Rencontre avec Shaboozey, nouveau prince de la country : “Beyoncé a envoyé des fleurs à ma mère”
Shaboozey a fait de la route depuis sa Virginie natale. À tout juste 29 ans, l’artiste s’est imposé comme le prince de la country contemporaine ces dernières années. Alors qu’il vient de fouler la scène du Trianon de Paris le 7 mars dernier, Numéro s’est entretenu avec le chanteur au sujet des collaborations avec Beyoncé, son goût pour les westerns des années 1960 et les bastions qu’il reste à conquérir pour les artistes noirs dans la country.
propos recueillis par Jordan Bako.
Beyoncé, un record historique et les Grammy Awards… L’ascension folle de Shaboozey
2024 était définitivement son année. Pour le rappeur et chanteur américain Collins Obinna Chibueze alias Shaboozey, elle s’ouvrait sur la sortie du disque Cowboy Carter de Beyoncé, opus sur lequel il a collaboré. Un hommage rutilant et politique aux icônes noires de la musique country (trop) souvent négligées par l’industrie. Son premier single, Texas Hold’ Em, domine les charts outre-Atlantique… Avant qu’il ne soit détrôné par A Bar Song (Tipsy), quatrième single de l’album Where I’ve Been, Isn’t Where I’m Going de Shaboozey.
Le titre rentre dans l’histoire du prestigieux Billboard Hot 100 – devenant le morceau le plus longtemps resté en tête du classement, ex-aequo avec le tube Old Town Road de Lil Nas X. 19 semaines au total. Il s’agit même de la chanson la plus écoutée en 2024 dans son pays. Un accomplissement d’une extrême rareté pour un titre country. La carrière de Shaboozey atteint alors de nouveaux cieux : l’artiste de 29 ans rafle des nominations aux Grammy Awards ainsi qu’aux Country Music Awards, foule des scènes de prestige jusqu’alors hors de sa portée…
Alors que sa tournée européenne l’a emmené à Paris où il s’est produit sur la scène du Trianon ce 7 mars 2025, Numéro a rencontré le charismatique Shaboozey, meilleur espoir de la country contemporaine qui ouvre le champ des possibles pour ce genre qui tarde à se renouveler.
L’interview du chanteur Shaboozey
Numéro : Vous avez foulé la scène du Trianon de Paris. Est-ce que c’est votre première fois dans la capitale ?
Shaboozey : Non, ce n’est pas ma première fois ! Mais ce n’est pas pour autant que j’ai moins enthousiaste à l’idée d’être ici. J’ai envie de faire du shopping… Et malheureusement, j’ai manqué le défilé Acne Studios, alors que je voulais y jeter un coup d’œil…
2024 a été une année assez trépidante pour vous. Est-ce que vous avez eu le temps de vous reposer un peu ?
J’ai pu prendre deux semaines ! Cela m’a permis d’un peu ralentir la cadence. Je suis resté à la maison en Virginie, sans bouger pendant quelques jours… Je me définirais définitivement pas comme un workaholic : ça me manque de ne rien faire.
Vous êtes récemment entré dans l’histoire avec votre titre A Bar Song (Tipsy), devenu le morceau resté le plus longtemps en tête du prestigieux Billboard Hot 100…
Je ne pense pas qu’un artiste puisse réellement s’attendre à ce genre de succès. Une telle attitude changerait définitivement son rapport à la musique. Mais c’était un peu fou de me promener dans la rue et de me dire : « Wow, j’ai réussi à faire ça ! » C’est l’aboutissement de dix ans de travail, trois albums précédents et deux ou trois changements de labels. J’ai réussi à créer quelque chose grâce à des personnes en qui j’ai confiance, dont j’apprécie la compagnie – et ça a payé. Sinon, je ne me souviens même plus où j’étais, au moment où le titre est devenu numéro 1 ! [Rires.] Je crois que j’étais à la White Party organisée par Michael Rubin – encore une fois, une expérience assez dingue. À moins que j’étais à la cérémonie des BET Awards…
“Beyoncé a envoyé des fleurs à ma mère.” Shaboozey
L’année 2024 s’ouvrait pour vous avec deux collaborations avec Beyoncé sur son album Cowboy Carter. Comment se sont passés ces échanges ?
