30 jan 2025

L’interview sans tabou de l’immense créateur Jean-Paul Gaultier

Son humour et son immense talent ont accompagné les pas de Numéro depuis ses débuts. Couturier emblématique de la mode parisienne, Jean-Paul Gaultier a aussi anticipé nombre de ses évolutions, de la sexualisation du corps masculin au brouillage des genres, en passant par les mannequins plus size… Le créateur, et meilleur ami de Babeth Djian, nous livre une interview à bâtons rompus.

Propos recueillis par Philip Utz.

Portrait par Peter Lindbergh.

Rencontre avec le grand couturier Jean-Paul Gaultier

Numéro : Pouvez-vous nous parler de vos débuts dans le monde de la mode et des moments marquants de votre carrière?
Jean-Paul Gaultier
: J’ai débuté dans la mode en dessinant chez moi. Ma formation, je l’ai acquise en feuilletant des magazines, en regardant les rares émissions dédiées au sujet à l’époque, et surtout en me passant en boucle le film Falbalas de Jacques Becker, auquel je vouais un véritable culte. Je m’instruisais en observant, en lisant et en m’inspirant d’articles signés de journalistes comme vous, qui expliquaient comment concevoir et construire une collection. N’ayant pas fréquenté d’école spécialisée, je me suis entièrement formé en autodidacte. Plus tard, j’ai envoyé mes croquis à tous les couturiers, mais malgré cette avalanche de candidatures spontanées, seules deux réponses positives me sont parvenues, celles des maisons Pierre Cardin et Louis Féraud. Le rendez-vous chez ce dernier a d’ailleurs tourné au vinaigre, car j’étais encore au lycée, et, entre-temps, j’avais accepté un poste à mi-temps chez Cardin. M. Féraud m’a alors lancé : “Eh bien, je vois que vous n’avez pas besoin de moi !

Quels étaient les magazines de référence à l’époque?
Mes parents n’ayant pas beaucoup de moyens, je me débrouillais en subtilisant des magazines dans les kiosques et les librairies. Mais le défi, c’était que le Vogue, à l’époque, était nettement plus épais qu’aujourd’hui, ce qui compliquait sérieusement sa dissimulation sous mes vêtements.

C’est vrai que dernièrement il a perdu quelques kilos. Lisez-vous encore la presse de mode ?
Les magazines ayant façonné mon éducation, je dois bien admettre que je reste toujours aussi passionné par la presse. Je me nourris d’images. Je suis peut-être d’une autre époque, mais aujourd’hui encore je préfère tourner les pages de superbes publications telles que la vôtre, plutôt que de naviguer sur Internet. J’arrache d’ailleurs souvent celles qui m’inspirent, pour les utiliser comme outils de travail.

Sait-on qui a hérité de l’empire Cardin ? Tout cela ne paraît pas très clair…
Je ne suis pas dans les petites affaires de la maison Cardin, mais il me semble avoir entendu que la succession irait à un petit-neveu, ou à un quelconque filleul.

Et il sort d’où, celui-là ?
C’est la question que tout le monde se pose. Tout cela me paraît un peu nébuleux, car M. Cardin était si précis dans ses intentions et dans sa vision futuriste de la mode… En fin de compte, il ne pouvait manifestement pas concevoir l’avenir sans être lui-même au centre de ce dernier.

Dior, Givenchy… Les obstacles et les rêves du jeune créateur

Quels obstacles avez-vous rencontrés au début de votre carrière, et comment les avez-vous surmontés ?
Les embûches ont finalement été assez rares. En y repensant, mon parcours s’apparente presque à un conte de fées. Dès que j’ai eu la chance d’intégrer une maison de couture sans avoir suivi la moindre formation académique – non pas que je dénigre le fait d’aller à l’école –, j’ai toujours eu le sentiment d’être encouragé et soutenu, comme si tout devenait soudainement possible. J’ai donc enchaîné les expériences professionnelles jusqu’au jour où j’ai lancé ma propre affaire avec mon compagnon de l’époque, Francis Menuge. Sans cette rencontre, je n’aurais sans doute jamais envisagé de fonder ma propre marque ; j’aurais probablement poursuivi ma carrière de créateur pour une grande maison, à l’instar de John Galliano chez Dior.

Justement, n’étiez-vous pas pressenti pour reprendre les rênes de Dior à un moment ?
Il ne s’agissait pas de Dior, et c’était bien là tout le problème. Bernard Arnault [fondateur et président-directeur général du groupe de luxe LVMH] m’avait proposé un rendez-vous alors que Gianfranco Ferré achevait son mandat chez Dior. J’y suis donc allé en pensant qu’il allait me confier les rênes de la maison de couture. Mais une fois que je me suis trouvé en face de lui, il m’annonce : “Ah non, c’est pour Givenchy.” Ce que je n’avais absolument pas anticipé, d’autant plus que John Galliano occupait déjà ce poste chez Givenchy, et j’ignorais alors que M. Arnault avait dans l’idée de le transférer chez Dior.

