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Demna
Cofondateur en 2014 de Vetements, un des labels les plus disruptifs de ces vingt dernières années, et directeur artistique de l’illustre maison Balenciaga depuis 2015, Demna, de son vrai nom Demna Gvasalia, s’impose comme l’un des créateurs les plus influents de sa génération.
Né en 1981 dans la Géorgie soviétique, il reste fortement marqué par ses racines, et par son statut de réfugié suite à la guerre civile de 1991. Ayant tardivement rencontré la culture occidentale lorsqu’il a émigré en Allemagne avec sa famille, avant d’étudier la mode à Anvers à l’orée du 21e siècle, Demna a redéfini la notion même du luxe contemporain.
Au sein de ses collections, savoir-faire couture et tailoring se confrontent gaiement à des références à la pop culture et aux contre-cultures, à travers des silhouettes postmodernes qui jouent sans compromis des proportions, alternant carrures démesurées et coupes étriquées.
Et s’il fait régulièrement preuve d’une ironie certaine, davantage bienveillante que moralisatrice, Demna est parvenu comme nul autre avant lui à réconcilier élitisme et massification, séduisant au passage toute l’industrie de la mode autant qu’une clientèle hétéroclite, chaque saison plus importante.
Ainsi, après avoir hissé Balenciaga au rang d’incontournable, grâce à ses improbables sneakers Triple S à la semelle massive, ses panta-boots importables, des sacs polémiques inspirés par des cabas Ikea et Tati ou des sacs poubelles et un stylisme regorgeant de mélanges de couleurs et motifs souvent dissonants, Demna renouait avec l’héritage haute couture de la maison fondée par le tailleur espagnol Cristóbal Balenciaga en 1937, en présentant dans les anciens studios du couturier, situés au 10 avenue George-V à Paris, une collection aussi majestueuse que pertinente.
Depuis, ce créateur fascinant qui brille par sa descretion, proche collaborateur du rappeur mégalo Kanye West et de son ex-femme, l’influenceuse et femme d’affaires américaine Kim Kardashian, et qui habille sans distinction la pop star canadienne Justin Bieber que la rappeuse française Aya Nakamura ou encore l’exigeante actrice française Isabelle Huppert, n’a plus rien à prouver à personne.
Une enfance en Géorgie entre régime soviétique et guerre civile
Né en 1981 à Sukhumi, en Géorgie, à l’époque pays membre de l’URSS, Demna Gavsalia grandit dans un environnement communautaire, aux côtés de son père garagiste, de sa mère russe, femme au foyer, de son jeune frère Guram, de ses grands-parents, ainsi que de ses oncles et cousins, dans un pays soumis au communisme soviétique.
Deux ans après la chute du mur de Berlin, en 1991, une violente guerre civile éclate dans le pays, obligeant la famille Gvasalia à fuir sa ville natale en 1993 pour s’installer à Tbilissi, la capitale du pays.
Après l’obtention de son diplôme en économie internationale en 2001 à l’université de Tbilissi, Demna quitte son pays avec ses grands-parents, ses parents et son frère pour s’installer à Düsseldorf, son père ayant développé une activité prospère d’import-export avec la ville allemande.
Alors qu’il vit dans un camp de réfugiés pendant trois mois, Demna décide finalement de se tourner vers des études de mode, domaine qui l’a toujours passionné, plutôt que de travailler dans une banque, bien que son diplôme soit reconnu en Allemagne.
La rencontre avec la culture occidentale et la mode
Si, lors de l’effondrement de l’Union soviétique en 1989, Demna a pu toucher du doigt la culture occidentale, notamment à travers les jeans Levi’s, les musiques gothique et hip-hop et bien sûr, les magazines de mode, c’est surtout à son arrivée en Allemagne qu’il y goûte en toute liberté, tandis qu’il assume enfin pleinement son homosexualité, orientation sexuelle réprimée dans son pays d’origine. C’est durant cette période de sa vie qu’il réalise qu’une carrière dans la mode est possible.
Aussi loin qu’il s’en souvienne, Demna a toujours dessiné des vêtements, que ce soit durant son enfance ou pendant ses cours à l’université, bien qu’il soit totalement étranger à l’industrie de la mode, sans mentionner de celle du luxe. Pour des raisons financières, il s’inscrit à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, institution publique fondée en 1663, considérée comme l’une des écoles de mode les plus prestigieuses au monde, et qui a formé quelques-uns des créateurs et artistes parmi les plus reconnus de notre époque contemporaine.
