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Rencontre avec Juliette Armanet : “Pourquoi Lady Gaga pourrait le faire et pas moi ?”
Après avoir incendié la chanson française avec un premier album puissant, sophistiqué et pop, Petite Amie, Juliette Armanet revient enflammer le dancefloor et les cœurs avec le très dansant et émouvant Brûler le feu. Rencontre avec une tête brûlée vibrante et solaire, capable de transformer n’importe quel coup de blues amoureux en hymne disco fédérateur.
Par Violaine Schütz.
On imagine à quel point, quand on a été portée aux nues comme l’auteure-compositrice-interprète Juliette Armanet l’a été pour son premier album, Petite Amie (2017), cela doit être difficile d’accoucher d’un deuxième essai qui ne déçoit pas. À l’image d’un deuxième rendez-vous amoureux, il faut prouver que le premier effet “waouh !” que l’on a suscité lors de la première date n’était pas du chiqué. Et pour l’ex-journaliste d’Arte devenue musicienne, la barre était placée haut. Quand la Lilloise exilée à Paris a débarqué avec son grand piano et son spleen en bandoulière en 2016 sur un EP intitulé Cavalier seul, Juliette Armanet est rapidement devenue la nouvelle fiancée de l’Hexagone. Sa frange épaisse et sa silhouette racée, entre kitsch travaillé et élégance innée, se sont alors retrouvées placardées un peu partout, des écrans de télévisions aux unes des magazines. Comparée à William Sheller, Christophe, Michel Berger et Véronique Sanson, l’artiste était accueillie en messie, avec pour mission périlleuse de sauver la variété française de son côté guimauve en lui apportant audace et modernité.
Auréolée d’une Victoire de la musique, de concerts (fiévreux) à guichets fermés – dont une prestation devant un Barack Obama médusé – et d’un double disque de platine, Juliette Armanet aura attendu quatre longues années pour confectionner un nouvel album à la hauteur de son coup d’essai. Entre-temps, cette perfectionniste ultra sensible aura tourné enceinte jusqu’aux yeux – avant d’accoucher d’un petit garçon – et connu les affres d’un cœur brisé. Car ce deuxième disque, intitulé tel un haïku Brûler le feu, a beau être vivifiant, il porte les stigmates d’une histoire d’amour dévastatrice qui aura tout consumé sur son passage.
Après une rupture fracassante, on a le choix entre se morfondre, brûlé par le désespoir, ou raviver la flamme de son ego pour ne pas partir en fumée. C’est la deuxième option que le feu follet Juliette Armanet a choisi en créant un grand incendie dont l’auditeur ne sort pas indemne, tant les sons et les mots se révèlent intenses. Plus incandescente que jamais, l’artiste âgée de 37 ans chante sur des airs disco le manque, l’absence, le désir, la transe et la renaissance. Mélancolique et dansante, charnelle et poétique, désenchantée et drolatique, Juliette Armanet enflamme la chanson française avec ses slows crépusculaires bouleversants et ses hymnes électro exaltés. Et quand on la rencontre, c’est une jeune femme en feu et (tout) en fougue qu’on découvre. Au point que tel un signe magique, une alarme incendie se met à retentir dans le restaurant parisien où nous nous trouvons au moment même où nous évoquons toutes sortes de brasiers intérieurs.
Numéro : Le titre de votre album, Brûler le feu est-il une référence au Allumer le feu de Johnny Hallyday ?
Juliette Armanet : Oui et non. Évidemment, on pense à cette chanson, mais au-delà du clin d’œil, ce titre est un mantra intérieur surréaliste pour se sentir puissant, une formule allant à l’extrême du poème qui est intimement assez forte pour moi. Elle raconte en effet quelque chose sur la passion amoureuse et plus largement sur nos passions humaines qui peuvent être destructrices. Il s’agit de faire en sorte que le feu ne soit pas dévastateur mais créateur, lumineux, magique, qu’il nous donne du pouvoir de dépasser nos blessures. Le feu, c’est ce qui a permis de fonder l’humanité, de l’ancrer. Grâce à lui, on peut se faire cuire un steak ou se construire une maison.
