Rencontre avec James Blake, le sorcier du son aux 1001 collaborations
Nourrie par son père guitariste de rock, la passion de la musique qui a saisi James Blake dès son enfance a conservé de cette filiation une puissance émotionnelle intimiste, presque fragile. Toujours libre et singulier, l’Anglais s’est vite arraché de la scène dubstep britannique pour séduire, en tant que producteur, des poids lourds du hip-hop tels que Jay-Z, Beyoncé et Kendrick Lamar. Fort de cette ascension artistique sans accroc, le musicien se renouvelle aujourd’hui en toute indépendance, loin des diktats de l’industrie, sur son propre label.
Par Christophe Conte,
Portraits par Scarlett Carlos Clarke .

L’interview du chanteur et musicien James Blake
Au milieu du tumulte, dans la grande machinerie bruyante du monde en surchauffe, la voix de James Blake produit depuis quinze ans l’effet d’une onde purificatrice. Troublée, fragile, avec ses vibrations irrégulières et légèrement plaintives, pareille aux ailes d’un papillon de nuit approchant de trop près la lumière, elle retranscrit pourtant une espèce de puissance diaphane, androgyne. Un contraste bienvenu par rapport aux hormones musculeuses de la plupart de ses contemporains. Dans le vaste champ des musiques électroniques, de la pop commerciale moderne et du hip-hop, telle “inassurance” aurait dû normalement valoir à James Blake de rester en retrait, quasi invisible. Comme un filigrane que seuls les esthètes et les amateurs d’ombre auraient pris plaisir à suivre.
Pourtant, l’Anglais a vendu des centaines de milliers de disques. Et plus encore à travers ceux, ultra exposés, qui ont fait appel à ses talents sorciers de producteur, du couple Beyoncé–Jay-Z jusqu’à Kanye West, Rosalía ou Kendrick Lamar.
À propos de cette voix qui l’aura également distingué au sein d’une scène, celle du dubstep du sud de Londres (courant essentiellement instrumental apparu à la fin des années 90), James Blake revient à sa genèse. “La première fois que j’ai chanté en public, ce devait être le dernier jour d’école. J’étais connu comme pianiste et comme guitariste. J’avais joué dans pas mal de groupes. Et si je chante en m’accompagnant depuis l’âge de 6 ans, je ne l’avais jamais fait devant des gens. Ce jour-là, où j’ai osé pour la première fois. J’ai senti que des filles que je convoitais en secret depuis des années me regardaient différemment. Je me suis dit que j’aurais dû faire ça plus tôt.” [Rires.]

Beyoncé, Jay-Z, Kendrick Lamar… Un producteur renommé
On pourrait parler d’un “chant de l’innocence” en référence à William Blake, poète et peintre romantique britannique dont il a emprunté le patronyme pour ne pas être confondu avec son père, James Litherland. Ce dernier était lui-même musicien, guitariste connu des amateurs de rock progressif des années 70 avec ses groupes Colosseum ou Mogul Thrash.
The Wilhelm Scream, le premier titre qui permet à James Blake de transpercer la muraille opaque du dubstep, en 2011, est d’ailleurs une variation impressionniste sur une composition de son paternel intitulée Where to Turn. “Il m’a mis sur la voie de la musique, m’a fait découvrir un tas de choses, et, sans être pressant, m’a encouragé à persévérer. Je n’ai pas souvenir d’un seul cadeau de Noël qui ne soit pas en lien avec la musique. Nous n’avions pas énormément d’argent, mais mes parents ont toujours fait en sorte que je puisse avoir accès à tous les outils dont j’avais besoin pour me perfectionner. Je leur dois beaucoup, et aujourd’hui ils sont encore mes premiers fans.”
De Stevie Wonder à la dubstep
À l’origine, James Blake se rêvait en Stevie Wonder, son héros, capable de construire à lui seul des disques cathédrales, complexes mais œcuméniques, expérimentaux et empreints de spiritualité tout en restant dansants. Autant de choses qui apparaissent aussi chez l’Anglais, mais de façon diffuse, comme filtrées depuis l’intérieur d’une bulle de soie. Avec l’Américain Justin Vernon, du groupe Bon Iver, Blake se choisit à ses débuts un genre de frère d’âme. Ils partagent la même approche ultrasensible du songwriting et un goût des collusions entre folk ancestral et instrumentations électroniques de pointe.
Chaque titre semble dessiner une zone grise entre passé et futur, ouvrant de possibles échappées vers le R’n’B tout en préservant sa singularité intimiste. Blake devient en quelques saisons le dépositaire d’un son unique. Tempétueux mais comme engourdi, habité d’une myriade de fantômes, qui attire l’oreille des superstars du hip-hop en pleine mutation électro.

