Rencontre avec Rico Nasty, la plus punk des rappeuses américaines : “La justice incrimine les rappeurs juste parce qu’ils sont cool”
Rico Nasty est la prêtresse d’un rap visionnaire, singulier et iconoclaste. Fière de ses identités multiples, celle que l’on surnomme aussi bien Tacobella – lorsque sa musique prend la forme d’une trap parfaitement exécutée – que Trap Lavigne – lorsqu’elle évolue en nu-metal bourré de rage – vient de dévoiler son dernier album chez Atlantic Records. Sorti le 22 juillet, Las Ruinas est son troisième disque et à ce jour le plus personnel.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Numéro : À l’heure où nous parlons, nous sommes le 4 juillet 2022, le jour de la fête nationale aux Etats-Unis. Seriez-vous en train de le célébrer si vous étiez chez vous?
Rico Nasty : Pas du tout! Je célèbre le Juneteenth [jour férié promulgué par Joe Biden en 2021 pour commémorer l’émancipation des derniers esclaves au Texas il y a 156 ans] mais pas ça. C’est une connerie. Si j’étais à la maison, je serais sans doute dans une piscine…
Certaines femmes sont en train de manifester à travers le pays pour le droit à l’avortement…
Oui, et ce depuis longtemps déjà. L’Amérique est foutue! Chaque année, on proteste pour les droits des femmes, pour Black Lives Matter… Et on régresse toujours plus! Je ne veux pas passer pour la fille qui lance une rébellion contre le gouvernement mais on devrait prendre les choses en charge nous-même : commencer par s’inquiéter de notre propre sort plutôt que de les laisser nous dire ce qu’on doit faire ou pas.
Dans un média américain, le rappeur Killer Mike a récemment critiqué la façon dont l’Etat utilise les paroles des rappeurs contre eux lors de démêlés avec la justice. Qu’en pensez-vous ?
C’est ridicule. Il y a tellement de tueries de masse et personne n’est emprisonné ! Là, on parle d’art… Les rappeurs parlent de tueries parce qu’ils ont vu des gens crever devant eux, ça ne veut pas dire que c’est qui ont tué, c’est juste qu’ils ont grandi dans un environnement où ces choses là se passent constamment. Je suis désolée que ça leur déplaise ! Personne ne devrait aller en prison pour les paroles d’une chanson ! Quand tu es en studio, l’inspiration vient d’un coup et tu enregistres… C’est tout. La justice incrimine les rappeurs juste parce qu’ils sont cool et qu’ils donnent envie aux gens d’être comme eux. C’est peut-être une mauvaise chose mais je m’en fous.
La justice américaine ne s’en prend donc pas aux artistes blancs de la même façon?
Vous savez combien de gens ont produit de l’art qui parlait des génocides ou de l’Holocauste? Je ne veux pas comparer ça aux textes de rap mais l’art c’est la vie. C’est effrayant parce que la vie est effrayante. Il y a cette chanson, Pumped Up Kicks [de Foster the People, 2010], qui parle d’un gamin qui va tirer sur d’autres. Elle a été écrite par une pop star blanche donc tout le monde s’en fout, évidemment ! La justice s’en prend simplement aux rappeurs parce qu’ils sont noirs et pas au courant de la façon dont le système judiciaire fonctionne !
Concernant les textes de rap, beaucoup de rappeurs américains passent leur temps à parler de leurs “baby mamas”. Les rappeuses, qu’elles soient mères ou pas, n’en parlent jamais ! Pourquoi ?