Et Givenchy, vous n’en vouliez pas ?
L’idée ne m’enthousiasmait que très moyennement, non par snobisme, mais simplement parce que Givenchy n’était pas une maison qui me faisait particulièrement rêver. Adolescent, pour moi, les noms qui brillaient étaient Pierre Cardin, Christian Dior et, bien sûr, Yves Saint Laurent. À l’époque, Givenchy représentait une maison un peu trop classique et vieillotte, un peu “dadame”, sans le souffle d’inspiration qui captivait mon imagination.

Un nouveau regard sur la mode

Au cours de votre carrière, qui vous a glissé les pires peaux de banane ?
C’est amusant, je ne me suis jamais vraiment posé la question… Peut-être ai-je glissé sans même m’en rendre compte !

D’où tirez-vous l’inspiration pour vos créations, et comment vos idées prennent-elles forme ?
J’ai l’œil toujours aux aguets, je suis curieux de tout. Depuis l’enfance, dès que je vois quelque chose, j’ai cette impulsion de le transformer, mentalement, d’en faire tout autre chose. Et cela peut s’appliquer à n’importe quoi.

Comment faites-vous, après tant d’années, pour rester toujours aussi passionné, et éviter de devenir, comme moi, acariâtre et blasé ?
Peut-être qu’avec l’âge les neurones se ramollissent un peu ! Pour bien faire de la mode, il faut savoir capter l’air du temps, garder les yeux grands ouverts sur le monde, rester éveillé et à l’écoute. J’ai toujours été profondément curieux, attiré par celles et ceux qui sortent un peu de l’ordinaire. Déjà en classe, je me souviens d’une fille qui m’intriguait : elle portait une coiffure afro, mais ses cheveux étaient roux. Je la trouvais absolument fascinante. Dès qu’il y avait quelque chose d’un peu différent, un détail singulier, un vêtement porté d’une manière inattendue, cela devenait un déclencheur d’idées, une source d’inspiration pour réinterpréter et réinventer ce qui m’entourait.

Quelles sont, selon vous, les plus grandes transformations de l’industrie de la mode de ces quarante dernières années ?
La mode s’est énormément démocratisée au fil des années. Longtemps réservée à une élite, elle est aujourd’hui accessible à un public beaucoup plus large. Cette évolution a même été poussée à l’excès, et la domination des grands empires du luxe a probablement contribué au fait que la mode s’exerce et se consomme désormais autrement.

Réécrire l’histoire de la maison

Comment vous est venue l’idée de faire écrire l’histoire de la maison Jean Paul Gaultier par d’autres créateurs ?
Cette idée m’avait déjà traversé l’esprit dans les années 80, lorsque je travaillais pour Patou, une maison sans style défini à l’époque. Chaque saison, je voulais inviter un créateur différent – comme Romeo Gigli ou Vivienne Westwood – à travailler sur les collections de haute couture. J’avais même soumis l’idée à la direction, mais elle n’a pas donné suite, arguant que cela coûterait trop cher. C’est donc tout naturellement que l’idée m’est revenue, quarante ans plus tard, pour la maison Gaultier. J’étais assez prétentieux pour penser que j’avais forgé un style qui m’était propre, auquel d’autres pouvaient apporter leur touche, leur énergie et un peu de leur sang.

Comment sélectionnez-vous celles et ceux invités à réinterpréter la marque ? Vous tirez à la courte paille ?
Pas du tout, c’est moi qui décide.

Sur quels critères vous fondez-vous pour les choisir ?
La créativité. Il faut qu’ils soient capables d’apporter quelque chose à la marque, que ce soit en termes de technicité, de pure créativité ou de poésie… Pour inaugurer cette nouvelle aventure, j’ai fait appel à la créatrice japonaise Chitose Abe, de la marque Sacai, car je trouvais intéressant d’avoir un regard féminin sur mon travail. J’aime l’idée de confronter deux univers créatifs, parce que j’ai moi-même été assistant pendant de nombreuses années – chez Cardin, Patou et Esterel – et que, quand on travaille sous la direction d’un créateur, on pense dans son sens, on le suit, on travaille “à la manière de…” en proposant des idées qui correspondent à son esprit. C’est aussi pour cela que, aujourd’hui, je préfère ne pas intervenir dans les collections des créateurs invités, leur offrant une totale liberté d’expression.

D’Haider Ackermann à Glen Martens, les succès des derniers défilés couture

Laquelle de ces collaborations a remporté le plus franc succès ?
En termes de ventes, c’est la collection haute couture printemps-été 2023, réalisée par Haider Ackermann, qui a connu le plus grand succès. Cela ne signifie pas pour autant que je n’ai pas apprécié les autres ! Mais je dois avouer qu’en voyant celle-ci pour la première fois, je me suis dit : “J’achète !

