1 mai 2025

Rencontre avec l’icône du rap Travis Scott : “À Paris, l’amour qu’on me donne est incroyable”

Porté par un projet de dépassement du hip-hop pour atteindre une expression ambitieuse transcendant les genres musicaux, Travis Scott est devenu en l’espace de douze ans une superstar. Son dernier album, Utopia, précédé d’un film écrit et réalisé par le natif de Houston, donne la mesure de sa capacité démiurgique à créer des mondes futuristes.

  • par Delphine Roche

    portraits Pieter Hugo

    réalisation Peri Rosenzweig , 

    et Nick Royal. .

  • Publié le 1 mai 2025. Modifié le 6 mai 2025.


    Le rap a aujourd’hui plus de 50 ans, mais sa domination incontestée des charts est relativement récente : il aura fallu attendre la révolution numérique, et le succès des plateformes de streaming, pour que ce genre s’installe en tête du marché de la musique. Ce miracle tient à la rencontre entre un public jeune, réactif aux tendances virales, très présent sur les réseaux sociaux, et des artistes stakhanovistes, d’obédience hyper capitaliste, capables de produire très rapidement des titres plus ou moins créatifs.

    Dans ce paysage en mouvement perpétuel, les grands noms anglophones ou francophones tiennent leur cap tout en se renouvelant, et s’affrontent, pour certains d’entre eux, au fil de clashs mémorables. Dans ce tourbillon étourdissant, l’émergence d’une star est un phénomène aussi remarquable que la naissance d’une comète.

    Il aura fallu que Travis Scott fasse preuve d’une extrême détermination pour devenir, en l’espace d’une douzaine d’années, une planète majeure de la galaxie de la musique populaire, capable de redéfinir les canons des genres et de dépasser la dénomination même de rappeur ou de producteur, infléchissant le mouvement de millions d’étoiles de par sa seule force d’attraction.

    Travis Scott – 4×4 (2025).

    De Houston vers le monde, les origines du phénomène Travis Scott

    Né sous le nom de Jacques Bermon Webster, en 1991, Travis Scott passe les premières années de sa vie aux côtés de sa grand-mère à Sunnyside, un quartier de Houston peuplé majoritairement par la communauté noire. Il rejoindra ensuite ses parents dans une proche banlieue classe moyenne, Missouri City. Suivant sa passion pour la musique, il quitte le Texas pour New York et Los Angeles, où il ne tarde pas à taper dans l’oreille de poids lourds tels que le rappeur T.I. Il publie sa toute première mixtape, Owl Pharaoh, en 2013, sur le label de ce dernier, Grand Hustle Records.

    Peu de musiciens peuvent se vanter d’une trajectoire aussi rectiligne que celle de Travis Scott, dont l’univers est planté dès ses premiers pas sous les projecteurs. La seconde mixtape du jeune artiste, Days Before Rodeo, campe un décor qui se développera au fil du temps, sans jamais subir les soubresauts ou les errances de tant de rappeurs passant, par exemple, du son dancehall à la drill au fil des tendances du moment. Dès ses débuts, Travis Scott est un prophète du clair-obscur qui fait du Travis Scott.

    À l’époque, je faisais des beats, mais j’avais l’impression que personne ne comprenait le son que j’essayais d’impulser.” Travis Scott.

    Sa vision, un projet de dépassement du hip-hop, gronde déjà au tréfonds des rythmes qu’il compose. “À l’époque, je faisais des beats, mais j’avais l’impression que personne ne comprenait le son que j’essayais d’impulser, nous explique-t-il. J’appréciais la musique qu’on faisait à cette époque, tout en ayant le sentiment qu’elle était trop linéaire. Je savais que je pouvais élever le niveau, et c’était un moment très excitant. J’étais entouré de tous ces types qui étaient des producteurs de folie, mais je questionnais sans cesse les limites pour faire avancer la musique.

    Travis Scott, voix d’une génération

    Avec des sonorités personnelles, lancinantes et hypnotiques, il crée dès lors un univers en soi, partiellement robotique, tendu entre le désespoir, la transe planante et la rage cathartique. Sa capacité à traduire avec exactitude le ressenti de jeunes humains cherchant avidement des plaisirs intenses dans un monde violent et déconnecté, qu’eux-mêmes participent pourtant à créer, est telle que la toute-puissante animatrice américaine Ellen DeGeneres, lorsqu’elle le recevra en 2018 dans son émission, le qualifiera de “voix de sa génération”.