James Blake à l’origine de la BO de Black Panther
La présence du rappeur RZA sur un titre de son album Overgrown, en 2013, constitue la première pierre d’un édifice qui prend sa pleine dimension internationale lorsque Beyoncé fait appel à lui sur Lemonade. Passant ainsi le mot à Jay-Z qui l’embauche pour son album 4:44, suivi par Kendrick Lamar sur Damn. En 2018, Blake cosigne King’s Dead avec Lamar, Future et Jay Rock, sur l’album Redemption de ce dernier. Le titre est satellisé par la BO de Black Panther, décrochant le trophée de la meilleure performance rap de l’année 2019 aux Grammy Awards.
Le musicien est devenu caméléon, impossible à ranger dans une famille ni à figer dans un style. Comme Jamie xx, né la même année que lui (1988, celle du Second Summer of Love) et secoué par les mêmes entrechocs esthétiques, il a su transcender les frontières entre l’indé et la méga pop. Sans rien abandonner en chemin de son spleen originel. “Je souffre d’un trouble déficit de l’attention, je suis stimulé par les choses pendant un certain temps, puis je me retrouve à chercher d’autres sources d’inspiration. J’ai toujours été comme ça. Aller vers des gens qui appartiennent à une culture différente de la mienne, qui ont une tout autre expérience sociale. Et parvenir à trouver un langage commun, c’est ce qui m’excitait. Je n’avais pas vocation à rester replié sur moi- même.”
Sollicité de toutes parts, le savoir-faire atmosphérique du Londonien se fait une place au soleil. Dispersant alors ses ombrages ensorceleurs et ses beats cotonneux sur des titres de Travis Scott (Stop Trying to Be God) ou de Lil Yachty, avec lequel il vient de publier un album à deux voix, Bad Cameo.

Un artiste engagé et opposé aux plateformes de streaming
À 36 ans, il reconnaît “avoir accompli plus de choses qu[’il aurait] pu en espérer au cours d’une vie entière”, traversant l’Atlantique pour s’installer un temps à Los Angeles. Moins toutefois pour se retrouver au centre du music business que pour suivre sa compagne, la comédienne et présentatrice de télévision Jameela Jamil, vue notamment dans la série The Good Place et connue pour ses sorties pour le moins enflammées à l’adresse du milieu de la mode. Aujourd’hui, le couple a choisi de revenir s’installer à Londres. Et James Blake a opéré depuis quelques mois une mue radicale pour donner plus de résonance à ses combats personnels contre une industrie numérique qu’il juge défavorable aux artistes.
Il a rompu avec la multinationale qui publiait ses albums jusqu’au dernier en date, Playing Robots into Heaven (2023) pour créer CMYK, sa propre structure indépendante. Il a également rejoint la plateforme Vault, une communauté plus vertueuse que les mastodontes du streaming, qui, en échange d’un abonnement direct à l’artiste, offre des contenus inédits et exclusifs.
“Si vous ne vous conformez à aucune formule, et que vous faites simplement ce que vous aimez, il est probable que les plateformes ne vous soutiendront pas” – James Blake.
Pour défendre cette proposition, destinée également à lui rapporter une plus juste rémunération pour son travail, la voix de Blake est autrement plus élevée en décibels que lorsqu’il chante.
“Je pense que la liberté créative est essentielle. La plupart des gens se sentent très libres lorsqu’ils débutent. Puis, au deuxième ou troisième album, ils commencent à ressentir l’emprise des attentes, de la perception du public, de la possibilité de diffusion de leur musique, et du type de chanson qui va générer le plus de réservations dans les festivals. Et une fois que cette liberté créative disparaît, parce qu’ils se sentent tellement contraints par tous ces paramètres, ils cessent de faire la musique que leurs fans aiment. Si vous ne vous conformez à aucune formule, et que vous faites simplement ce que vous aimez, il est probable que les plateformes ne vous soutiendront pas. Alors que sur une plateforme comme Vault, vous pouvez vraiment poursuivre vos désirs créatifs. Et si les gens restent abonnés, c’est que vous avez trouvé votre public.”

Le nouveau chapitre musical de James Blake
Quelques jours avant Noël 2024, James Blake a inauguré sa nouvelle vie en publiant un single inédit au titre trompeur, Like the End. Sur un fond de boîte à musique qui laisse progressivement place à un tsunami orchestral quasi débarrassé d’électronique. Sa voix se dévoile plus puissante, sans effets parasites, dans un registre grandiloquent voisin de celui des crooners pop à la Rufus Wainwright.
Une petite révolution personnelle que James Blake a accompagnée de deux shows solos intimistes, centrés majoritairement sur le piano et la voix. “L’idée, derrière tout ça, c’était de ramener la façon dont je fais de la musique en studio à ses bases. Le matériel dont je me servais sur scène était le même que celui que j’utilise lorsque je fais de la musique tout seul. Je prends place au milieu de quelques synthétiseurs, de quelques boîtes à rythmes. Et je fais une jam-session, mais en solitaire. Je synchronise l’ensemble et je change d’idées sans arrêt, jusqu’à ce que je trouve quelque chose qui m’enthousiasme vraiment. Lorsque cela se produit, je prends un instantané, puis je continue à partir de là. Je voulais faire une démonstration de cette manière de procéder, montrer comment la musique est fabriquée.”
James Blake sera en concert le 24 mai 2025 au Festival Field Day 2025, Herne Hill, Londres.