Entre autres, on peut citer, le créateur avant-gardiste Martin Margiela, le radical Raf Simons (ancien directeur artistique de Dior et Calvin Klein et désormais cocréateur chez Prada), les “Six d’Anvers”, (groupe de créateurs romantico-grunge issus de la même promotion qui comprend en outre Ann Demeulemeester et Dries Van Noten), mais également le peintre flamand Luc Tuymans, exposé en 2019 au sein du prestigieux Palazzo Grassi de Venise (devenu propriété du milliardaire français François Pinault en 2005) sans oublier que l’artiste et metteur en scène subversif Jan Fabre.
Durant son cursus en mode, dont il sort diplômé en 2006, Demna se forge non seulement une culture artistique sur le tard, mais se voit en outre confronté à la réalité technique qu’implique la conception d’un vêtement, ainsi qu’à l’importance de savoir mesurer le juste équilibre entre créativité et réalité commerciale, notion essentielle pour percer et perdurer dans ce milieu ultra compétitif.
Des studios de Martin Margiela et de Louis Vuitton au lancement du label Vetements
En 2010, après avoir envoyé à Giovanni Pungetti, directeur général de Martin Margiela, son portfolio au sein d’une boîte à pizza en provenance d’un restaurant italien du nom de Don Giovanni –témoignage précoce de son goût pour une provocation toujours adéquate – Demna intègre le studio du label fondé en 1989 par le créateur avant-gardiste. Bien que ce dernier se soit retiré quelques semaines auparavant, Demna s’imprègne de sa vision iconoclaste et affranchie de la mode, particulièrement de son approche tridimensionnelle et déconstructiviste du vêtement, et de sa pratique de l’upcycling.
Quand il quitte le label pour désaccord avec sa hiérarchie, Demna est approché par un cabinet de recrutement pour rejoindre l’équipe de prêt-à-porter de Marc Jacobs chez Louis Vuitton, fer de lance de l’empire du luxe LVMH. Si les collections théâtrales, voire excentriques, du créateur américain sont aux antipodes de son esthétique, le créateur géorgien profite de cette expérience pour comprendre le fonctionnement d’une grande maison de luxe. Tout en appréciant de laisser libre court à sa créativité, notamment grâce aux larges ressources dont bénéficie l’équipe de stylistes, il réalise à cette époque qu’il doit trouver sa propre voie créative.
Vetements, le label disruptif qui va révolutionner la mode
En 2014, après avoir quitté la maison de luxe française, Demna, avec deux de ses anciens assistants chez Margiela, parmi lesquels Martina Tiefenthaler, son bras droit aujourd’hui chez Balenciaga, lance, dans l’anonymat le plus total, un label qui va bouleverser la mode contemporaine.
Au départ revendiqué comme un collectif au sein duquel vont graviter la styliste russe Lotta Volkova, le photographe Pierre-Ange Carlotti, la DJ Clara 3000 et la mannequin Maud Escudié, Vetements questionne la notion de beauté – une approche d’ailleurs comparable à celle de Martin Margiela – tout en réprouvant ouvertement une industrie de la mode dominée depuis quinze ans par les grands groupes de luxe.
Après deux collections, le label fait sensation en mars 2015, à l’occasion de la fashion week automne-hiver 2015-2016 avec un show mémorable présenté dans l’ambiance poisseuse du club gay parisien Le Dépôt, présenté à un public entassé qui comprend déjà le rappeur Kanye West. Tandis que tout Paris murmure le nom de Demna, cette troisième collection signée du collectif fait preuve d’une énergie créative exceptionnelle et distille les fondements de son style.
Jouant avec les archétypes, les références aux contrecultures et à la pop culture, exagérant à l’extrême les proportions, osant des associations frôlant le mauvais goût, Vetements ose tout, sans avoir peur de rien, surtout pas de choquer. Hoodies et bombers XXL, robes fleuries romantico-kitsch, jeans bicolores upcyclés, santiags façon cuissardes, doudounes ultra-longues et survêtements étriqués composent un ensemble, qui, contre toute attente, se révèle plus fascinant que repoussant. Car derrière cette esthétique qualifiée alors de post-capitaliste ou d’“ostalgie” (néologisme forgé pour qualifier la nostalgie postsoviétique), se cache un savoir-faire hors pair, acquis par Demna lors de son apprentissage à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers puis lors de son passage chez Margiela. Ainsi on retrouve un sens exceptionnel de la coupe, exalté par de savants jeux de déconstruction, qu’il applique, aux débuts de sa marque, sur des fripes, sans oublier une compréhension aiguë de la fonction du vêtement.
