine de la trap hexagonale
Après s’être imposée dans le milieu très masculin et macho du rap avec trois excellentes premières mixtapes, la rappeuse Le Juiice originaire de Côte d’Ivoire revient ce vendredi 8 novembre 2024 avec un quatrième opus intitulé NOUS ART : Masterpiece. Rencontre avec la nouvelle icône de la trap française.
par Marie Solvignon.
et Jordan Bako.
“Salut moi, c’est Le Juiice enchantée, la seule que la rue a validé”, annonce la rappeuse Joyce Okrou alias Le Juiice dans son morceau Maison Margiela, sorti en 2022. L’artiste franco-ivoirienne de 31 ans qui s’est lancée dans le rap en 2018 lorsque ses freestyles ont été remarqués par le rappeur Fianso dans son émission Rentre dans le Cercle, ne s’arrête plus.
C’est peut-être l’une des choses que l’on retient en premier de la carrière de Le Juiice : ce souci de l’exigence. Acharnée de travail, l’artiste est passée par une carrière de conseillère en patrimoine, avant de se lancer corps et âme dans la musique.
Après trois mixtapes efficaces oscillant entre trap et rap – sans compter la kyrielle de singles et featurings sortis entre ces projets, cette artiste revient sur le devant de la scène avec un quatrième opus intitulé NOUS ART : Masterpiece.
Pourtant, lorsqu’on l’interroge au sujet de sa carrière déjà prolifique, Le Juiice se fend d’un sourire gêné. “C’est drôle que vous me disiez cela parce que je n’ai pas l’impression d’être assez productive. Dans un monde idéal, je sors trois projets chaque année ! (rires) Les artistes que je suis peuvent sortir jusqu’une trentaine de mixtapes par an. Je viens d’une culture du rap où la musique est instinctive. On sort des projets tout le temps !”
NOUS ART : Masterpiece, la balade intimiste de la rappeuse Le Juiice
Autoproclamée “Trap Mama” de la musique, Le Juiice teasait l’arrivée de son nouveau projet avec un tweet plein d’ardeur, publié ce 26 octobre dernier : “Je suis la meilleure rappeuse française. (…) Que celui qui n’est pas d’accord se manifeste ou se taise à jamais”.
NOUS ART : Masterpiece : c’est peut-être le projet le plus introspectif de l’artiste. Pas un album, ni même une mixtape, mais bel et bien un opus (selon son expression) dans lequel Le Juiice se livre à part entière. “Mes proches se sont moqués de moi quand je leur ai dit que ce n’était toujours pas un album. Mais un opus, c’était le mot le plus juste pour définir le projet. NOUS ART : Masterpiece, c’est un peu la pièce maîtresse d’un grand puzzle, le morceau liminaire d’une œuvre beaucoup plus grande. C’est peut-être le premier volet de NOUS ART : d’autres chapitres pourraient voir le jour dans les années à venir…”
Avec NOUS ART : Masterpiece, Le Juiice explique dédier son œuvre aux apports de la communauté noire aux industries créatives. Au sujet de la portée politique de cet opus, la rappeuse explique : “Mon engagement ne passe pas qu’à travers mes mélodies ou mes paroles. Toutes les énergies qui émanent de nous, toutes nos actions du quotidien : tout simplement, nos vies de tous les jours sont déjà politiques. Je suis une artiste noire, qui entreprend, qui s’autoproduit et qui dit ce qu’elle pense sans se cacher. Rien que d’assumer cette position, c’est déjà un acte politique.”
“J’ai voulu retranscrire qui j’étais en musique : un projet dédié à ce que j’aime, sans me brider ou me laisser influencer.” Le Juiice
En quatorze titres, NOUS ART : Masterpiece évoque les désirs de grandeur de Le Juiice, comme ses amours déchues. “J’ai le sentiment d’avoir trouvé l’équilibre parfait, après beaucoup de phases d’incertitude. Avec le temps, j’ai eu peur de me maintenir uniquement dans le personnage de Le Juiice. Mais je m’y suis retrouvée autant sur le plan humain, que sur le plan artistique. J’ai voulu retranscrire Joyce (son prénom, ndlr) en musique : un projet dédié à ce qu’elle aime, sans se brider ou se laisser influencer. J’essaie d’explorer chacune de mes facettes avec ce projet.”
