Que penser du nouvel album de Björk, “Fossora” ?
Après cinq ans d’absence, Björk revient ce vendredi 30 septembre pour dévoiler son dixième album studio, Fossora. Dans cet opus ambitieux, la chanteuse de 56 ans invite dans une plongée souterraine au milieu des champignons, où s’entrechoquent les sons des clarinettes, d’un chœur et d’un duo de gabber indonésien. Une expression aussi dynamique que poétique du retour de l’Islandaise à ses racines, qui s’inscrit dans le prolongement musical de ses précédentes expérimentations. Décryptage.
Par Matthieu Jacquet.
Une nouvelle ère très incarnée, musicalement comme visuellement
Fin novembre 2017, Björk dévoilait son neuvième album Utopia, épopée céleste, cotonneuse et sensuelle vers un éden féministe bercé par les flûtes et autres chants d’oiseaux. À cet album utopique “de science-fiction”, comme l’Islandaise le confiait récemment au quotidien Libération, cette dernière répond cinq ans plus tard par un nouveau disque, qu’elle décrit cette fois-ci comme “très réaliste”. Intitulé Fossora, néologisme tiré du terme latin fossor qui signifie “creuser, fouiller” féminisé par la chanteuse pour qualifier “celle qui creuse”, ce dixième album s’échappe des nuées éthérées de la stratosphère pour plonger six pieds sous terre, là où la vie germe avant d’éclore à la surface. Comme de coutume, la chanteuse s’engouffre à corps perdu dans ce nouvel univers, qu’elle déroule de ses morceaux aux visuels : champignons, mousse et racines irriguent les paroles de cet album jusqu’à leurs titres mêmes – Mycelia (“mycélium”), Fungal City (“ville fongique”), Sorrowful Soil (“terre imbibée de chagrin”) –, et envahissent le clip du premier single de l’album Atopos tout comme le décor de la pochette de l’album, où la chanteuse apparaît sous l’apparence fantastique d’un elfe bleu turquoise perché dans une grotte.
Mais comment transposer cette esthétique en musique ? Fin 2021, Björk commençait déjà à distiller sur la chaîne de télévision islandaise RÚV quelques indices sur la sonorité de ses futur morceaux : “la première moitié d’une chanson sera très apaisée, puis très calme dans sa deuxième partie, mais une minute avant qu’elle se termine, la chanson se transformera en club.” Promesse tenue. Invité par la chanteuse de 56 ans, le duo indonésien Gabber Modus Operandi ponctue de beats gabber (sous-genre du mouvement techno hardcore) frénétiques voire agressifs plusieurs titres de l’album comme dans l’explosif Fossora, où ceux-ci montent en puissance dès la deuxième minute jusqu’à embarquer l’auditeur dans une apothéose jubilatoire. En parallèle de ces rythmes incisifs, le monde souterrain se manifeste dans ce nouvel opus sous la forme d’autres instruments à vent, jusqu’alors peu présents dans sa carrière. Dans le sombre morceau Victimhood, les mélodies des clarinettes et hautbois semblent enfoncer l’auditeur dans les profondeurs du sol. Ainsi, si la saveur de l’opus précédent Utopia pouvait être celle de mets sucrés, le goût de Fossora évoque plutôt l’amertume du café ou de la terre. Mais l’album n’est pas pour autant plongé dans la pénombre et le nihilisme. Se qualifiant elle-même de “grande optimiste”, Björk apparaît surtout douce, lumineuse et terre-à-terre, notamment sur des morceaux tel qu’Allow, accompagné par les souffles aigus des bois.
Un retour poétique de la chanteuse à ses racines
Les inspirations de Björk pour ce dixième album ne sont pas anodines. Entre la fin de sa tournée en 2019 et 2022, la chanteuse habituée à voyager dans le monde entier a été amenée par la crise sanitaire à rester chez elle, en Islande, sans la quitter pendant des mois. Un ancrage inédit dans l’histoire de sa carrière internationale, qui a autant ravivé son amour patriote qu’il lui a offert du temps pour l’écriture de cet album. Là où dans son troisième album Homogenic, considéré encore aujourd’hui comme l’un de ses chefs-d’œuvre, la chanteuse formulait déjà une déclaration d’amour à son pays après plusieurs années de résidence à Londres, Fossora exprime aussi bien dans ses thématiques que dans ses mélodies un hommage ému et inédit à ses terres d’origine. Deux morceaux portent d’ailleurs des titres en islandais, fait assez rare dans la carrière de la chanteuse : le très court Fagurt I Fjordum reprend une chanson traditionnelle du pays nordique, témoin du désir de Björk de mettre à l’honneur son folklore et la tradition orale des sagas islandaises. Des paysages vallonnés ou caverneux de l’île scandinave composent d’ailleurs le décor de deux clips dévoilés pour cet album.
