27 juil 2021

¡miércoles!, le mystérieux projet du producteur Nicolás Jaar

Lors du festival Day Off à la Philharmonie de Paris, Numéro s’est laissé aller aux notes primales de Nicolás Jaar accompagnées des mouvements houleux de la danseuse Stéphanie Janaina. Le binôme, qui s’est baptisé ¡miércoles!, présentait Piedras, un concert dansé aussi stimulant qu’engagé…

Le spectacle “Piedras” de ¡miércoles! à la Philharmonie de Paris © Maxime Guthfreund Philharmonie de Paris © Maxime Guthfreund

La pierre est un symbole révolutionnaire : arme de contestation des manifestants de mai 68 qui lançaient les pavés de Paris – depuis en grande partie remplacés par des routes goudronnées –, les pavés sont aussi utilisés en Amérique du Sud lors des récentes manifestations chiliennes de 2019. Le minéral cristallise une tension politique, sous-tendue dans le spectacle de ¡miércoles!. Le corps lourd de la danseuse, dont la chorégraphie la rabat plusieurs fois au sol fait inéluctablement penser aux opposants politiques disparus sous la dictature d’Augusto Pinochet. Nombre d’entre eux furent lestés à des blocs de pierres puis plongés dans les eaux océaniques. C’est à ce passé douloureux et toujours d’actualité – les familles des victimes sont toujours sans trace des dépouilles – que font référence les inscriptions lisibles sur les t-shirts des deux danseurs : « has pesado el pasado ? » (avez-vous pesé le passé ?). +++

Le spectacle “Piedras” de ¡miércoles! à la Philharmonie de Paris © Maxime Guthfreund Philharmonie de Paris © Maxime Guthfreund

Sous les circonvolutions architecturales du bâtiment de la Philharmonie de Paris, une étrange réunion prend lieu en ce 13 juillet 2021, dernier jour du 11e opus du festival Day Off. Dans une ambiance sectaire, le public s’assoit à même le sol, réparti autour d’un étrange carré noir qui tapisse le centre de la pièce. Loin de la scène house sur laquelle il s’est rendu populaire, le DJ new-yorkais d’origine chilienne met sa virtuosité en matière de musique électronique au service d’un spectacle immersif et engagé. Accompagné de la danseuse mexicaine Stéphanie Janaina, il propose avec ¡miércoles! une prestation déroutante, où son et mouvement se répondent et laissent percevoir des messages politiques subliminaux.

 

Cheveux longs et dépeignés, barbe hasardeuse et touffue… voilà à quoi ressemble le Nicolás Jaar de ¡miércoles!, loin du portrait de coquet qu’on avait de lui dans les années 2010. Le musicien est alors à la pointe en matière d’électronique. Apprécié d’une certaine élite noctambule à New-York comme à Paris, il achève de se faire remarquer du grand public par son travail sur la bande-originale du film lauréat de la Palme d’or au Festival de Cannes en 2015, Dheepan de Jacques Audiard. C’est au Mexique que nait l’idée de fonder ¡miércoles!, lorsqu’il rencontre Stéphanie Janaina, à Guadalajara. Cette dernière faisait alors le deuil d’amis journalistes et activistes victimes d’assassinats politiques… Dans ce contexte sensible, loin de la fame des club des grandes capitales, les deux artistes décident de travailler ensemble. Leurs prestations, à chaque fois spécialement conçues pour le lieu qui les reçoit et en grande partie improvisées sont toujours liées à des symboliques sociales.

Le spectacle “Piedras” de ¡miércoles! à la Philharmonie de Paris © Maxime Guthfreund Philharmonie de Paris © Maxime Guthfreund

Pour Piedras, le binôme a disposé une trentaine de pierres au centre de la salle de la Philharmonie, allant de la taille d’un pavé à celle d’un parpaing. Un indice du pourquoi de ces présences minérales se trouve dans la brochure, imprimée spécialement pour ce concert. En la dépliant, le spectateur découvre une cartographie de Paris, où sont indiqués les points où les pierres ont été ramassées, dans chaque arrondissement de la capitale française ainsi qu’en Seine-Saint-Denis, dans le 93. Pour le reste, rien ne vient aiguiller l’audience, aucun texte informatif, aucune explication, si ce n’est des drapeaux noirs, accrochés au murs et sur lesquelles figurent ces phrases en espagnol : “ningún cuerpo desaperece” (aucun corps ne disparaît), “no quise olbidar” (je ne voulais pas oublier). Le corps de la danseuse, dont la chorégraphie la rabat plusieurs fois au sol fait inéluctablement penser aux opposants politiques disparus sous la dictature d’Augusto Pinochet, une histoire récente à laquelle doit être sensible Nicolás Jaar, puisque c’est celle de son pays d’origine, le Chili. Nombre d’entre eux furent lestés par des blocs de pierres – évoquées par la scénographie – puis jetés dans les profondeurs des océans. On peut aussi y voir le pavé jeté sur les forces de l’ordre dans les manifestations de Mai 68 à Paris.

Le spectacle “Piedras” de ¡miércoles! à la Philharmonie de Paris © Maxime Guthfreund Philharmonie de Paris © Maxime Guthfreund

Alliant de la musique concrète – musique fabriquée à partir de montage de bruits du quotidien –, à des notes de clavier plus harmoniques, le musicien new-yorkais emporte son public dans des ambiances musicales variées. De l’acid house à la pop en passant par des influences reggaeton, il alterne les moments contemplatifs avec des rythmes plus entraînant Nicolás Jaar est aussi à l’aise dans ce registre expérimental que dans ses précédents DJ set. Projetée au sol, rampante, comme luttant pour survivre, la Mexicaine présente simultanément une tragédie corporelle émouvante, elle aussi ponctuée de légèreté grâce à des influences hip-hop et tango. Le duo propose ainsi une une expérience audio-visuel forte, toujours rattachée à une symbolique instruite et pensée.

 

Le dernier album de Nicolás Jaar, Darkside, en collaboration avec Dave Harrington, disponible.