Elle ajoute : “J’ai construit mon personnage avec la partie de moi la plus extravertie, la plus virulente. À côté, Joyce, c’est la fille un peu plus timide, plus introvertie, plus scolaire et méthodique. Et comme j’aime bien le dire, derrière le Juiice, j’ai l’impression qu’il y a une petite fille toute douce et un mec de cité qui se battent en duo.”
LVMH, un excellent featuring avec Yseult
Le Juiice sait ce qu’elle veut et ce qu’elle vaut. Elle aime rappeler que le rap n’est pas masculin. “On a tous une bouche et on peut tous sortir des phrases avec. Je ne vois pas pourquoi un sexe peut le faire et pas l’autre. Mais évidemment qu’on ne parlera pas des mêmes choses car nous ne sommes pas les mêmes êtres et que nous n’avons pas le même vécu. Mais, il faut qu’il y ait, dans le rap, un discours en 360 degrés. Il faut qu’on entende les versions féminines des versions masculines.”
L’opus abonde en featurings, du talent émergent Shinobihana à la rappeuse londonienne ShaSimone. “Lorsque je suis amenée à collaborer avec d’autres artistes, je fais abstraction de la notion de popularité. Je mets derrière loin l’idée de faire un featuring parce que ‘c’est son moment’. Seule importe la connexion entre nous, motivée par l’idée de faire de la bonne musique.”
“Je lui ai dit : Yseult, il faut que tu rappes. Et vu que c’est une artiste complète, elle l’a fait. C’est ainsi qu’est né ‘LVMH’” Le Juiice
Mais la collaboration qui retient le plus l’attention, c’est son featuring avec Yseult intitulé LVMH. Un ovni dans la tracklist de NOUS ART : Masterpiece, sur lequel la chanteuse de Corps s’élance sur un titre aux influences trap. “On est amies depuis quelque temps déjà mais c’est vrai qu’on a pris notre temps pour faire notre featuring. Puis, à un moment-donné, elle m’a appellée en me disant qu’elle était en studio à Bruxelles et qu’elle voulait qu’on fasse quelque chose ensemble. J’aimais bien l’idée de l’emmener dans mon univers. Je lui ai dit : “Yseult, il faut que tu rappes.” Et vu que c’est une artiste complète, elle l’a fait. C’est ainsi qu’est né ‘LVMH’.”
Le Juiice, figure de proue du rap de demain
Avant de devenir Le Juiice, Joyce écoutait beaucoup de musique soul. Parmi ses idoles de jeunesse, elle cite Mary J. Blige et Erykah Badu, des figures qui continuent de l’inspirer aujourd’hui. Aujourd’hui, quand on la questionne sur les artistes qui composent sa playlist, elle nous confie qu’elle garde toujours un coup de cœur pour ce genre. “Je ne passe pas une journée sans écouter Cleo Sol ou Jhené Aiko. Mais après, il y a le rap et sa culture de l’hyper-féminin : très ‘bad bitch’, très ‘stripper’. Mon dernier coup de cœur, c’est GloRilla ! Cela fait bien du bien d’entendre une femme à la voix grave rapper et connaître une explosion.”
Pour se faire une place dans le milieu très macho du rap, la working girl a dû trimer plus que les autres. En plus de rapper, elle est à la tête de son label Trap House fondé en 2019 et produit des artistes comme la jeune rappeuse Neissy. Elle garde aussi constamment un œil sur la composition de ses chansons.