Et laquelle s’est avérée être un échec cuisant ?
Oh, je ne saurais dire… Et même dans le pire des cas, j’ai toujours l’impression que le public est heureux de voir un vent de fraîcheur chez Gaultier !

Glenn Martens, Simone Rocha, Olivier Rousteing… lequel des invités s’est montré le plus odieux et ingérable ?
Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas eu d’interactions directes avec eux, car je ne découvrais leurs collections qu’une fois qu’elles étaient présentées sur le podium. Si j’avais commencé à montrer le bout de mon nez, cela n’aurait jamais fini ! C’est donc plutôt aux petites mains de l’atelier qu’il faudrait poser cette question.

Que souhaiteriez-vous que l’on retienne de votre œuvre dans l’histoire de la mode?
Je n’ai pas d’attentes particulières… ce n’est pas à moi de déterminer mon propre héritage. Dans un domaine où tout repose sur l’observation et la réaction, il est impossible de prédire ce qui marquera ou non les esprits.

Pouvez-vous nous parler de l’âge d’or du Keller, l’iconique et regretté bar cuir parisien situé dans la rue du même nom?
Il est vrai que j’y allais parfois pour un thé dansant.

Fréquentiez-vous les bars gay de la rue Sainte-Anne, à la grande époque ?
Absolument. Dans cette rue il y avait le Club Sept qui drainait alors toutes les personnalités de la mode – Jerry Hall, Yves Saint Laurent, Karl Lagerfeld… –, mais il était beaucoup trop mondain pour moi. Je lui préférais les bars un peu plus intimistes, plus amusants, disons plus “friendly”…

Vous avez annoncé votre retraite en 2020. Comment vivez-vous cette nouvelle étape de votre vie ?
En restant actif bien sûr… je suis incapable de ne rien faire. En ce moment, par exemple, je travaille sur un film d’animation dont la sortie est prévue en 2026.

La vente de votre maison en 2011 au groupe catalan de parfums Puig a-t-elle fait de vous un homme riche ?
Pas autant qu’on pourrait le croire !

Dommage. Votre parfum masculin Le Male caracole-t-il toujours en tête des ventes ?
Je crois qu’il se vend très bien.

Je suis accro à Numéro depuis vingt-cinq ans. Le feuilleter est toujours un plaisir, une surprise. C’est LE magazine qui a su déceler les nouvelles modes de la mode. On y sent un regard, une ligne visuelle unique. Numéro est un sacré numéro.

Jean-Paul Gaultier.

Comment avez-vous rencontré notre chère directrice de la rédaction, j’ai nommé Babeth Djian ?
Je crois que la toute première fois, c’était lors d’un concours organisé par la Chambre syndicale de la laine, pour lequel j’étais le président du jury. C’était au début de ma carrière, j’étais encore un peu jeune pour ce rôle, mais soit. Je me souviens d’une robe verte qui m’avait frappé : elle avait un drapé profond, presque exubérant, qui tombait dans le dos, avec une broche audacieusement placée, presque au niveau des fesses. Je l’avais trouvée magnifique et l’avais placée en tête de la sélection. C’est ainsi que Babeth a remporté le concours.

Qu’est-ce qui vous a le plus choqué quand vous l’avez vue pour la première fois ?
[Rires.] Son naturel, sa gentillesse, sa bonne humeur contagieuse, son optimisme. Et surtout son talent.

Retraite, amour… les confidences de Jean-Paul Gaultier

Babeth voudrait que nous parlions d’amour dans cette interview, puisque c’est apparemment le thème du magazine… Personnellement, je suis mal placé pour en parler vu que tout le monde me déteste. [Rires.] Et vous, êtes-vous amoureux ?
Oui, depuis pas mal d’années !

Et comment ça se passe ?
Eh bien, ça se passe… plutôt bien, oui!

Comment vous êtes-vous rencontrés?
C’était dans un bar à Mykonos. Il est grec.

C’est vous qui avez fait le premier pas, ou lui?
Pour une fois, c’était moi ! Je l’ai repéré tout de suite et je suis allé lui parler, alors que d’ordinaire je suis plutôt timide.

Et qu’est-ce que vous lui avez dit ?
Are you Indian?

Ce Numéro 250 célèbre le 25e anniversaire du magazine. Qu’est-ce que cela vous évoque ?
Numéro m’est indispensable, j’y suis accro depuis vingt-cinq ans. Ça a été un choc dès le début. Le feuilleter est toujours un plaisir, une surprise. C’est LE magazine qui a su déceler les nouvelles modes de la mode, les nouveaux créateurs, les nouveaux photographes, les nouveaux mannequins. On y sent un regard, une ligne visuelle et éditoriale qui est unique. Numéro est un sacré numéro. Babeth l’incarne par son esprit, toujours aussi affûté. Je la reconnais à travers le magazine. C’est une histoire d’amour qui ne cesse de me surprendre, un amour qui dure, toujours aussi beau, frais et sincère. Happy birthday Numéro, amour toujours.