Les saisons suivantes, Demna et son collectif ne cesseront de sonder le monde occidental contemporain, non seulement grâce à des collections toujours plus convaincantes et surprenantes, mais surtout, par leur capacité à les mettre en scène dans des lieux symboliques comme le restaurant chinois Le Président à Belleville (printemps-été 2016), la cathédrale américaine de l’avenue George-V (automne-hiver 2015), le hall du Centre Pompidou (automne-hiver 2017), ou encore les Puces de Saint-Ouen (automne-hiver 2018-2019) et le McDonald’s des Champs-Élysées (printemps-été 2019). Parmi les pièces les plus marquantes, on retiendra une robe de communiante à l’ourlet indécent, des bottes-chaussettes à talons briquets, des t-shirts flanqués du logo DHL, des hoodies ornés de pentacles, des écharpes décorés d’émojis, sans oublier des références à l’URSS, au personnage d’Harry Potter, au sportswear et streetwear ou aux uniformes de pompiers et de policiers.
Transposant pour la première fois dans la mode des codes issus des sous-cultures Internet, traités à égalité avec des styles vestimentaires conventionnels (comme le businessman, la bourgeoise ou la Parisienne), et choisissant une cabine de mannequins inclusive en termes d’âges et de physiques, Vetements va rapidement convertir une large communauté à sa philosophie. Et ce, malgré les prix exorbitants affichés dans les boutiques et e-shops les plus prestigieux du monde.
En juillet 2016, Vetements réussit un nouveau coup de maître à l’occasion de son défilé printemps-été 2017 présenté aux Galeries Lafayette pendant la Semaine de la couture. Cette collection, qui mérite amplement le qualificatif de « mémorable », se joue des notions de plagiat et de copie et assoit l’hégémonie de la collaboration – pratique récemment démocratisée par Virgil Abloh, fondateur du label Off-White – dans notre décennie. En effet, faute de temps pour produire les modèles (qui auraient dû défiler en septembre), Demna et son label s’associent à dix-sept marques, choisies pour leurs savoir-faire bien spécifiques, et présentent des pièces sous forme d’hommage fantasque qui repoussent les limites de la mode et du style. Des cuissardes oversized en satin Manolo Blahnik, des costumes XXL Brioni, des blousons de biker Schott, des salopettes Levi’s, des survêtements en éponge Juicy Couture, des combi-tabliers Carhartt, des santiags Lucchesse (fabriquées au Texas), des imperméables Mackintosh, des parkas Canada Goose, des chemises Comme des Garçons, et des boots Dr Martens… Un parti pris créatif qui remet en question la nature et les valeurs intrinsèques à la couture (terrain de rencontre entre l’artisanat et l’innovation qui obéit à des règles techniques et non pas esthétiques) : le vrai luxe contemporain n’est-il pas, finalement, de faire appel aux meilleurs dans leur domaine ?
En 2019, Vetements, devenu un business et une marque, conserve son aura subversive, mais Demna peine à retrouver la liberté créative des débuts. Au mois de septembre, il quitte officiellement le label, désormais aux mains de son petit frère Guram Gvasalia, diplômé en business et management du London College of Fashion et qui a fait ses armes chez Burberry. Ce dernier prendra officiellement le poste de directeur de la création en décembre 2021.
Chez Balenciaga, la naissance d’un luxe sans limite ni frontière
En 2015, alors en pleine ascension, Vetements fait partie des finalistes des prestigieux prix LVMH et de l’ANDAM, sous l’impulsion de Guram Gvasalia, qui souhaite bénéficier de soutien financier pour développer la marque. Si le label ne gagne aucun des prix, à la finale du prix de l’ANDAM, Demna se voit néanmoins approché par Lionel Vermeil, directeur veille et prospective mode et luxe de Kering. Cet homme d’influence qui a dirigé la communication de Balenciaga jusqu’en 2014 est un conseiller privilégié de François-Henri Pinault, PDG du groupe de luxe.