C’était génial ! En grandissant, j’étais un énorme fan. Et puis, elle est un véritable emblème de pop culture. Elle a façonné toutes nos enfances : la mienne, mais aussi celles de toutes les femmes autour de moi, comme mes cousines. Donc parvenir à collaborer avec Beyoncé, c’était faire la fierté de mes proches, leur montrer que je pouvais être une source d’inspiration. J’apprécie vraiment Beyoncé. Ce qui est marrant, c’est que nous n’avons pas nos numéros de téléphone respectifs. Mais nous nous échangeons des cadeaux. C’est notre façon à nous de communiquer, par des cadeaux et des petits mots. Lorsque j’étais aux Grammy Awards cette année, elle a envoyé des fleurs à ma mère – et nous lui avons offert quelque chose en retour.
Sur l’un de ces featurings nommé Spaghettii, vous collaborez également avec Linda Martell, une pionnière de la musique country boudée par l’industrie et sujette à de multiples actes racistes. Qu’est-ce qu’elle vous inspire ?
Le sentiment est le même : je suis tellement heureux d’avoir pu collaborer avec elle. Et croyez-moi ou non : j’avais commencé à écrire un film sur Linda Martell il y a quelques années de cela. Regardez, le 17 juillet 2022, j’ai noté des choses à ce sujet [Shaboozey cherche quelques instants dans son application Notes, ndlr] : « Ça serait un biopic sur Linda Martell avec pour scène d’ouverture une femme qui se rend à son travail dans le Sud profond des États-Unis en traversant la ville. On y perçoit la fracture sociale et les difficultés rencontrées par les personnes afro-américaines dans le Sud ségrégationniste. Des personnes marchent vers une gare. » Dire que j’ai écrit cela il y a trois ans maintenant !
“Je me suis reconnu dans le discours de Timothée Chalamet aux SAG Awards qui dit vouloir faire partie des plus grands.” Shaboozey
Qui est-ce que vous voyez au casting du biopic ? Avez-vous des acteurs favoris ?
Timothée Chalamet ! Il a vraiment fait un beau discours aux SAG Awards où il a expliqué “vouloir faire partie de l’un des grands.” Je pense que tellement d’artistes peuvent se reconnaître dans ces propos. Moi, je m’y suis reconnu. Il n’a rien remporté aux Oscars, tout comme moi, je n’ai rien remporté aux Grammy Awards. Mais cela ne m’a pas démotivé, de continuer à croire au meilleur pour l’avenir.
Et en termes d’actrice, qui est-ce que vous envisageriez dans le rôle de Linda Martell ?
Beyoncé, bien sûr ! [Rires.] C’est drôle parce que je suis tombé sur l’histoire de Linda Martell un peu par hasard. Une de mes amies DJ originaires de Nashville m’a montré son travail il y a quelques années. Et j’en suis tombé tout bonnement amoureux. Quelques années plus tard, Beyoncé m’invite à collaborer sur un projet musical qui célèbre les icônes noires de la musique country – où je travaille avec Linda. C’est fou ! Puis, on ne compte pas tellement d’artistes noirs qui ont réussi dans la musique country. Il y a Charley Pride, Linda Martell et Darius Rucker, dont la carrière est un peu plus récente. Mais lorsque l’on compare, c’est un nombre infime face au nombre d’artistes country non afro-américains.
“On ne compte pas tellement d’artistes noirs qui ont réussi dans la musique country.” Shaboozey
La musique country a longtemps été un genre hostile à la visibilisation d’artistes noirs. Est-ce que vous sentez que le vent tourne enfin dans cette industrie ?
