19 avr 2025

Interview exclusive : Marcel Dettmann, le maître de la techno berlinoise sort de l’ombre

Interview exclusive avec Marcel Dettmann, figure mythique du Berghain et maître de la techno berlinoise. À l’occasion de sa prestation au festival Sónar Lisboa, le DJ et producteur revient sur son parcours, son approche du son, et ses inspirations les plus secrètes. Une plongée brute et fascinante dans l’univers d’un architecte sonore hors norme.

  • Propos recueillis par Alexis Thibault.

  • Publié le 19 avril 2025. Modifié le 23 avril 2025.

    Le Sónar Lisboa convie Marcel Dettmann sur sa scène principale

    Ce qui se passe dans le club reste dans le club. Tel est le mantra de Marcel Dettmann, figure du Berghain où il officie depuis les prémices du mythe. À 47 ans, le producteur allemand incarne à lui seul une certaine idée de la techno : brute, rugueuse, réduite à l’essentiel. Une musique électronique sans vernis, sans compromis, à son image d’homme discret, méthodique et insaisissable. Le musicien refuse la plupart des interviews.

    En studio, pendant que les machines déroulent leur ballet, c’est un film de science-fiction qui tourne toujours en boucle sur un second écran. Un autre monde, une autre narration. L’influence de David Lynch rôde évidemment dans l’ombre de ses morceaux, comme une aura étrange et électrique. À ses débuts, c’est chez Hard Wax, temple sacré des vinyles berlinois, qu’il rencontre Thorsten Pröfrock, alias T++, producteur de techno dont la radicalité minimaliste laissera une empreinte indélébile sur son propre langage sonore…

    En musique, la noirceur n’évoque pas forcément la déprime. Plutôt le mystère, la puissance ou la séduction.” Marcel Dettmann

    C’est à l’occasion du Sónar Lisboa – célébration de la musique électronique avec plus d’une quarantaine d’artistes réunis dans le Parque Eduardo VII –,que nous avons rencontré Marcel Dettmann. Lui parle de musique comme d’un langage mathématique. Il voit les sons en chiffres, les séquences rythmiques comme autant de formules à résoudre. Peut-être est-ce là le prolongement d’un passé scolaire en dents de scie. Au fil des années, il bâtira un répertoire aussi dense qu’exigeant, où la pureté du kick dialogue parfois avec une sensualité inattendue. Citins les titres Motorman (2022) ou Corebox (2008), paru sur son propre label MDR.

    Aujourd’hui encore, Marcel Dettmann exploite l’ombre avec une rigueur austère. Enfin c’est ce que l’on pourrait croire. Car lorsqu’on lui parle de ses influences, de ses textures et de ses choix esthétiques… ses yeux s’allument d’une lueur presque enfantine. Rencontre exclusive avec un maître du design sonore.

    Dawning (2006) de Marcell Dettmann et Ben Klock.

    L’interview du producteur allemand Marcel Dettmann

    Numéro : Il paraît que vous n’êtes pas vraiment le genre de musicien qui joue ce que les gens attendent de lui
    Marcel Dettmann : Cela deviendrait parfaitement ennuyeux, vous ne croyez pas ? Dès lors que je me surprends moi-même, je suppose que je peux aussi surprendre le public. Parfois, ça marche. Parfois non. Je n’ai jamais été obsédé par la perfection. Ça, c’est ennuyeux aussi. J’aime conserver l’état d’esprit d’un petit garçon.

    À ce propos, comment expliqueriez-vous votre musique à un enfant de 10 ans ?
    Imagine que la musique est comme une immense cour de récréation. Eh bien, la mienne est un mélange de danse de robots et de disco sombre, au beau milieu d’un film d’horreur. Mais elle est faite pour danser ! Ce serait un peu comme voler en pleine nuit à bord d’un vaisseau spatial, avec les lumières de la ville qui clignotent en dessous de toi. Parfois, c’est rapide, parfois c’est lent, mais toujours avec du style… J’aime la musique répétitive. Tu remarqueras donc que j’opère de petits changements. Ils suffisent normalement à modifier ton humeur. Quand tu l’écoutes, ferme les yeux. Et deviens le cavalier idéal de tes rêves.

    Je considère encore la durée d’un morceau comme une forme de déclaration. Ralentir les choses peut être aussi dramaturgique que politique… ou sexy.” Marcel Dettmann

    Êtes-vous fasciné par certains sons du quotidien ?
    Je mets rarement de la musique à la maison. Je préfère entendre le ronflement du frigo, le vent, le clapotis de l’eau, ouvrir ma fenêtre pour écouter les voitures passer, les oiseaux qui chantent… Il y a quelques jours, à Miami, j’ai enregistré le son d’un tapis roulant à l’aéroport. On aurait dit une sorte de bongo tribal… C’était génial ! J’ai toujours adoré les bruits des machines.

    Et considérez-vous vos compositions musicales comme “sombres” ?
    Sombres ? Peut-être. Mais disons que j’essaie de les rendre élégantes. En musique, la noirceur n’évoque pas forcément la déprime. Plutôt le mystère, la puissance ou la séduction. J’ai toujours été attiré par des esthétiques qui provoquent et vivent dans l’ombre. Une musique qui se dévoile avec intention. Elle peut être physique, voire hypnotique. Pour moi, ce n’est pas une question de genre, mais d’atmosphère. Ma musique est plutôt “mentale”. Ce qui compte, c’est qu’il y ait quelque chose de vrai derrière. Pour moi, la nuit est vivante, jamais lugubre.