Avant sa nomination en septembre 2015 au poste de directeur artistique de Balenciaga, maison fondée en Espagne, en 1917, par Cristóbal Balenciaga qui s’installera en France en 1937, personne n’avait envisagé Demna comme prétendant au poste. Si François-Henri Pinault confiait en 2016 au magazine Vogue qu’il était convaincu que l’approche unique du Géorgien, nourrie d’observation sociologique, faisait de lui le choix idéal, le succès fracassant d’Alessandro Michele chez Gucci (appartenant au groupe Kering), y est sans doute pour beaucoup. Parfait anonyme propulsé du jour au lendemain directeur du studio sein d’une des maisons de mode les plus rentables, en janvier 2021, le créateur romain à l’univers fantasque a démontré qu’à notre époque, dans l’univers du luxe, une vision créative iconoclaste, quand elle est combinée à une approche marketing à la fois dissident et pertinente, convainc avec le même entrain les professionnels de la mode et les jeunes générations en quête d’individualité. Et c’est exactement la recette qui va faire le succès de Demna chez Balenciaga.
Infusant son esthétique personnelle radicale des préceptes de Cristóbal Balenciaga – grand adepte des lignes pures et des volumes architecturaux –, Demna va dessiner les contours d’un nouveau vestiaire éminemment contemporain, au sein duquel les vêtements, au-delà d’habiller les corps, leur confèrent une attitude et une posture innovantes. Un constat observé dès ses premières collections femme (saison printemps-été 2016) puis homme (printemps-été 2017) où apparaissent des tailleurs stricts aux hanches marquées, des blazers, chemises et manteaux aux épaules maxi, des trenchs déstructurées et parkas aux épaules basculées ou des robes fluides et fleuries, qui font l’unanimité auprès des critiques.
En parallèle, toujours pragmatique, le directeur artistique convainc une nouvelle clientèle, issue des jeunes générations, à coups de tee-shirts et hoodies logotypés, baskets aux designs douteux (comme les Triple S à semelles épaisses ou le modèle chaussette futuriste Trainer Speed) et sacs improbables, comme ses cabas rayés Bazar ou le désormais iconique Cagole, modèle banane à bandoulière inspirée de son Motorcycle des années 2000. Si Balenciaga se voit hautement critiqué pour ce parti pris commercial, les résultats sont au rendez-vous. Le chiffre d’affaires de 185 millions d’euros en 2018, passe à 927 millions en 2019 puis à 1,18 milliard en 2021.
Une succession de défilés Balenciaga révolutionnaires
Son troisième défilé femme, pour la saison automne-hiver 2017 (mars 2017), marque un nouveau tournant dans le travail du créateur géorgien, qui clôt sa collection par neuf sublimes robes couture, reproductions de modèles emblématiques de Cristóbal Balenciaga dans les années 1950, célébrant les 100 ans de la maison. Un final grandiose qui fait taire les sceptiques quant à sa légitimité au sein de la maison.
Deux ans plus tard, avec le défilé Balenciaga printemps-été 2020 (réunissant conjointement les collections homme et femme et présenté en septembre 2019), Demna fait preuve d’une radicalité et d’une justesse sans précédent. Dans un décor glacial aux allures de Parlement, intégralement tapissé du bleu européen, il présente des silhouettes qui revisitent les uniformes des politiciens bureaucrates et les archétypes de la mode, affublant ses mannequins aux physiques toujours anticonformistes de prothèses plus vraies que nature qui jouent des standards de beauté comme des bouches gonflées ou des pommettes ultra-ciselées. Jamais la mode n’aura été à ce point confrontée à la réalité politique du monde contemporain. Par la suite, galvanisé par les réactions passionnées de la presse et du public, Demna n’aura de cesse de transformer ses défilés en manifestations sociologiques, décuplant l’impact de ses collections.
Pour l’automne-hiver 2020-2021 présenté en mars 2020, c’est au rythme d’une musique classique angoissante, signée du producteur BFRND (son mari le Français Loik Gomez), et sous un ciel apocalyptique, que marchent les mannequins sur un podium inondé. Dans cette ambiance immersive de fin du monde, en écho aux préoccupations écologiques, Demna explore la notion de fétichisme en débauchant un vestiaire austère à coups de détails érotiques. Pour cette collection très sombre, Demna puise dans une imagerie religieuse qui inspira fortement Cristóbal Balenciaga, catholique espagnol, mais aussi héritée de son enfance dans une Géorgie chrétienne orthodoxe.