Je ne dirais pas que quelque chose change en soi. Je pense simplement qu’avec l’arrivée d’Internet – et la liberté que la toile permet aux artistes dans la diffusion de n’importe quels genres musicaux, de plus en plus de gens ont accès une certaine visibilité. De ce fait, le cercle de personnes qui ont accès à la country s’élargit. Aussi, de plus en plus d’artistes osent s’emparer des thématiques clés de la country, s’autorisent à célébrer l’héritage de cette musique. Pour un certain nombre d’entre eux, c’est juste un retour aux racines puisqu’ils sont originaires de régions qui ont bercé la country. Par exemple, Quavo revendique parfois cette identité de country boy – parce qu’il vient de Géorgie, la même région que Luke Bryan et Teddy Swims.
Quel avenir prédisez-vous pour la musique country ?
C’est une bonne question ! La musique country est tellement ancrée dans des traditions diverses. Donc, je pense que la suite logique, c’est que des personnes vont faire évoluer l’esthétique de ce genre – tout en restant fidèle à ses racines. Puis, des personnes vivant en dehors des États-Unis font faire à leur tour de la musique country : je pense que ça sera le plus grand basculement qui animera le genre. C’est une perspective assez réjouissante : il y a eu une époque où des artistes divers faisaient de la country. Les Rolling Stones s’étaient emparés du genre fût un temps ! Donc oui, j’ai envie de voir à quoi ressembleraient des morceaux country, folk britanniques et français.
“J’ai été inspiré par l’esprit de camaraderie qui lie les hors-la-loi !” Shaboozey
Votre premier album (Lady Wrangler, 2018) prêtait davantage d’influences à la trap qu’à la country. Par comparaison, votre dernier album (Where I’ve Been, Isn’t Where I’m Going, 2024) se colore davantage de mélodies country. Comment et pourquoi avez-vous décidé d’effectuer cette transition ?
Il est arrivé un temps où j’ai commencé à voir des synergies entre ces deux genres musicaux. J’ai réalisé que beaucoup de récits narrés par la musique trap étaient très similaires aux histoires des outlaws [terme signifiant “hors-la-loi” désignant un sous-genre de la musique country popularisé dans les années 70 et 80, par des artistes en marge de la country mainstream ndlr.] de Waylon Jennings, de Willie Nelson ou encore de Marty Robbins. Même des artistes plus récents, comme Colter Wall, parlent des hors-la-loi, des personnes qui vivent dans la clandestinité, qui ont dû trouver des chemins de vie alternatifs pour survivre. En regardant ces modèles, à la manière de ceux représentés dans Le Bon, la Brute et le Truand (1966) et Il était une fois dans l’Ouest (1968), j’ai été inspiré par cet esprit de camaraderie qui lie ces hors-la-loi – que je retrouve dans la musique trap. Plutôt que de les voir comme des genres parfaitement opposés, j’ai préféré voir quelles similarités pouvaient exister entre ces deux sphères en multipliant des références à des personnes marginalisées comme Jesse James, Billy the Kid ou encore les personnages du film La Horde sauvage (1969).
Avez-vous peur que l’on vous cantonne uniquement à la musique country ?
Oui et non. J’avais parfois l’impression auparavant de devoir m’embourber dans un genre. Mais au fur et à mesure que j’avance, je me rends compte que les gens ne me voient pas seulement comme une artiste country. Je peux faire n’importe quel type de chanson, je peux raconter tout type d’histoires. Mon public commence à me connaître, à voir l’étendue de mon travail, à me voir pour qui je suis vraiment. Et je pense qu’il serait ouvert à ce que j’explore d’autres sentiers maintenant qu’ils me suivent !
En parlant de l’endroit où vous avez grandi, la Virginie est souvent décrite comme un carrefour en matière de musique, entre des artistes de la scène trap et hip-hop comme Pharrell Williams, Missy Elliott – mais aussi des artistes country et americana. Ce mélange des genres a-t-il une importance dans votre musique ?
Absolument. Ma musique est la somme de toutes les choses que j’ai vécues, que j’ai croisées, que j’ai traversées. Des choses que j’ai apprises ici et là : dans mon quartier en Virginie, dans des relations que j’ai eues auparavant… C’est donc naturel pour moi de teinter ma musique d’influences de mon état natal.