    La boiler rom de Marcel Dettman à Amsterdam en 2006.

    Pensez-vous avoir atteint une sorte de “formule” Dettmann ? Comme une signature indissociable de votre travail ?
    J’utiliserais plutôt le terme d’attitude, car je travaille beaucoup avec les contrastes. Un morceau me semble bon quand il laisse de l’espace, mais conserve aussi une énergie claire. Le son doit être physiquement présent. Direct, mais vivant. Comme un pouls qui accélère. Vous savez, j’ai été façonné par tout ce que j’ai pu entendre au cours de ma vie : Nitzer Ebb, Suicide, Throbbing Gristle, Joy Division, Front 242, David Bowie, la Neue Deutsche Welle, les bandes-son de Frank Duval et l’ambient… Il arrive qu’une voix ou qu’un simple son reste ancré en vous pendant des années. Certains disques m’ont davantage dérouté qu’inspiré, et c’était justement ça, le meilleur. Il en est de même pour d’autres disciplines. Des artistes comme Anselm Kiefer ou Gerhard Richter m’ont appris autant que des réalisateurs tels que David Lynch ou Rainer Werner Fassbinder. Ils m’ont appris à mieux penser la tension, le silence et l’atmosphère.

    Si vous pouviez repenser la bande originale d’un long-métrage, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
    Le premier qui me vient en tête est Blade Runner. Pour son atmosphère légendaire, sans aucun doute. Mais je tenterais de la réinterpréter à travers mon prisme : elle serait plus brute, plus berlinoise, avec moins de vernis et davantage de… rugosité. Je pense que je chercherais à la réduire à l’essentiel — de ses textures à sa tension, en passant par son rythme. Comme un disque industriel coincé dans un synthétiseur cassé, qui se met en boucle jusqu’à devenir quelque chose de totalement nouveau.

    La techno repose évidemment sur la répétition de séquences musicales. Comment déterminez-vous la durée d’un motif, voire d’un morceau complet ?
    Pour moi, la répétition est essentielle. Il ne s’agit pas seulement de répéter, mais plutôt de créer de l’espace. La techno est clairement un genre musical de l’ordre du rituel. Mais elle nous force surtout à nous interroger : combien de temps suis-je capable de maintenir une certaine tension sans devoir tout changer ? J’ai grandi avec des morceaux de huit à neuf minutes dans lesquels il ne se passait pas grand-chose. Mais le groove, lui, était assez fort pour tout porter sur ses épaules. Aujourd’hui, tout va beaucoup plus vite. Mais je considère encore la durée d’un morceau comme une forme de déclaration. Ralentir les choses peut être aussi dramaturgique que politique… ou sexy. Il n’y a parfois pas besoin d’en dire plus. La boucle parle d’elle-même. Je ne me demande jamais combien de temps doit durer un morceau. C’est une question de ressenti. Créer une boucle qui capte ton attention n’est pas si simple. Étonnamment, un même motif sonnera toujours différemment de la fois précédente. Cette fois, vous apercevrez un oiseau qui vole dans le ciel, ou quelqu’un que vous n’aviez pas remarqué jusqu’alors, près de vous. Le son change tout le temps. Ce n’est jamais vraiment le même.

    Selon vous, quelles sont les compétences indispensables pour devenir le premier résident du club Ostgut, devenu le légendaire Berghain ?
    Lorsque j’ai commencé à jouer à l’Ostgut, je pense que l’on reconnaissait surtout mon ressenti pour la musique, pour l’espace, pour les gens. Le club était brut, queer, mais aussi ouvert. Il fallait comprendre cette énergie et la transmettre, sans se mettre soi-même au centre. Les influences étaient déjà là : Chicago, Detroit, l’EBM, le disco, la new wave… Mais il fallait aussi façonner quelque chose de personnel, qui ait du sens dans ce lieu. Le dancefloor, la sueur, l’instant. Il fallait de l’endurance et de la présence pour se connecter avec la salle, la nuit et les gens. C’est ça qui comptait vraiment. Berlin m’a façonné. Pas seulement la ville, mais aussi des institutions comme le Berghain, le disquaire Hard Wax, et l’héritage de Basic Channel. Cette approche du “faire plus avec moins”, axée sur le son brut et la répétition, m’a énormément influencé au départ. La réduction et la fonctionnalité sont essentielles, mais aujourd’hui, je ne voudrais pas que ma musique soit réduite aux termes “industrielle” ou “minimaliste”. Ce qui m’intéresse, c’est de créer un espace émotionnel ou sonore où quelque chose peut se déployer lentement. Il s’agit d’énergie, de tension, de contraste. Si ma musique agit comme un miroir — directe, physique, mais avec de la profondeur — alors je pense que c’est une bonne façon de la décrire.

    Si vous pouviez faire découvrir un seul de vos morceaux à quelqu’un qui n’a jamais entendu de techno, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
    Je jouerais un morceau qui vide la piste — pas un tube. Parce que si tu peux quand même te connecter à la musique à ce moment-là, alors tu es prêt pour la techno. Pas de raccourcis. Pas de gros drops. Juste la boucle. Bienvenue dans le grand bain !

    En concert au festival We Love Green, à Paris, le 7 juin.