Rencontre avec Edward Enninful, styliste star devenu créateur pour Moncler
Dans une interview exclusive pour Numéro, Edward Enninful se confie sur sa première collection en tant que créateur pour Moncler Genius, sa passion pour la mode et les créateurs ainsi que l’importance de la culture dans les métiers de la création.
par Léa Zetlaoui.
Moncler invite Edward Enninful pour son show à Shanghai
En tant que journaliste de mode, se voir proposer une interview avec Edward Enninful relève du rêve. En près de 35 ans de carrière, ce styliste ghanéen, qui a commencé à l’âge de 18 ans en tant que rédacteur en chef du magazine anglais i-D, est devenu l’une des figures les plus influentes de sa génération.
Non seulement témoin privilégié des évolutions sociales et culturelles sur plus de trois dernières décennies, il a lui-même joué un rôle clé dans l’évolution de l’industrie de la mode. Notamment sur les questions de représentation et d’inclusivité.
En 2024, après des années à accompagner les designers, l’ancien rédacteur en chef du British Vogue (2017-2023) endosse à son tour le rôle de créateur de mode. Un défi lancé il y a un an par Remo Ruffini, PDG de Moncler, qui l’invite à rejoindre son projet collaboratif Moncler Genius, lancé en 2017. Pour cette nouvelle édition hors norme, intitulée The City Genius et dévoilée ce samedi 19 octobre à Shanghai, on retrouve également A$ap Rocky, Donald Glover et Rick Owens.
Dans son pavillon installé au sein d’un entrepôt de 30 000m2, le styliste dévoile une collection qui puise dans son propre style. Un vestiaire complet imaginé pour des aventurières nomades qui se déploie en looks noirs et graphiques conçus pour affronter les conditions météorologiques extrêmes.
À quelques jours de l’événement, Edward Enninful confie être à la fois exalté par cette nouvelle aventure créative, mais aussi impatient de découvrir les réactions de ses pairs et du public.
L’interview d’Edward Enninful pour Numéro
Numéro : Quand et comment a débuté votre collaboration avec Moncler ?
Edward Enninful : Lorsque j’ai annoncé mon départ de Vogue en juin 2023, Remo Ruffini [le PDG de Moncler] a été la première personne à me contacter pour m’inviter à rejoindre son projet Moncler Genius. J’ai toujours eu un profond respect pour Moncler, non seulement pour la créativité de ses équipes, mais aussi pour sa vision avant-gardiste en matière de collaborations.
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour collaborer avec une marque ?
Au cours de ma carrière, qui a dure depuis trente ans maintenant, j’ai accompagné de nombreux designers, que ce soit pour des campagnes publicitaires ou des défilés. Jusqu’à présent, je n’avais jamais vraiment créé quoi que ce soit en mon propre nom, car j’étais pleinement satisfait de ce que je faisais. Je ne voulais pas non plus me lancer dans une collection juste pour le plaisir de le faire. Mais cette fois-ci, j’ai senti que c’était le bon moment et la bonne marque. C’est aussi une opportunité en adéquation avec mes valeurs et ma vision.
Était-ce la première fois qu’une marque vous proposer un tel projet ?
Non, mais lorsque vous êtes rédacteur pour des magazines de mode, il est plus difficile d’accepter des projets en freelance. Et je ne ressentais pas le besoin de m’exprimer davantage. Disons que c’est surtout une question de timing.
Comment avez-vous abordé ce nouveau défi ?
De la même manière que tous les autres ! D’abord, il fallait mettre au point une idée, un concept, puis les développer avec des recherches iconographiques et même de l’intelligence artificielle. Les équipes de Moncler étaient surprises de constater à quel point, dès le début du projet, j’avais une vision très précise de ce que je souhaitais proposer.
Une collection Glamour Survivalist pour Moncler
Votre collection est beaucoup plus complète que celle habituellement développer pour Moncler Genius. Pourquoi ?
Au départ, je devais créer huit pièces, ce qui était impossible. J’ai imaginé une femme qui fait face au changement climatique, et qui porte tout ce dont elle a besoin sur son dos. Donc, ça a évolué de huit vestes à toute une garde-robe, avec des foulards, des gourdes, des chapeaux… Remo Ruffini [Président de Moncler] et son équipe ont été fantastiques. J’ai énormément appris, notamment comment créer des silhouettes couture en utilisant des tissus techniques.
On ne s’attendait pas à découvrir une collection intégralement noire. Pourquoi ce choix?
On connaît ma passion pour les pièces noires et j’avais envie de créer quelque chose qui me ressemble. Tout mon travail repose sur une approche qui consiste à apporter à la réalité une touche de magie. Donc, pour moi, le noir était un point de départ naturel. Ensuite, j’ai joué avec les textures et les formes pour compenser l’absence de couleur.
