Rencontre avec Theodora, la future machine à tubes qui se voyait femme politique
Theodora, 21 ans, affole déjà les compteurs des plateformes de streaming grâce à son titre aux sonorités caribéennes Kongolese Sous BBL. Accompagnée de son frère, Jeez Suave, qui compose chacun de ses morceaux, elle défend Bad Boy Lovestory, une mixtape insouciante qui annonce la couleur. Rencontre avec Théodora, la future machine à tubes qui se rêvait femme politique.
par Alexis Thibault.
Theodora, le phénomène qui embrase les réseaux sociaux
S’il fallait trouver une photo pour illustrer la musique de Theodora, ce serait un paysage pourpre et caniculaire. Oui, forcément. Un lieu paradisiaque au format A4 sur lequel on devinerait aussi quelques teintes maussades, dispersées ça et là… Cette image raconterait tout ce que la jeune femme de 21 ans a déjà traversé, avec son frère aîné, qui opère dans l’ombre sous le pseudonyme Jeez Suave. Il compose chacun de ses morceaux, notamment ceux de la mixtape Bad Boy Lovestory, sortie début novembre.
Le titre Kongolese sous BBL y figure justement. Un égotrip moqueur survolté révélant, s’y on s’y attarde vraiment, des idées excellentes qui éclairent notre paysage musical, un peu amorphe en ce moment. Passée par l’hyperpop, le rap et la pop pure, Theodora se réapproprie cette fois le bouyon antillais, genre musical caribéen irrésistible semblable à un zouk plus frénétique qui semble vouloir se rapprocher du dancehall. Carton plein. La semaine dernière, le titre Kongolese sous BBL avoisinait les 3,2 millions de streams sur Spotify.
Sur cette photographie, il y aurait aussi la Tour Eiffel. C’est elle qui le dit. Car c’est en France que Lily Theodora, de son vrai nom, a finalement posé ses valises, avec sa famille, après d’innombrables déménagements. Il y a encore quelques mois, son nom n’était connu que de ses followers. Désormais, on parle beaucoup de cette fille extravagante qui arbore une coiffe fushia dans ses clips. Un phénomène qui a vu le jour sur les réseaux sociaux, comme à l’accoutumée, et dont les morceaux illustrent les vidéos des tiktokeurs aux aguets. Pour mieux la connaître, Numéro a recueilli les confessions de Theodora, la chanteuse qui se rêvait femme politique.
La chanteuse Theodora se confie à Numéro
Numéro: Si nous vivions dans un monde où la musique n’existait pas, dans quel domaine auriez-vous brillé ?
Théodora: En politique.
C’est une réponse inattendue et très intéressante.
Cette discipline me fascine depuis que je suis toute petite. Mon grand-père était un opposant politique bourré de convictions. D’ailleurs, il a entraîné tous ses enfants avec lui et, finalement, nous sommes tous devenus de fervents opposants politiques à notre tour. Il a même atterri en prison, vous savez ? Ma mère nous a toujours enseigné la même règle, très stricte : si on t’insulte à l’école, il faut te défendre, il faut répondre. Et ne jamais rentrer à la maison pour te plaindre. Moi… j’avais un peu envie de changer le monde. Je suis entrée en classe prépa de l’ENS (L’École normale supérieure), je suis devenue membre du conseil régional de Bretagne puis présidente de la commission culture. J’ai finalement changé de domaine et dit adieu à la politique. Aujourd’hui encore, je trouve qu’il y a un problème de transmission des mémoires. On y pense et puis, soudain, on se rend compte qu’on ne connaît pas la vie de nos parents aussi bien que ça…
Vos parents avaient le statut de réfugiés politiques, c’est bien cela ?
Mon père est issu d’une famille très pauvre. Ma mère aussi. Mais tous les deux étaient très éduqués. Mon grand-père, dont je vous parlais plus tôt, était membre de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) [un parti fondé en 1982 par Étienne Tshisekedi, ancien Premier ministre du Zaïre, nom de la République démocratique du Congo sous Mobutu.] Il était avocat et opposant au président Joseph Kabila [en poste de 2001 à 2019]. À l’époque, papa est entré dans l’armée pour profiter d’un programme d’études à l’étranger, c’était en Grèce. Il y est allé. Mais une fois arrivée là-bas, Mobutu a perdu le pouvoir. Et tous les étudiants militaires ont été lésés par le gouvernement. Il n’y avait plus d’argent, plus rien. Mon père a donc décidé de mettre ses études entre parenthèses. Bon, là, c’est le moment où j’ai des petits trous de mémoire qui m’empêchent de bien raconter l’histoire… En tout cas, il a rejoint la Suisse deux ou trois ans plus tard. C’est là-bas que je suis née. Si je ne me trompe pas, je crois que nous n’avons même pas le statut de “réfugiés” en Suisse, mais plutôt celui de “sans-papiers”. Entre temps, nous sommes retournés en Grèce, mais aussi passés par La Réunion, puis nous avons atterri en France, dans le 77.
Vous expliquiez, lors d’une interview, que la plupart des radios et de nombreux médias en général n’étaient pas accessibles aux artistes caribéens. Que vouliez-vous dire par là ?
Que c’est une forme de racisme. Si votre musique n’est pas dans le Top 50, les radios ne vous programment pas. Et peu de morceaux d’artistes africains et caribéens parviennent à intégrer ce classement. Les habitudes d’écoute sont différentes, là-bas, beaucoup utilisent davantage Youtube que Spotify par exemple. Selon moi, c’est aussi une question de langage, comme si le créole n’avait pas sa place sur une radio nationale…
À ce propos, comment expliqueriez-vous votre musique à une petite fille de dix ans ?
Je commencerais par lui interdir d’écouter certaines de mes chansons…
Vraiment ? Pourquoi donc ?
Parce que je pense qu’il y a un temps pour tout ! [Rires.] Il y a un âge pour découvrir certaines choses et pour dire certaines choses… Je pense que mon frère et moi essayons de rassembler tout ce qui nous définit dans cette musique. Y injecter toutes les influences populaires que nous avons absorbées jusqu’ici. Notre musique est une carte d’identité. Et nous refusons toujours de cacher nos tentatives. Les choses moins bonnes, vous voyez ? Parfois on s’égare parce qu’on a envie d prouver aux gens que nous sommes aussi capables de faire de la pop.
Comme le titre Un meilleur nous qui diffère vraiment du reste de l’album et rappelle les tubes pop à la guimauve des années 2000. C’est drôle, vous êtes si différente dans la vie, je ne vous aurais jamais imaginée comme ça. Qu’apprécient les gens chez vous à votre avis ?
Je pense que mon public apprécie la sincérité de ma voix. Les gens ont rapidement compris que ce que je disais dans mes chansons, je le pensais vraiment. C’est peut-être lié à ma façon de chanter.…Pendant longtemps, les gens ne comprenaient pas ce que je disais… alors que les paroles étaient très importantes pour moi. Donc je leur ai demandé : “Mais qu’est-ce que vous aimez alors ? Si vous ne comprenez rien ?” Et on m’a répondu : “Ce truc maussade qui sort de ton cœur.”
Si l’on pouvait voir votre visage en quatre par trois sur un immense panneau dans la ville, de quelle maison souhaiteriez-vous devenir l’égérie ?
Oh ! Je ne sais pas trop. Certainement une marque qui me ferait me sentir libre. Il me faudrait un truc un peu fou. Je crois que j’aime beaucoup Balenciaga. Pour son côté décalé et faussement underground…
Bad Boy Lovestory (2024) de Theodora, disponible.