    Lors de ses premières performances scéniques guettées par un public déjà converti, Scott, pourtant introverti, incarne son univers avec une énergie digne de la scène punk, qui se communique immédiatement au spectateur. “J’ai toujours eu l’idée de créer une énergie et de lui donner corps, donc toutes les fois que je vois le public se déchaîner de la sorte, cela me rend heureux, que ce soit dans des petites ou des grandes salles de concert. En Europe, et particulièrement à Paris, l’amour qu’on me donne est incroyable.

    En 2016, un cap est franchi avec l’album Birds in the Trap Sing McKnight. La différence fondamentale entre Travis Scott et ses homologues s’y fait de plus en plus claire : tandis que la plupart posent leurs rimes sur des productions composées par d’autres, puis s’en remettent au talent d’un réalisateur pour illustrer leur propos dans une vidéo, Scott est une sorte de démiurge dont les propositions sont autant pensées en termes visuels que sonores. Ainsi, il confie la pochette de son album au photographe Nick Knight, dont les images sophistiquées confinent à la qualité picturale, et dont le goût quasi scientifique pour les expérimentations rejoint à la perfection le sien.

    De Kendrick Lamar à Fellini, l’univers écléctique de Travis Scott

    Alors que le rap peut volontiers lasser avec ses excès d’ego trips et de postures virilistes, Scott n’hésite pas à faire de lui-même une simple figure qui évolue dans les univers qu’il conçoit. Après la photo de l’album Rodeo (2015), qui le présentait sous les traits d’une simple figurine de plastique, il apparaît cette fois affublé de grandes ailes noires, son visage presque invisible dans un nuage de fumée, inclus dans une superbe composition de Nick Knight dont le travail de coloriste évoque un véritable tableau.

    D’album en album, sa voix s’affirme elle aussi comme un instrument parmi les autres, qui le distingue des prouesses techniques et rythmiques qui ont fait le sel du rap. Son flow éthéré, étiré, s’insère dans les univers qu’il fait naître, et se mâtine plus ou moins d’Auto-Tune pour atteindre ce degré de dépersonnalisation qui résonne particulièrement dans des productions telles que Goosebumps, un des titres intemporels de Scott, où une ligne de guitare distordue évoque une sorte de musique de cirque devenu dystopique, un film de Federico Fellini à l’ère postapocalyptique où les corps planent dans l’apesanteur suave et inconnue d’un nouveau monde.

    Travis Scott – Goosebumps, ft. Kendrick Lamar (2017).

    Travis Scott laisse derrière lui Birds in the Trap Sing McKnight avec quelques tubes imparables, et quelques featurings plus mainstream (Kendrick Lamar, André 3000, Kid Cudi) à son actif. Dès lors, son empreinte dans la culture populaire est suffisamment ample pour l’installer dans un fauteuil de patron, d’entrepreneur et de parrain. Il lance ainsi son label Cactus Jack en 2017. Il signe le nouveau venu Smokepurpp et le New-Yorkais Sheck Wes, dont le titre Mo Bamba devient un hit mondial, joué à toutes les soirées des années 2017 à 2020.

    La révélation Astroworld

    Il s’offre aussi un duo avec Quavo, des Migos, qui connaît un franc succès. Le monde est prêt, désormais, pour les projets ultra ambitieux que Travis Scott rêve de concevoir. Son troisième album Astroworld en donne le top départ. Nommé d’après le parc d’attractions qui trônait à Houston dans son enfance, et qui fut démantelé pendant son adolescence, il réunit des collaborations de musiciens d’horizons variés (le rockeur psychédélique Tame Impala, James Blake, Frank Ocean, aux côtés de la A-list des rappeurs américains) et inscrit définitivement Travis Scott en dehors de toute classification musicale, sur son propre terrain : celui des contes et des films d’anticipation, des mythes concoctés pour la génération post-Internet.

    Sa créativité fera passer Scott au statut de superstar mondiale. Astroworld débute directement à la première place du lassement Billboard 200. L’ambiance de cirque déglingué qui hantait la production de Goosebumps s’y affirme, notamment en introduction de Sicko Mode, troisième titre de l’album, et duo avec Drake. Imparable, expérimental et étrange, déjouant totalement le format habituel de la musique pop, ce morceau s’installe lui aussi durablement en tête des charts.