En décembre 2020, dans un monde frappé par la pandémie de Covid-19 où les défilés sont inenvisageables, Balenciaga devient la toute première maison de luxe à investir pleinement le monde du gaming. C’est à travers un véritable jeu vidéo d’aventures futuriste, accessible sur toutes les plateformes, que l’on découvre sa collection automne-hiver 2021, dans un décor qui évoque Fortnite.
Pour la collection resort 2022 (dévoilée en juin 2021), c’est notre rapport à la réalité et aux technologies que le créateur interroge avec un défilé digital qui met en scène l’artiste et égérie de la maison Eliza Douglas à travers des clones ou des deepfakes (mannequins sur lesquels sont greffés numériquement d’autres visages). Au sein du défilé est révélée la seconde partie de la collaboration inédite entre Balenciaga et Gucci intitulée “The Hacker Project” (initiée par la maison italienne en avril 2021 pour ses 100 ans), avec des sacs et accessoires où se mêlent les logos et codes des deux maisons, s’amusant alors des notions d’authenticité et de contrefaçon dans le luxe.
En octobre 2021, après sa première – et unique – participation très remarquée au Met Gala en septembre aux côtés de l’icône Kim Kardashian, le discret créateur, qui jusque-là misait sur une stratégie de communication anonyme, s’attaque aux rapports qu’entretiennent la mode et les célébrités. Au Théâtre du Châtelet à Paris, le podium de la collection printemps-été 2022se transforme en un tapis rouge glamour tandis que les mannequins, les membres des équipes Balenciaga et des stars telles qu’Isabelle Huppert, OffSet du trio Migos , Cardi B, Amber Valletta ou Elliot Page se font photographier, vêtus des nouvelles créations de la maison. Clou du spectacle et coup de génie, la diffusion d’un épisode inédit de dix minutes des Simpsons au sein duquel Marge et Homer, accompagnés des habitants de Springfield, défilent pour la maison.
En décembre 2021, la collection automne 2022, intitulée The Lost Tape est décrite par Demna comme un défilé qui n’a jamais eu lieu. Réalisée par le New-Yorkais underground Harmony Korine, la vidéo nous plonge dans les coulisses d’un show qui aurait lieu dans les années 90, avant que la maison ne soit ressuscitée par Nicolas Ghesquière en 1997, à coups de silhouettes noires à l’esthétique brute et post-grunge qui évoquent la période Anti-fashion de Martin Margiela et Helmut Lang.
Nouvelle surprise et nouvelle polémique en mars 2022, avec le défilé automne-hiver 2022-2023 qui reproduit, sous une cloche de verre, une impressionnante tempête de neige (rappelant autant les enjeux climatiques que l’acharnement de l’Homme à recréer artificiellement ce qui n’est plus) contraignant les mannequins à affronter les éléments. Imaginé plusieurs semaines avant que n’éclate la guerre en Ukraine, événement qui ravive de douloureux souvenirs pour le créateur d’origine géorgienne qui a lui-même connu l’exil, cette présentation – introduite par la lecture un poème de l’écrivain Oleksandr Oles datant de 1917–, résonne également comme un message de résilience.
Prenant place en mai 2022 à la Bourse de New York, le New York Stock Exchange, symbole du capitalisme mondial, le défilé Balenciaga printemps 2023, dont les invitations étaient des billets de 100 dollars factices, se veut moins une critique qu’un contexte pour introduire une nouvelle garde-robe composée de vêtements classiques haut de gamme, qui n’est pas sans rappeler les silhouettes épurées et épaulées des Golden Boys des années 80, les working girls des années 90 et les toilettes très apprêtées de la haute société new-yorkaise. En parallèle, est révélée une collaboration avec la fameuse marque de sport Adidas.
Des débuts fracassant dans la haute couture
Depuis le fameux défilé printemps-été 2020 qui a eu lieu au mois de septembre 2019, les rumeurs quant à un possible retour de la maison Balenciaga dans la haute couture vont bon train. Annoncé pour juillet 2020, repoussé à cause de la pandémie de Covid-19, le premier défilé de haute couture signé Demna sera finalement présenté en juillet 2021. Une année supplémentaire au cours de laquelle il va repenser ses premières créations – trop proche des archives de la maison – pour en imaginer de nouvelles reflétant davantage son style. Et alors que les détracteurs du créateur se plaisent à limiter son succès à la vente d’accessoires plutôt qu’à sa capacité à faire perdurer l’héritage avant-gardiste du fondateur, Demna va donner à tous une véritable leçon de couture.