Dire d’une mère qu’elle est une baby mama est irrespectueux. D’ailleurs, les rappeurs parlent des femmes en général en utilisant ce terme. Mais mec : “Je ne suis pas juste une jeune mère, je suis une personne avec des sentiments, des émotions, une carrière et une vie !”. Ceux qui disent de toi que tu es une baby mama c’est pour jouer avec toi et te faire te sentir moindre par rapport à ce que tu es vraiment. Tu n’es pas une baby mother, tu es une mère qui se lève la nuit et prends soin de son enfants tous les jours et tous les weekends, 24h/24. Tu es une femme accomplie. Dire d’un mec qu’il est un baby father reviendrait à lui dire qu’il ne voit pas ses enfants – ou juste le weekend – et qu’il ne va pas les chercher tous les jours à l’école. C’est irrespectueux, même si on sait que la plupart des mecs se prennent en photo avec leur bébé pour Instagram !
Quelle est votre opinion sur la façon dont Rihanna a redéfini la vision d’une pop star enceinte?
Fuck ! Je l’aime ! C’était dingue de voir quelqu’un montrer son ventre à ce point, embrasser sa grossesse comme on devrait le faire. Une femme enceinte n’est pas malade ou diminuée! Quand t’es une femme, on te dit toujours qu’il faut te reposer, que tu est moche et grosse… Mais Rihanna s’est dit : “Je m’en fous de tout ça, je sais que mon corps va changer mais je vais adorer et je vais m’en servir. » Et je pense que toutes les femmes devraient vivre leur grossesse ainsi. La société nous fait peur de montrer nos ventres alors que c’est beau, c’est la vie ! La plupart des femmes enceintes souffrent de choses qui les fatiguent vraiment. Je le sais parce que j’étais épuisée. Et j’aurais tellement aimé avoir un modèle comme Rihanna lorsque j’ai été enceinte. Quelqu’un qui me montre comment on peut s’habiller, qui montre qu’on peut tout porter en fait!
Pourquoi ne l’avez-vous pas fait?
J’avais 18 ans! Ma famille n’était pas très heureuse que je sois enceinte et je ne voulais pas me pavaner… Rihanna est une femme. Quand vous avez 17 ans et un gros ventre, les gens ne vous sourient pas, ils sont durs… J’essayais de cacher mon ventre, j’allais au lycée avec des tee-shirts super amples. Je n’ai même pas vraiment de photos de moi enceinte. J’étais très insecure, je me disais que j’avais foutu ma vie en l’air. Ensuite quand il est arrivé, j’étais obsédée : en deux semaines, j’ai rempli mon téléphone de photos de lui…
Vous montreriez votre ventre si vous étiez à nouveau enceinte?
Oui! Je peindrais même dessus. C’est une expérience fun! On devrait en profiter. J’ai envie de dire à toutes les mères qu’elles devraient montrer leur grossesse et ne pas être effrayées de ce que les gens pourraient penser.
Dans quelle mesure votre expérience de jeune maman vous a t-elle changée en tant que femme? En tant qu’artiste?
Personne ne veut que tu aies un enfant quand tu es jeune. Si j’avais une fille de mon âge, je lui dirais probablement : “S’il te plait, ne couche pas et ne tombe pas enceinte”.Quand j’ai eu mon fils, j’ai ressenti pour la première fois l’instinct de survie, la nécessité de subvenir à ses besoins. Je n’oublierais jamais la fois où j’ai dû l’amener à l’hôpital et où je me sentais coupable de l’avoir extrait du monde merveilleux du néant pour qu’il existe sur cette putain de planète qu’est la Terre où tout le monde est en mode survie. En tant que rappeuse, tu es aussi dans cet état d’esprit : tu dois travailler, travailler et travailler. Et en tant que mère, il faut aussi travailler mais pour subvenir aux besoins de quelqu’un d’autre.
Avez-vous senti d’un coup que vous aviez d’autres sujets à traiter à travers votre art?
Non. Je dirais qu’être rappeuse et mère est encore tabou. Cardi B et Nicki Minaj en parlent mais en réalité, quand j’amène mon fils en tournée avec moi, les gens sont choqués. C’est les vacances d’été et c’est mon job, je dois faire du business, je ne peux pas le donner tout le temps à ses grands parents ! Ce n’est pas une façade, c’est la vraie vie.