Plusieurs beatmakers dont Draco dans ta face et Mucho Dinero travaillent avec elle. Le Juiice leur fait confiance tout en ayant son mot à dire. C’est pareil pour ses clips. Sorti le 16 février 2022, le clip de son morceau Iconique a été tourné une première fois, mais le côté trop esthétique ne lui plaisait pas. La rappeuse voulait quelque chose de plus simple. Au final, la deuxième version du clip est un hommage à ses racines sans strass et sans paillettes.
Iconique : un coup d’éclat féministe
En 2022, Le Juiice faisait sensation avec le féministe et cru Iconique. Un projet conçu durant une année riche en rebondissements : la pandémie, les périodes de confinement, les lieux culturels fermés, etc.. Elle explique : “Cet opus est composé de plein de titres enregistrés à différentes périodes. C’est un peu un panel de toutes les émotions par lesquelles je suis passée durant l’année 2021”.
Pourtant, Le Juiice n’a jamais manqué d’inspiration. Au contraire, elle a choisi les titres les plus forts parmi ceux qu’elle avait écrits durant cette période afin de composer au mieux son troisième projet. Iconique est inspiré par des artistes américaines comme Summer Walker et Rico Nasty. Le Juiice puise en effet ses idées dans la tendance du hip-hop et du rap féminin aux États-Unis.
Composé de douze titres, Iconique met en avant la place de la femme dans le rap ainsi que les problématiques de vie qui la touchent en tant que femme noire, le tout ponctué de punchlines bien pensées. “Tu m’demandes comment je me sens en tant que femme dans le game, J’crois bien qu’ils sont travestis, Où sont les hommes, je ne vois que des bitchs dans le game ?”, balance l’artiste dans Petit cœur s’abîme, premier titre de sa mixtape.
Pas à une provocation prêt, la rappeuse créait une polémique lorsqu’elle lance que Diam’s “a réussi parce qu’elle est blanche”. Le Juiice voulait – sans remettre en question le talent de l’interprète du mythique Confessions nocturnes – signaler une certaine persistance du racisme dans le rap français. Diam’s était alors sortie du silence en tweetant “Salam. Paix”.
Une apparition remarquée sur Canal+
Celle qui a participé au documentaire Reines, pour l’amour du rap de Canal+ ainsi qu’à un morceau 100% rap féminin aux côtés de Chilla, Davinhor, Vicky R et Bianca Costa, affiche une confiance en soi qui force le respect. “J’ai une assurance naturelle, mais qui se travaille évidemment. Il ne vaut mieux pas arriver dans le milieu du rap si t’es dépressif. Après, évidemment qu’on peut aborder ces sujets-là de manière décomplexée. Ça fait partie du jeu aussi. Mais ce n’est pas l’image que l’on veut apporter, on veut amener de l’énergie, de l’attitude et de la confiance en soi.”
“Mylène Farmer a tout de même cassé les codes grâce à ses shows et ses visuels à l’américaine.” Le Juiice
Déterminée à ce que les choses changent, Le Juiice impose à travers ses chansons, un savoir-faire et une lucidité déconcertante. L’artiste a conscience que les mentalités évoluent, mais elle continue tout de même à être actrice de ce changement. Elle explique : “Je considère que mon parcours a tout d’être iconique par la forme et le fond. J’aimerais inspirer d’autres femmes comme moi, les aider à se lancer dans des projets, à entreprendre, à avoir confiance en soi. C’est ça que je veux apporter. Selon moi, il manque cette icône-là en France. Et j’aimerais la devenir ou en tout cas être un exemple de force de travail.”
Ce désir que les femmes dans le rap soient davantage mises en avant et acceptées, est vital pour elle. Elle rappelle aussi qu’en France “on aime la douceur et la délicatesse comme celles de Vanessa Paradis. Alors, voir une femme taper du poing sur la table ça peut paraître étrange. Une femme comme Mylène Farmer a marqué la France avec d’autres codes. D’ailleurs, je l’admire beaucoup même si on ne fait pas la même chose. Elle a tout de même cassé les codes grâce à ses shows et ses visuels à l’américaine.”
NOUS ART : Masterpiece (2024) de Le Juiice, disponible.