Vous êtes né en Virginie de parents nigérians. Quelle éducation musicale avez-vous eu ?
J’écoutais un peu de tout, pour être honnête ! Mes parents n’étaient pas très musique : ils ne mettaient pas l’accent sur l’éducation à la musique. Bien sûr, il y avait des choses qui passaient à la radio, à la télévision… Mais c’est un domaine qui restait en arrière-plan. La question de la stabilité financière était très importante pour eux quand j’étais plus jeune. Mes parents voulaient que je m’oriente vers des carrières plus valorisées : médecin, avocat, ingénieur… Ils ne m’ont jamais imposé ses carrières – mais l’attente était là. Une fois que j’ai réalisé que je pouvais gagner ma vie en faisant de la musique, je m’y suis dédié un peu plus sérieusement…
“Mon premier job a été de revendre mes vêtements chinés en friperies.” Shaboozey
La country est à la mode dans la musique mais aussi sur les podiums. Quel rapport entretenez-vous à l’égard de la mode ?
La mode m’attire depuis très longtemps. J’ai commencé à fureter dans des friperies dès le lycée – avec ma sœur qui a toujours été quelqu’un à la mode. Ma mère, aussi, aime bien s’habiller ! À chaque fois qu’elle vient à un spectacle, elle porte des turquoises, des bottes de cow-boy et un chapeau. On pourrait croire qu’elle a un styliste attitré – mais elle fait tout elle-même. Puis, en allant dans les friperies de ma région, je voyais beaucoup de vêtements western dans les rayons, des jeans Wrangler, des bottes de cow-boy et des vestes Nascar. Ces vêtements se sont amassés dans ma garde-robe et je les revendais. C’était mon premier job pour être honnête ! [Rires.] Je pense que c’est une expérience qui m’a aidé à m’intéresser à la mode. Je pouvais prendre un tee-shirt au hasard et aller regarder l’histoire, la signification qui s’y tapit.
Comment décririez-vous votre style ?
Aujourd’hui, je porte beaucoup de Balenciaga parce que maintenant, je peux me le permettre ! [Rires.] Mais j’adore ce que fait Acne Studios. Je ne connais pas beaucoup de designers mais je pense qu’ils sont un peu comme moi. Ils puisent aussi leurs inspirations dans tant d’endroits, de sphères, de cultures différentes.
“Détenir la propriété de ses propres morceaux, c’est avoir la capacité de se défendre en tant qu’artiste.” Shaboozey
En 2014, vous avez créé votre propre société de production. Vous réalisez également vos propres clips. Est-ce quelque chose d’important pour vous ?
Être propriétaire de mes propres productions artistiques a toujours été important pour moi. Les artistes sont un peu comme des entrepreneurs : ils font partie d’une véritable industrie – avec tous leurs talents, leurs créativités respectives. Donc, détenir la propriété de ses propres morceaux, c’est avoir la capacité de se défendre en tant qu’artiste. C’est aussi avoir la liberté de donner des opportunités à des personnes qui n’ont pas le réseau nécessaire pour pouvoir raconter leurs propres histoires.
Vous vous rêviez romancier avant de vous lancer dans la musique. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur votre processus d’écriture ?
Avec ma musique, j’aime parler d’où je viens, des choses que je parviens à accomplir aujourd’hui et qui n’étaient pas à ma portée hier. Mon processus d’écriture consiste tout simplement à prêter attention à ce qui m’entoure. Je pense pouvoir trouver l’inspiration dans à peu près tout et n’importe quoi. Par exemple, j’ai écrit un roman à partir de quelque chose que j’ai lu sur un peintre français. Un banquier, un étudiant, un peintre, un concierge d’hôtel… Les histoires que j’aime mettre en récit se trouvent dans ce qu’il y a de plus banal dans la vie. Il suffit d’être attentif à ce type d’histoire pour pouvoir les raconter…
Where I’ve Been, Isn’t Where I’m Going (2024) de Shaboozey, disponible. En concert au festival Lollapalooza, à Paris, le 15 juillet 2025.