Certains labels forceraient leurs chanteuses, dont FKA twigs ou Charli XCX, à faire le buzz sur TikTok… Avez-vous déjà ressenti ce genre de pression ?
Bien sûr. Ça vient avec le job. Si tu veux des fans, tu dois toujours penser à la façon dont tu vas en gagner de nouveaux ! Ça veut dire faire des choses ou jouer dans des endroits dont tu n’es pas familier. Mais nous sommes des entertainers et TikTok est divertissant donc c’est juste une autre forme de communication avec les fans. Aujourd’hui, l’industrie de la musique est un peu une roulette russe avec les fans. Tu peux devenir célèbre d’un coup avec un titre super random ! J’utilise Discord, je suis sur TikTok parce que c’est drôle… Mais si je ne veux vraiment pas faire quelque chose, mon label ne me forcera pas. Je m’en fous! Charli XCX et TKA twigs sont plus lissées, moi je suis punk, quand je dis non c’est non.
Quelle est votre opinion sur les gens qui disent de certaines femmes qu’elles sont viriles?
Avec l’explosion du rap féminin, j’avais tendance à dire que c’est génial d’être une femme en ce moment. Mais dès que le rap féminin est devenu quelque chose, les mecs ont réalisé combien les femmes avaient du pouvoir et maintenant on retourne dans les années 90! Ils nous disent quoi faire, quoi porter, qui baiser ou pas, ce qu’on peut faire ou non avec nos corps, à quoi ressembler, comment on doit parler… Ça craint! On vit une période très sombre pour les femmes.
Vous comprenez le recours massif des artistes féminines à la chirurgie esthétique?
Si tu n’es pas confortable avec quelque chose, que tu hais une partie de toi et que dès que tu la regardes tu as envie de pleurer et de te couvrir avec trop de maquillage… Tu mérites d’être heureuse. Je connais des filles qui font du contouring sur leur poitrine parce qu’elles n’ont pas de seins! Et les gens qui critiquent ça sur les réseaux sont tous laids et plein de rage! Moi même, j’ai fait plusieurs consultations, je suis allée voir des docteurs en leur expliquant que je veux des seins… Mais je le ferai quand je serai prête. Pas quand Instagram ou qu’un garçon l’aura décidé.
Vous demandez-vous parfois où vous seriez si vous ne faisiez pas de musique?
Je pense à ça tout le temps. Pas plus tard qu’hier. Je travaillerais sans doute dans un magasin… Plus jeune, je voulais être infirmière. Parfois, quand je suis épuisée de toujours rechercher l’amour et la validation des fans, j’y pense et je me dis que je reprendrais peut-être mes études pour avoir mon diplôme et m’installer. Aujourd’hui, tu ne peux pas être une rappeuse underground sans te ramasser et te remettre en question constamment. Tu as toujours l’impression de courir après le temps. Tu te dis : “Merde, et si je me réveille un jour à j’ai 27 ans et que plus personne ne m’écoute!” C’est pourtant beau de vieillir, tu acquis de l’expérience et ta musique sera probablement meilleure. En tant que femme, on te ridiculise tout le temps, on te dit que tu n’es pas assez bonne dans ce que tu fais… Et les hommes, tout le monde les aime !
Quelle est la collaboration dont vous rêvez le plus?
Tyler, The Creator. Il est l’un des rappeurs les plus talentueux de sa génération… Au niveau des textes, c’est juste le meilleur. Quand il a commencé, c’est comme s’il se faisait le narrateur d’une histoire lorsqu’il rappait. Je m’en suis beaucoup inspirée, par exemple sur mon titre Smack a Bitch [2020], c’est comme si je parlais à quelqu’un. Quand il fait ça, on dirait qu’il parle à un psy, sauf que c’est lui le psy!
Las Ruinas (2022) de Rico Nasty, disponible chez Atlantic Records.