Dans le clip de votre single Le Dernier Jour du disco, vous dévoilez un côté “bête de scène” chevauchant un piano démesuré. On retrouve aussi de grands élans lyriques et des cordes épiques sur ce disque. Ce sont des choses personnelles que vous avez vécues ou la période marquée par la pandémie qui vous a poussée à cette folie ?
Les deux. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un disque de libération. Il y a quelque chose qui s’est épanoui en moi, physiquement, grâce aux nombreuses dates de concerts que j’ai faites. Rencontrer son public donne des ailes et beaucoup de confiance. D’un seul coup, on se sent aimé et on se déploie. La scène m’a métamorphosée, comme un baptême du feu dont on ressort différent. Mais il y a aussi quelque chose de l’ordre du jeu sur ce disque, car on a vécu une période tellement sinistre, comme un grand silence sidérant, que le monde du spectacle a eu envie de se travestir, de danser, de faire la fête et de faire l’amour. On a tous ressenti ce besoin intense de revivre et le spectacle est fait pour ça, pour avoir de l’audace à l’américaine. Je me suis dit : “Pourquoi Lady Gaga pourrait le faire et pas moi ?” Ce n’est pas parce qu’on est français qu’on est obligé d’être dans quelque chose de cérébral, puriste et sobre. Le spectacle, ça nous fait du bien à tous, et dans sa démesure, il aide à libérer une certaine vérité émotionnelle. En tout cas, je n’ai pas envie de me priver de ce penchant à l’excès à la fois drôle et vecteur d’émotions puissantes. J’en ai autant besoin que tout le monde.
“Je ne suis plus la jeune femme au piano que j’étais quand j’ai composé Petite Amie.”
Votre premier album, Petite Amie, a été encensé. Comment s’est passé le processus d’écriture de votre second disque, avec la pression de ne pas décevoir la critique et le public pesant sur vos épaules ?
Je suis passée par de grandes montagnes russes émotionnelles. Je n’avais pas envie de me laisser avoir par la peur et de me dire : “OK, le premier album a bien marché, alors on ne va faire la même chose.” Je voulais quelque chose de plus moderne, dans notre époque. Faire cet album a été une odyssée, un chemin d’exploratrice que le public peut refaire lui aussi. C’est pour ça que ça a pris du temps.
Que s’est-il passé entre les deux albums ?
Je ne suis plus la jeune femme au piano que j’étais quand j’ai composé Petite Amie. J’ai changé. En plus de l’exercice de la tournée qui m’a transformée, avoir un enfant a été un vrai bouleversement intime. Le corps devient un abri, quelque chose de puissant. Ça a ouvert quelque chose d’assez profond en moi, modifiant la considération que je me portais. Il a fallu que je déconstruise pas mal de choses pour pouvoir me retrouver, me ré-apprivoiser avant d’écrire cet album. J’ai remis en question le regard que les autres portaient sur moi et j’ai décidé que je ne me laisserais pas enfermer dans la “marque” Juliette Armanet. Mais j’ai aussi repensé le regard que j’avais sur moi-même. C’est pour ça que j’ai eu envie de créer des accidents dans ma musique, d’aller chercher des ruptures, d’explorer, de faire des essais parfois ratés pour ensuite reconstruire pierre après pierre. J’ai heureusement été très bien entourée dans ces recherches par un boy’s band de producteurs talentueux : Victor Le Masne (Housse de Racket), SebastiAn, Yuksek, Julien Delfaud et Marlon B, qui sont tous venus me bousculer d’une manière ou d’une autre. Mais je devais rester la maîtresse femme, la capitaine du navire pour ne pas me perdre en route.
Sur vos dernières photos promotionnelles, vous arborez un décolleté et un pantalon pailleté. Vous chantez aussi frontalement, sur plusieurs titres comme Je ne pense qu’à ça, vos désirs. Vous sentez-vous plus décomplexée qu’à vos débuts ?