    Un festival de musique, Jeff Koons… Le phénomène Astroworld en marche

    Avec sa musique, comme avec sa pochette d’album imaginée par le photographe David LaChapelle, figurant son effigie dorée et gonflable servant d’entrée à un parc d’attractions virtuel, Travis Scott nous fait pénétrer dans une sorte de dystopie qui serait déguisée sous les matières et les couleurs des œuvres de Jeff Koons. Sur son morceau Stargazing, éthéré et planant, Travis Scott reprend donc les thèmes qu’il a déjà avancés sur les hits Drugs You Should Try It et Antidote, et célèbre les stupéfiants hallucinogènes nécessaires à la survie dans un monde si anxiogène.

    Travis Scott – Sicko Mode (2018).

    La sortie d’Astroworld s’accompagne d’un festival de musique organisé à partir de 2018, dont les recettes participent à un projet de bienfaisance placé sous l’égide de la Cactus Jack Foundation. Parmi les projets accomplis figurent une bourse d’études pour les étudiants en difficulté, un potager communautaire, un terrain de basket-ball, des distributions de cadeaux et de repas.

    Utopia, le projet pharaonique de Travis Scott

    Que peut-on encore rêver d’accomplir lorsqu’on a été le petit ami de la socialite et magnat des cosmétiques Kylie Jenner (avec qui il partage deux enfants), battu tous les records de l’industrie de la musique, mis son nom sur toutes les lèvres, uni la maison Dior et la marque Nike autour d’une collection capsule devenue culte ? La réponse à ces questions épineuses tient en un mot : Utopia, un projet véritablement pharaonique.

    Je voulais me dépasser, et pousser l’auditeur à se dépasser également. J’espère y être parvenu.” Travis Scott.

    À l’issue de cinq ans d’attente, le disque comble les fans et bat en brèche les genres musicaux – on y trouve aussi bien des influences trap, house, électro que rock progressif – pour proposer une expérience immersive. “J’avais l’idée générale de ce qui est devenu Utopia, mais elle ne prenait pas encore la forme d’un album, poursuit Scott. Elle est arrivée au bon moment. La vie devenant de plus en plus chaotique et difficile, les gens perdent de vue ce qui peut les rassembler. Je voulais créer quelque chose comme un mantra incitant les gens à vivre chaque jour au maximum de leurs facultés. Un album qui serait une sorte de thème musical accompagnant leurs journées, qui puisse motiver les personnes à atteindre le niveau supérieur. Je voulais me dépasser, et pousser l’auditeur à se dépasser également. J’espère y être parvenu.

    Des collaborations avec des cinéastes de génie

    La sortie tant attendue d’Utopia (2023) était précédée d’un film écrit et dirigé par Scott, Circus Maximus, dont des sections ont été confiées à des réalisateurs de la trempe de Gaspar Noé, Harmony Korine ou Nicolas Winding Refn. La star y performe ses morceaux au cours d’un voyage qui l’amène sur les vestiges de Pompéi, au Nigéria, mais aussi à Paris ou en Espagne.

    Il y mène aussi une conversation avec le producteur Rick Rubin au sujet de la façon dont l’énergie humaine se régénère – ce dernier, tout en barbe et cheveux blancs, semble un vieux sage bienveillant, car, selon Travis Scott, “il est crucial de s’entourer de personnes qui veulent vous voir atteindre votre maximum”.

    Mon nouveau projet est aussi dingue que possible.” Travis Scott.

    Mettant en application ses propres préceptes, le musicien et prophète réunit autour de lui, sur Utopia, une guest list à donner le tournis : les superstars Beyoncé, Drake et The Weeknd, les rappeurs 21 Savage, Kid Cudi, Young Thug, Yung Lean, Swae Lee et Future, le Britannique James Blake, la diva R’n’B SZA, le roi du reggaeton Bad Bunny… et plusieurs photographes en charge du cover art de l’album, parmi lesquels Pieter Hugo.

    Pour l’occasion, le Sud-Africain a revisité avec Scott les images de son livre Nollywood, où des acteurs nigérians rejouaient, devant son objectif, des mises en scène typiques de cette puissante industrie cinématographique et de ses thèmes (spiritualité, violence sociale et économique…). “Pieter a toujours été à l’avant- garde de la photographie. Il documente toujours quelque chose d’unique, d’incroyable, s’enthousiasme Travis Scott. Je suis sidéré par son regard introspectif et sa compréhension des situations de la vie. Son livre The Hyena & Other Men est particulièrement fou. Spéciale dédicace à mon pote Pieter.” Après avoir finalement bâti son utopie, quel monde futur Travis Scott peut-il encore fabriquer ? “Mon nouveau projet est aussi dingue que possible… J’y travaille en ce moment même, mais pour l’instant, je dois encore le garder secret.

    Le prochain album de Travis Scott n’a pas encore de date de sortie.