Cinquante-trois ans après le 49e et dernier défilé de haute couture de Cristóbal Balenciaga, c’est au sein de la mythique adresse de l’avenue George-V, dans l’ambiance calfeutrée des salons couture entièrement restaurés (en leur conservant l’aspect de pièces patinées par le temps) empreints de leur charme suranné, que vont se succéder les 63 silhouettes homme et femme estampillées Balenciaga couture. Demna ici pousse le mimétisme avec le fondateur au point de présenter ses silhouettes dans le silence solennel qui était cher à Cristóbal Balenciaga, d’inviter le chapelier Philip Treacey à répliquer des modèles d’époque stupéfiants, et de faire tenir aux mannequins – pour les photos – des petits cartons numérotés, clin d’œil à la tradition qui prévalait lors des anciens défilés de couture, ces cartons ayant originellement vocation de permettre aux clientes d’identifier les modèles qui leur plaisaient.
Avec cette 50e collection Balenciaga haute couture, le créateur géorgien prouve avec force qu’il connaît et respecte l’héritage de Cristóbal Balenciaga, mais par-dessus tout, qu’il en a saisi l’essence même. Fusionnant avec une dextérité rare son esthétique personnelle infusée de références streetwear à des pièces aux coupes et volumes épurés directement inspirées des archives de la maison, il donne à cette activité consacrée au sur-mesure, désormais – et à raison – considérée comme désuète et exclusive, une nouvelle signification.
Jamais des jeans en denim japonais, tissé sur des métiers anciens, rehaussés de rivets et boutons plaqués argent, n’auront arboré de coupes et délavés plus remarquables. Tee-shirts et sweat-shirts à capuche se déclinent dans des satins de soie ou d’épais molletons coton et cachemire. Des costumes androgynes en laine noire – parfois piqués d’un œillet rouge, fleur préférée du couturier espagnol – sont fabriqués en collaboration avec Huntsman, tailleur favori de Cristóbal Balenciaga. Les peaux animales sont imitées en couplant des techniques artisanales à des programmes informatiques. Des pardessus maximalistes empruntent leur raffinement aux peignoirs d’intérieur. Enfin, brodées à la main, des tenues de soirée affichent un maintien admirable grâce à des soies rigidifiées par des fils métalliques, des coutures invisibles placées stratégiquement, ou des rembourrages façonnés artisanalement. Climax de ce show sublime : une série de manteaux spectaculaires alternant couleurs chatoyantes et noir profond, avant la traditionnelle robe de mariée, reproduction quasi exacte d’un modèle de 1967, chef-d’œuvre de pureté et de sobriété. Les mannequins du show, un casting fascinant – et familier – mélangeant professionnels et anonymes à l’attitude singulière, achèvent d’auréoler le défilé d’un éclat extraordinaire.
Brillant habituellement par son absence dans les médias – à l’exception de quelques rares interviews données lors de son arrivée au sein de la maison – Demna, a, durant la seconde partie de l’année 2021, plusieurs fois pris la parole pour raconter sa démarche. Dans une conversation franche et exhaustive avec la célèbre critique de mode américaine Cathy Horyn (publiée dans le magazine System N° 18 sorti en décembre 2021), il confie que relancer l’activité haute couture de la maison n’a jamais été dans les projets lancés à son arrivée en 2015. C’est au fur et à mesure des saisons, dès lors qu’il s’est senti suffisamment légitime pour se confronter à l’immense talent de Cristóbal Balenciaga, qu’il en a lui-même soumis l’idée à Cédric Charbit, P-DG de la maison nommé en novembre 2016.
Redonner du sens à la mode comme à son rôle de créateur, mais aussi envisager une façon plus durable de consommer des vêtements (puisque, dans le domaine de la couture, seules les créations ayant été préalablement vendues sont produites), compte autant pour lui que de laisser les jeunes générations pénétrer ce monde exclusif. S’il est impossible d’affirmer avec précision que Demna a converti une nouvelle tranche d’âge à consommer la haute couture, il a assurément contribué, en y transposant un vestiaire du quotidien comme des jeans, des trenchs et des cols roulés, à la rendre visible et accessible. Autre fait remarquable, lors du lancement de son activité couture, Demna a uniquement fait évoluer des talents de ses équipes propres équipes de prêt-à-porter, promus couturiers et modélistes et spécialement formés pour évoluer vers ce niveau d’exigence supérieur. Si, en 1968, Cristóbal Balenciaga prenait la décision de clore les portes de sa maison en raison de l’émergence du prêt-à-porter (une nouvelle manière de consommer la mode impulsée par Yves Saint Laurent en 1966) – avec lequel il ne sentait pas en affinité –, c’est, ironie de l’histoire, grâce au succès commercial phénoménal rencontré avec le prêt-à-porter que Demna Gvasalia renoue avec l’activité couture. La boucle est bouclée.