J’ose des choses que je n’aurais pas osées avant. Je crois que j’ai fait la paix avec mon corps. Au début, je n’avais pas envie qu’on parle de mon physique car je voulais qu’on se concentre sur la musique. Je souhaitais dégager un côté passe-partout pour qu’on m’écoute. Cela avait quelque chose à voir avec la condition féminine : où veut-on mettre le coup de projecteur quand on est musicienne ? Mais il y a une évolution sociétale salutaire pour les femmes. Le mouvement #MeToo a ouvert pas mal de conversations avec des accords et des désaccords. Les femmes se sont ouvertes, on parle plus, ça devient une vraie préoccupation. J’ai 37 ans, je ne fais pas partie de la génération d’Angèle, mais ces débats-là me font du bien. L’époque pousse à s’assumer. Je peux enfin montrer mon corps sans me sentir automatiquement jugée, vis-à-vis des canons de beauté que j’ai ou que je n’ai pas. Je peux aussi assumer une musique plus physique et sortir de mes complexes.
On retrouve dans vos chansons un art des contrastes. En les écoutant, on danse la larme à l’œil. D’où vient ce mélange de mélancolie et d’euphorie ?
J’ai l’impression que le cocktail le plus puissant qu’on ait en nous, c’est le tragi-comique. C’est l’équilibre qui m’intéresse le plus dans la vie, passer du rire aux larmes, et inversement. Le disco est d’ailleurs un genre qui commence à m’intéresser à partir du moment où il est sombre. Quand on raconte quelque chose de brûlant, qu’on transforme la mélancolie en énergie puissante et qu’on se libère, grâce à la danse, d’un propos plus triste, c’est là que ça m’emporte. Sinon, ça reste une musique sucrée de playlists de Noël. Ce qui fait que la pop n’est pas de la soupe, c’est son ambiguïté. Il faut qu’il y ait une force cathartique dans la musique et cela tient souvent au jeu de contrastes entre l’ombre et la lumière. J’aime qu’une chanson soit un shaker émotionnel, qu’on ne sache pas s’il faut rire ou pleurer. La nature humaine est bi-goût, faite de sentiments étranges qu’on ne comprend pas toujours très bien. Et c’est ce genre d’émotions qu’on recherche dans la musique. On veut qu’elle nous défigure un peu.
“J’ai un côté ‘fille qui drague tout en pleurant’.”
Sur cet album se dessine un personnage de séductrice désabusée, telle une version féminine du don Juan- dandy triste en gilet de satin du morceau La Dolce Vita de Christophe, que vous aviez repris en live avec lui. Cette image vous parle-t-elle ?
Merci de me dire ça. Je suis très touchée, car ça me parle beaucoup cette histoire de séductrice désabusée. Je me reconnais vraiment là-dedans. J’ai un côté “fille qui drague tout en pleurant”. J’adore ce dandysme chez Christophe, qui est bizarrement une pudeur même si en même temps il s’agit d’un attelage extraverti, déluré. Raconter ses émois amoureux tout en ayant l’air de draguer, c’est une sorte de timidité qui me plaît beaucoup. Je suis aussi très attirée par sa façon de faire de l’amour un sujet permanent, de relier à l’incandescente amoureuse le moindre verre que l’on boit, le moindre rayon de lumière qui pointe.
Quelles influences artistiques vous ont récemment nourri ?
David Lynch, dont le cinéma ressemble d’ailleurs à Christophe et à son esthétique du beau bizarre. Le cinéaste est revenu plusieurs fois lors de mes soirées de résidences d’écriture du disque. Revoir Mulholland Drive et ses autres films pleins de bizarreries, d’apparitions étranges et dotés d’une atmosphère sulfureuse, décadente, kitsch et poignante, m’a inspirée. Il y a aussi des lectures qui m’ont nourrie. Annie Ernaux continue à me bouleverser infiniment à chaque ligne. Je crois que je ne me lasserai jamais de cette femme et de son écriture. Je citerai également Étreins-toi de Kae Tempest. Ce chef-d’œuvre est un essai sur notre génération, sur le rapport à l’autre, sur l’amour dont elle fait un sujet politique. Je pense aussi que l’amour est un sujet politique. Kae Tempest raconte que la manière dont on s’aime une personne en dit long sur le reste. C’est en fait un reflet de comment on aime le monde autour de soi.