Quelle est votre pièce préférée ?
C’est impossible de choisir ! J’adore toutes les pièces outerwear, que ce soit les manteaux longs ou les vestes superposées. J’ai aussi beaucoup aimé travailler les mailles techniques, qui n’ont vraiment rien de traditionnel.
La place de la mode dans la culture
Depuis le lancement de Moncler Genius en 2017, de nombreux créateurs ont participé au projet comme Pierpaolo Piccioli, Jonathan Anderson ou Simone Rocha. Aviez-vous peur d’être influencé par ceux qui vous ont précédé ?
En tant que styliste, j’aime rendre hommage aux œuvres des autres. Mon style se fonde sur des classiques que je reinterprète. Et comme je l’ai dit, j’ai commencé cette collection avec un énorme tableau d’inspiration. On y trouvait des femmes dans la toundra ou dans des tempêtes de sable. Et c’est ainsi que j’aime travailler. Je n’entre pas simplement dans un studio en disant : « Commençons par les tissus ». Peut-être que certains designers font ainsi, mais pour moi, tout commence avec une représentation visuelle forte.
Saviez-vous qu’A$ap Rocky, Nigo et Donald Glover faisaient partie du projet ?
Non, tout le monde a travaillé de son côté. Nous avons découvert la liste des co-créateurs en même temps que vous. Je suis très honoré d’être en compagnie de ces talents incroyables. Et très enthousiaste à l’idée de ce défilé à Shanghai, d’autant que je connais presque tous les autres designers.
Ces dernières années, le projet Moncler compte des acteurs.rices, des musiciens.nes, des artistes. Que pensez-vous de cette évolution ?
La créativité est la créativité. Et, il n’a jamais été question que de mode uniquement, mais plutôt de culture. Que ce soit la musique, le cinéma, l’architecture, pour moi, tout cela fait partie d’un même ensemble. Si tu es créatif, c’est possible de pratiquer différents medium. D’ailleurs, mon approche pour le British Vogue, et même avant pour ID, portait davantage sur la culture, dont la mode fait partie.
Selon vous, quelle place occupe la mode dans le paysage culturel ?
La mode c’est le zeitgeist, l’air du temps. Elle incarne ce que les gens ressentent à un moment particulier de l’histoire. Que ce soit au XVIIIe siècle, dans les années 70 ou aujourd’hui, la façon dont les gens perçoivent l’époque s’exprime par la mode.
Son enfance et ses débuts dans la mode
Quel est votre premier souvenir lié à la mode ?
Quand j’étais petit et que j’aidais ma mère, qui était couturière, à confectionner des vêtements. Je me rappelle aussi de ces tissus africains aux couleurs vives. Mais jusqu’à mes 16 ans, je ne savais pas que je pouvais en faire une carrière. Pour moi, c’était simplement son atelier au Ghana, où j’ai passé les premières années de ma vie, et la trentaine d’apprentis qui travaillait avec elle.
Comment avez-vous vécu votre arrivée au Royaume-Uni ?
Je venais d’un pays où tout le monde était noir, et du jour au lendemain, j’appartenais à une minorité. Les premières années ont été un choc, parce que c’était une façon totalement différente de voir le monde. Je dis toujours que j’ai grandi entre deux mondes. À la maison, j’étais au Ghana, mais quand je sortais retrouver mes amis, j’étais en Angleterre. C’était difficile au début. Mais c’est grâce à ce que j’ai traversé à cette époque que je me suis très jeune placé dans la position d’observateur et désormais je vois de la diversité dans n’importe quelle situation.
Et grâce à ces expériences, vous avez contribué à rendre l’industrie de la mode plus inclusive. Quand avez-vous su que vous vouliez faire carrière dans la mode ?
Quand j’avais 16 ans, le styliste Simon Foxton m’a proposé de devenir mannequin. Ma mère a évidemment refusé, car elle ne comprenait pas ce que cela impliquait. Elle a finalement accepté et Simon m’a ensuite présenté au photographe Nick Knight. Je les retrouvais le soir après l’école pour travailler. Dès que j’ai mis les pieds sur un plateau de shooting, j’ai su que c’était ma place. Rien ne pouvait m’arrêter et personne n’aurait pu me faire changer d’avis.
J’ai récemment interviewé le créateur Luis de Javier qui me racontait avoir été mannequin cabine pour Vivienne Westwood. Même si ce n’était pas le métier auquel il aspirait, il savait qu’il était au bon endroit et qu’il allait énormément apprendre.
Il s’agit d’être au bon endroit, au bon moment. Moi, j’avais soif d’apprendre. Quand j’étais assistant styliste, je traversais Londres à pied pour rapporter les vêtements empruntés aux marques. Peu m’importait de gagner de l’argent, j’étais tellement passionné par ce que je faisais.
