5 juin 2025

Little Simz : interview sans filtre d’un phénomène du rap anglais

Loin des sentiers battus, Little Simz trace sa voie singulière dans le paysage du rap. Avec sa musique mâtinée de jazz et de nu soul, aux paroles sophistiquées et engagées, la jeune Britannique d’origine nigériane donne toute la mesure de son univers novateur sur Lotus, son sixième album très attendu.

  • propos recueillis par Alexis Thibault

    portraits Mathieu Rainaud

    réalisation Edem Dossou.

  • Simbi Ajikawo a envisagé un temps une carrière de footballeuse ou de joueuse de tennis. C’est finalement sous l’alias Little Simz qu’elle est devenue un véritable phénomène du rap anglais… À Londres, rares sont ceux qui n’ont pas encore succombé à son hip-hop alternatif gorgé de nu soul et de jazz orchestral. Au programme : changements brusques de tempo, lignes de basse syncopées irrésistibles et arrangements de cordes et de cuivres dignes d’un standard de la soul des seventies.

    Qui est Little Simz, la superstar du rap anglais ?

    Pour la jeune femme d’origine nigériane, élevée par ses parents dans un logement social du Grand Londres, tout a débuté par quelques mixtapes et free-styles publiés dès l’adolescence sur Internet. Mais ses premières mixtapes – notamment Blank Canvas en 2013 – révèlent la formule saisissante d’une artiste hors du commun. La structure libre de ses morceaux évite l’écueil des tubes commerciaux insipides ; son flow percutant et flexible convoque inévitablement le souvenir de Lauryn Hill et de Missy Elliott.

    Quant à ses récits profus et engagés, délivrés aussi bien sur des morceaux boom bap que sur du highlife nigérian (Point and Kill, en 2021), ils ressuscitent à la fois le verbe de James Baldwin et les écrits de Virginia Woolf, en particulier l’usage du stream of consciousness, une technique narrative qui retranscrit le flux décousu des pensées d’un personnage. Des souvenirs, des sensations et des impressions fugaces en temps réel, sans filtre.

    Flood (2025) de Little Simz

    Little Simz dévoile Lotus, son sixième album studio

    Égérie de la dernière campagne Burberry, curatrice du prochain festival Meltdown de Londres et adulée par ses homologues Doechii et Kendrick Lamar, la trentenaire à l’attitude faussement nonchalante a désormais besoin d’un garde du corps pour sillonner la capitale anglaise. Il faut dire qu’elle remplit déjà des stades de 20 000 places : la O2 Arena de Greenwich, le 17 octobre, immense complexe qui, initialement, devait accueillir le spectacle This Is It de Michael Jackson pour 50 dates en 2009…

    Cette année, la lauréate du prestigieux Mercury Prize – pour son brillant opus Sometimes I Might Be Introvert en 2022 –, défend Lotus, son sixième album studio. Pour l’occasion, elle a convié la fine fleur de la musique : Moses Sumney, Sampha, Obongjayar, Michael Kiwanuka ou encore le batteur Yussef Dayes.

    L’interview de Little Simz pour Numéro

    Initialement prévue en mai, la sortie du disque a été repoussée en juin car madame squatte les plateaux de tournage… Malgré nos interrogations persistantes au sujet de ce mystérieux projet cinématographique, Little Simz restera discrète et optera plutôt pour un léger sourire amusé. Rencontre.

    Numéro : Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les gens vous appréciaient ?
    Little Simz : Pour mon accent ? [Rires.] Je crois que je suis toujours restée moi-même. Tout simplement. Je parle de ce que je vis, sans surjouer. Et surtout, j’accepte que l’on ne monte pas à bord de mon train. Ma musique ne plaît pas à tout le monde, et cela ne me pose aucun problème. Elle est la bande originale de ma vie. Un documentaire sonore nourri de textures et de styles différents, qui n’a pas pour vocation de plaire à tout prix.