Il y a deux chansons sur ce disque dont les textes viscéraux résonnent comme des urgences : Sauver ma vie et Imaginer l’amour. Comment sont-elles nées ?
Sauver ma vie, c’est une ritournelle que mon père (le compositeur Jean-Pierre Armanet) me jouait quand j’étais enfant puis adolescente, comme un papa des années 80 le ferait, c’est-à-dire comme quelque chose de très sentimental. Et ça faisait très longtemps que je voulais créer un morceau autour de ces sonorités. Un truc s’est débloqué pendant l’écriture de ce disque et c’est venu d’un seul coup. Il fallait que j’exprime quelque chose dans le même mood que la chanson I Will Survive. Il y a avait cette mélodie-madeleine, un vrai truc de cœur, celle du père dont je me suis affranchie pour écrire quelque chose de beaucoup plus disco, qui m’appartient. Ce titre fait écho à beaucoup de choses différentes, à la fois au fait de sortir de l’enfance, d’honorer mon héritage musical et de chanter une vraie chanson de femme, un hymne de libération. On s’est beaucoup amusé à l’enregistrer en studio, notamment le déluge de cordes lyriques pleines d’humour à la Dalida sur lequel on faisait la queue leu leu. C’était un moment joyeux, hystérique où on s’est totalement lâché.
“La seule chose qui demeure, c’est notre imaginaire.”
Et Imaginer l’amour ?
Ce morceau est arrivé au moment où j’ai attrapé une laryngite qui a duré un bon moment. C’était deux jours avant le mastering. Cette chanson ultra triste et venant de loin m’a cueillie. J’avais besoin de parler de ça, de me consoler, d’évoquer le fait que quand des gens qu’on a aimés disparaissent ou que la vie nous a fâchés avec eux, on peut les rêver. On peut imaginer que ce soir, on va manger une choucroute avec eux, et cette vision va nous faire du bien. Le pouvoir de l’imaginaire, comme un refuge mental très fort, reste la plus grande de nos libertés. Après avoir été tous enfermés pendant les confinements, on s’est vraiment rendu compte que la seule chose qui demeure alors, c’est notre imaginaire. Du coup, j’ai fait chier tout le monde pour qu’on enregistre cette chanson alors que tout était fini. J’ai même demandé à mes parents d’enregistrer des bruits de mer en Bretagne, en les suppliant. Sur le morceau, on entend donc les vagues, des vagues à l’âme. On l’a enregistré la nuit, en quelques heures, et je crois que c’est l’une de mes chansons préférées.
L’album se termine avec le titre éponyme, Brûler le feu, qui est une déclaration d’amour survenant après plusieurs chansons de rupture. Quel est le meilleur remède pour se remettre d’un chagrin d’amour ?
Chanter et danser pour brûler le feu. Je répète l’expression “brûler le feu” comme un slogan Flower power sur ce morceau. Je le scande à la manière d’une méthode Coué de survie. C’est une façon de dire : “On va brûler le feu pour que le feu ne nous brûle pas.” Ce mantra, c’est ce qui m’a aidée. À un moment donné, une insurrection intérieure surgit et crie : “Bats-toi, lève-toi, danse et survis. Ne te laisse pas brûler par le feu.” Il faut alors trouver la force en soi de transformer le plomb en or.
Brûler le feu (Romance/Universal) de Juliette Armanet, disponible sur toutes les plateformes. La chanteuse sera en tournée dans toute la France (notamment à l’Olympia et au Zénith de Paris) en 2022.