Outre l’Islande, Fossora est aussi imprégnée par un autre grand repère de l’artiste : sa propre mère, décédée en 2018. La chanteuse quinquagénaire lui dédie ici non moins de trois titres, où s’invitent pour la première fois de sa carrière les voix de ses deux enfants. Dans Ancestress, ballade processionnelle rythmée par un gong, des cordes et des cloches, son fils Sindri Eldon l’accompagne durant le refrain. Treizième et dernier morceau de l’album, Her Mother’s House prend quant à lui la forme d’un duo avec sa jeune fille Ísadóra Bjarkardóttir Barney, dont les vocalises épousent avec émotion celles de sa mère. “The more I love you (The more you love me) / The stronger you become (The stronger I become) / The less you need me (And the less I need you) (Plus je t’aime [plus tu m’aimes] / plus tu deviens forte [plus je deviens forte] / et moins tu as besoin de moi [et moins j’ai besoin de toi])” se répondent les deux femmes dans un dialogue matriarcal et intimiste. Cette chanson clôture l’album avec élégance, poésie et sérénité, illuminée par le désir de transmettre l’héritage familial et la nécessité de connaître ses racines pour mieux se comprendre et s’aimer.
Une formule bien rodée, au risque de devenir redondante ?
Si Utopia était sans doute l’album le plus touffu de Björk, par ses longs morceaux et leur grande densité de couches sonores – flûtes, beats coproduits avec Arca, harpe et autres sifflements d’oiseaux –, les morceaux de Fossora reviennent indéniablement à une forme d’épurement dans leur structure. Pourtant, quand la force de Björk passe par sa capacité à se renouveler sur chaque album, son nouvel opus frise parfois l’évidence et le prévisible. Il y a onze ans, son septième disque Biophilia amorçait déjà l’ambiance sépulcrale et les structures anarchiques des titres de Fossora. L’écriture a capella de l’énigmatique du troisième morceau Mycelia paraît quant à elle provenir directement de Medúlla, son album sorti en 2004 et composé exclusivement de voix, tandis que les cuivres d’Ovule renvoient aux instrumentations martiales du disque Volta, paru en 2007. Le dernier titre de Fossora s’achève même avec une référence au quatrième album de Björk, sorti en 2001, dont l’atmosphère feutrée et domestique imbibe aussi ce nouveau disque, écrit principalement par la chanteuse chez elle. On peut ainsi se demander si l’enracinement dans le passé, revendiqué dans ce nouvel album, n’aurait pas pris la forme d’un hommage à l’ensemble de son œuvre musicale.
Björk l’a reprécisé récemment dans plusieurs interviews : son intention première n’a jamais été de gagner l’adhésion du public. Ainsi, l’auteure-compositrice-interprète, qui s’est depuis des années affranchie de la structure classique “couplet / refrain”, dévoile à nouveau dans Fossora des mélodies atonales et arythmiques jouant sur la dissonance et les antagonismes risquent de refroidir l’auditeur dès la première écoute. Fréquemment décuplée dans ces nouveaux morceaux, sa voix s’y fait si prédominante et polyphonique que les instruments et chanteurs invités – serpentwithfeet, Emilie Nicolas – tendent à s’effacer derrière elle, plutôt que s’y marier pour trouver une forme d’équilibre. Toutefois, le virtuose de Björk s’affirme une fois de plus dans l’écriture des harmonies chorales et instrumentales, imprégnées par sa passion pour les grands compositeurs classiques du 20e siècle tels que Ravel, Stravinsky, Messiaen ou Stockhausen. Malgré la réception plus mitigée de ses derniers albums, sensiblement plus clivants et expérimentaux que ceux des années 90, ses détracteurs ne peuvent nier l’un de ses autres talents, constant au fil des décennies : celui d’exprimer l’imaginaire et les symboles qui inspirent chaque nouvelle ère de sa carrière par une direction artistique affûtée, sur laquelle elle dispose depuis trente ans d’un contrôle intégral.
Comme cela a pu être constaté récemment avec Cornucopia, sa plus ambitieuse tournée à ce jour, l’approche holistique de Björk culmine toujours en concert. On peut déjà imaginer l’aboutissement de Fossora dans ses futures interprétations scéniques lors desquelles la chanteuse devrait, comme à son habitude, revisiter également des morceaux d’anciens albums à l’aune de ses dernières recherches musicales. En attendant, les poétiques hommages à sa mère et son pays forment sans doute les titres les plus réussis de ce nouvel opus, qui gagnera à infuser dans la durée pour pouvoir être apprécié dans sa totalité. Afin que les graines semées par la chanteuse aient le temps de prendre racine et faire pousser leurs plus beaux champignons.
Björk, Fossora (2022), disponible.