    On ennuie vite quand on devient trop prévisible. L’imprévu, c’est bien plus excitant, vous ne trouvez pas ?” Little Simz

    À quel moment avez-vous pris conscience que vous aviez du succès ?
    Ma vision du succès a beaucoup évolué. Ce n’est pas un instant figé, mais un chemin. Vos ambitions changent constamment. Ce qui vous faisait vibrer à une époque peut vous laisser parfaitement indifférent aujourd’hui. L’être humain est ainsi : toujours en quête de “plus”. Moi la première. Vouloir plus ne signifie pas forcément vouloir plus de succès. Cela peut être plus de rires, plus de temps avec ses proches, plus de création. Tout le monde n’a pas pour ambition de conquérir le monde dix fois d’affilée ! [Rires.]

    Les gens vous imaginent-ils plus forte que vous ne l’êtes réellement ?
    Personne ne peut réellement comprendre la vie d’un artiste. Avec le succès, on imagine que je suis heureuse et épanouie en permanence. Bien sûr, je traverse des moments de joie intense, mais il y a aussi des périodes où je ne ressens absolument rien. Ou alors un stress immense dû à un emploi du temps insensé. Et parfois… je m’ennuie, tout simplement. En y réfléchissant bien, ces instants d’ennui et d’introspection sont essentiels. C’est dans ce vide que naît souvent l’envie d’écrire un nouvel album. Paradoxalement, un nouveau disque me replonge ensuite dans le tourbillon des tournées et de la promotion. Voilà la véritable vie – secrète – d’un artiste.

    Little Simz – Young (2025).

    J’expérimente davantage. Je n’ai plus peur d’aborder de nouveaux thèmes ni de quitter ma zone de confort.” Little Simz

    Quelle est, selon vous, la chose la plus difficile à vivre dans l’industrie musicale ?
    Constater que certaines personnes ne se soucient pas de la musique… La musique est un business, et toutes les personnes qui évoluent à l’intérieur de ce business ne sont pas nécessairement liées à la musique de manière sincère ou viscérale. Je trouve cela franchement triste. Mais que voulez-vous, je n’ai aucune envie de passer ma vie à lutter contre cet état de fait.

    Quel est le conseil le plus utile que l’on vous ait jamais donné ?
    “Soyez indulgente avec vous-même.” C’est simple, mais incroyablement puissant. Il m’arrive de croire que je devrais tout savoir sur tout – même sur la direction que je devrais prendre. La vérité, c’est que souvent je n’en ai pas la moindre idée. Et cela me culpabilise. Après tout, qui d’autre que moi serait censé savoir comment diriger ma propre vie ? Ce conseil est donc arrivé à point nommé.

    Pour moi, l’art, c’est une prise de risque inconfortable.” Little Simz

    Quelles images vous viennent spontanément à l’esprit à l’évocation de Lotus, votre nouvel album ?
    Une narration brute, très brute, presque punk. C’est comme partir en voyage sans connaître sa destination. Et à la fin, on se dit : “Attends, merde ! On est déjà arrivé ?” Après Drop 7 [2024], mon précédent EP, j’ai fait une pause, un hiatus, appelez ça comme vous voulez. Je savais que mon retour devait bousculer, secouer. Flood [2025] me semblait être le morceau idéal pour réveiller les oreilles. On ennuie vite quand on devient trop prévisible. L’imprévu, c’est bien plus excitant, vous ne trouvez pas ? Pour moi, l’art, c’est ça : une prise de risque inconfortable.

    Et quel genre de risque avez-vous pris dernièrement ?
    Cet album est un risque en soi. Il contient des titres comme Young, à l’énergie punk, presque insolente. Puis il y a Blue, une chanson très dépouillée, en duo avec Sampha, avec juste un piano et une guitare. J’ai une tendresse particulière pour Peace – un titre réalisé en collaboration avec Moses Sumney et Miraa May. Nous voulions créer un morceau à la fois paisible et profond, comme une étreinte. Un refuge émotionnel, un lieu où l’on ne se sent jamais seul. Côté écriture, j’ai toujours été constante. Ce qui a changé, c’est ma manière d’enregistrer, d’utiliser ma voix. J’expérimente davantage. Je n’ai plus peur d’aborder de nouveaux thèmes ni de quitter ma zone de confort.

    Quel morceau de votre répertoire est, selon vous, le plus sous-estimé ? Un titre dont vous êtes secrètement très fière ?
    L’autre jour, j’écoutais Far Away, le dernier titre de mon EP Drop 7, et entre nous, je crois que c’est quand même une petite pépite, non ? [Rires.]

    Lotus (2025) de Little Simz, disponible le 6 juin.