Edward Eninful, un passionné de mode et de créateurs
Quels designers ont le plus influencé votre carrière ?
Au début des années 90, alors que je travaillais pour ID, j’ai rencontré Michèle Montagne, qui fut la première à m’inviter à un défilé de mode. Elle était attachée de presse pour Helmut Lang, Jean Colonna, Ann Demeulemeester, toute l’avant-garde parisienne. Ce sont ces créateurs qui m’inspiraient avant que l’on devienne amis. Idem à Londres, je connaissais John Galliano et Lee Alexander McQueen avant qu’ils ne partent pour Paris.
Vous avez grandi avec une génération de créateurs exceptionnels. Les années 90 étaient une grande époque pour la mode.
C’était vraiment une belle période, une période d’innocence. Vous savez quoi, je viens d’une époque où envoyer un lookbook n’était pas systématique. Et j’avais l’habitude de dessiner les looks que je voyais sur les défilés. Pour moi, les deux périodes ont chacune leurs avantages. Aujourd’hui, nous avons un accès plus facile à l’information, alors qu’à l’époque tout prenait un temps fou.
Vous avez mentionné que pour cette collection Moncler, vous avez utilisé l’intelligence artificielle. Cette utilisation était-elle une évidence voire un réflexe pour vous ?
C’est ce que je dis toujours. On ne peut pas ignorer ce qui nous fait peur. Au moins, essayons de comprendre pourquoi c’est effrayant. Il faut prendre le meilleur de chaque chose et laisser le reste. En ce qui concerne les réseaux sociaux, je regarde ce qui m’intéresse, sans prêter attention au superflu.
Aujourd’hui, en quel designer croyez-vous et pourquoi ?
Si je devais vous donner une liste complète, nous pourrions y passer la journée ! J’aime Miuccia Prada, Rick Owens, Ralph Lauren. J’adore ce que fait Pieter Mulier chez Alaïa. En réalité, je suis un vrai fan de mode.
Les moments marquants de sa carrière
Le dernier défilé de John Galliano pour Maison Margiela a particulièrement marqué le monde de la mode, et moi particulièrement, quel évènenement vous reste-t-il en mémoire ?
Je suis heureux que vous citiez John Galliano. En fait, je me souviens du premier défilé auquel j’ai assisté à Paris, et c’était pour l’une de ses collections. J’étais assis très très loin du podium, mais je me rappelle m’être dit : « J’y suis enfin”. J’étais tellement heureux.
Il me semble que vous êtes proche de Kate Moss, qui défilait dès ses débuts pour John Galliano.
J’ai connu Kate Moss quand nous étions tous les deux mannequins. Elle avait 14 ans, j’en avais 16. Quand je l’ai vu sur le podium ce jour-là, c’est probablement l’une des rares fois où j’ai été vraiment ému. Elle n’était pas encore une supermodel, vous savez.
Quelle est la plus grande réussite de votre carrière ?
Oh, mon Dieu… J’ai vécu beaucoup de moments forts. Évidemment, je peux citer le poste de directeur mode chez ID à 18 ans, ou quand j’ai commencé à travailler avec Vogue Italia, Vogue US, W, British Vogue. Mais c’est ce dont je suis le plus fier : avoir réussi à intégrer dans la mode des personnes qui n’étaient pas perçues comme dignes d’en faire partie. Que ce soit des femmes de couleur, des personnes de différentes religions, âges, sexualités.
À vos débuts, Aviez-vous conscience de votre impact sur l’industrie ?
C’était naturel. Je vois simplement de la beauté dans la diversité… J’ai grandi à Portobello Road dans le quartier de Notting Hill. Partout où j’allais, il y avait de la diversité. Des aristocrates à côté des gens de la classe ouvrière et de la communauté musulmane. Mon travail en tant que styliste n’est que le reflet de tout ce que je voyais et aimais. Bien avant que cela ait un nom.
Avez-vous des regrets ?
Avoir des regrets empêchent d’avancer. J’ai fait des erreurs et j’en ai tiré des leçons. Je le dis souvent, ce sont mes erreurs qui m’ont conduit là où je suis, et non pas mes réussites. Sinon, on ne grandit pas. Encore aujourd’hui, je préfère regarder l’avenir plutôt que d’analyser le passé. Je pense que c’est cet amour pour la nouveauté, cette même excitation que j’avais quand j’étais enfant qui me permet de rester motivé.
Et maintenant, qu’allez-vous faire de vie ?
Ce serait bien de pouvoir prendre du temps pour moi. Cette année, j’ai réalisé de super projets cette année dont je suis très fier. Et je veux juste faire des choses qui me rendent heureux. Je crois vraiment à cette idée de bonheur.