Au mois de juillet 2022, le créateur géorgien confirme sa virtuosité avec la 51e collection Balenciaga haute couture, toujours présentée dans les mêmes salons, qui débute sur la lecture par Demna d’un poème de la journaliste et écrivaine française Sophie Fontanel. S’il s’inscrit dans la lignée du précédent, le show détone une fois de plus. D’abord par son sens de lecture, qui donne à remonter le fil du temps, mais également parce qu’au sein des créations, le savoir-faire couture rencontre des techniques innovantes issues du design industriel.
Futuristes, voire extraterrestres, les premières silhouettes, noires et gainant les corps, sont déclinées dans un Néoprène de calcaire japonais, envisagé comme une version contemporaine du Gazar (ce tissu de soie brillant à la tenue sculpturale spécialement inventé, autrefois, pour Cristóbal Balenciaga), qui se voit de surcroît remodelé grâce à des rembourrages imprimés en 3D. Sur des robes structurées, le tweed – matière chère à Gabrielle Chanel – est imité en alternant rubans d’organza et de jersey puis perles et sequins, les plumes sont simulées (grâce à de multiples techniques de broderie) par de l’organza ou de la soie coupée, tandis que les fausse fourrures doivent leur aspect plus vrai que nature à la fusion inédite entre tuftage (technique issue du domaine de la tapisserie) et technologies de pointe. Autre particularité de la collection, à l’instar de Martin Margiela avec sa ligne Artisanal, un quart des pièces sont composées à partir d’anciens vêtements recyclés (bombers, parkas, cabans, jeans…), déconstruits puis réassemblés. Parmi les accessoires, on repère des créations très innovantes : des masques-écrans ultra performants signés Mercedes-Benz Grand Prix Ltd (dont un département entier œuvre à transposer la technologie aérospatiale dans le sport automobile), mais aussi des sacs à main augmentés de haut-parleurs individuels (collaboration avec la marque danoise Bang & Olufsen). Le jour même, ces pièces seront vendues au sein d’une boutique éphémère spécialement installée aux étages inférieurs, aux côtés de vêtements et d’accessoires exclusifs, disponibles en édition limitée et personnalisables.
C’est une robe de mariée exceptionnelle qui clôt le défilé. Le travail de broderie dont elle témoigne a nécessité 7 500 heures, 70 000 cristaux, 80 000 feuilles d’argent et 200 000 paillettes. Avant le clou du spectacle, des robes drapées ou froncées, conçues dans des tissus et coloris exclusifs, moulantes ou au contraire ultra-volumineuses, créent l’événement, présentées sur des modèles peu habituées à fouler les podiums de la haute couture. Brisant les codes comme à son habitude, Demna ose faire défiler des superstars, dont la notoriété est encore soulignée par l’autre partie du casting, qui défile masquée. Se succèdent sur le podium les top models Bella Hadid et Naomi Campbell, l’actrice russe Renata Litvinova (amie de Demna déjà présente lors du défilé printemps-été 2020), Danielle Slavik – déjà mannequin du temps de Cristóbal Balenciaga –, mais aussi Christine Quinn, l’héroïne haute en couleur aux looks extravagants de la télé-réalité Netflix Selling Sunset qui affole les réseaux sociaux, la pop-star et icône de mode Dua Lipa, l’incontournable égérie de la maison, Kim Kardashian, et même l’actrice oscarisée Nicole Kidman qui adopte une démarche spectrale dans une robe argentée à l’allure “couturo-spatiale”. Si les maisons de couture privilégiaient des mannequins anonymes afin que les clientes se projettent plus facilement dans les créations, cette liberté de la part du créateur fait certainement écho au rapport plus décomplexé et teinté de mimétisme qu’entretiennent les nouvelles générations avec les célébrités.