21 oct 2025

Industry plant : décryptage d’une expression qui dérange la pop

Avec son album Industry Plant, la chanteuse franco-coréenne Miki se réapproprie une insulte devenue le symbole d’un débat brûlant au cœur de l’industrie musicale. Mais d’où vient vraiment ce terme controversé et souvent sexiste qui accuse Billie Eilish, Clairo ou Lil Nas X d’être de purs produits marketing ? Décryptage.

  • par Alexis Thibault.

  • La chanteuse Miki prise pour cible sur les réseaux sociaux

    Transformer l’insulte en manifeste était évidemment la seule issue. En baptisant son premier album Industry plant (2025), la chanteuse franco-coréenne Miki désamorce d’emblée une accusation réflexe qui prolifère sur les réseaux sociaux. Elle serait une “plante de l’industrie”, cultivée en serre par les majors, plutôt qu’une artiste catapultée sur le devant de la scène par la seule force de son talent. En d’autres termes, une figure purement marketing dont on questionnerait, par principe, la légitimité et la sincérité.

    Il y a quelques mois, la chanteuse de 26 ans ironise et glisse donc de véritables graines de fleurs dans la version physique de son disque, transformant la rumeur en concept tangible. Mais au fond, ce débat a-t-il encore lieu d’être ? Dans le paysage musical contemporain, c’est bel et bien l’industrie qui irrigue tout : un écosystème avec ses codes, ses acteurs, ses réseaux, et surtout, ses budgets démesurés.

    Ce qu’il faut interroger n’est donc pas tant la “plante” que son arrosage. Et la manière dont le mot sert presque toujours de poignard. Une étiquette insultante qui, trop souvent, a permis de délégitimer des jeunes voix émergentes – principalement des femmes – et chaque artiste dont la trajectoire dérange le mythe du génie pur.

    Miki – Roger Rabbit (2025).

    Industry plant, un statut qui existait bien avant l’ère d’internet

    Cette obsession pour le parcours des musiciens est le fruit d’une très longue histoire. Bien avant les réseaux sociaux, la figure de l’artiste protégé, fabriqué ou privilégié prenait d’autres formes. Un exemple avec le compositeur Jean-Baptiste Lully qui, sous le règne du Roi Soleil, incarne le prototype du musicien institutionnel.

    Nommé Surintendant de la musique du roi en 1661, il détient le monopole de la création d’opéras en France. Rien ne sonnera sans passer par lui — ni sans flatter la majesté. Dans son ouvrage La société de cour (1969), le sociologue Norbert Elias analyse justement cette mécanique de dépendance. Comment un artiste devient l’organe symbolique d’un système… qui l’alimente autant qu’il le contraint.

    Nul ne remettra jamais en cause le talent de Lully. Mais l’influence qu’il exerce sur la musique française éveille bien des jalousies. Loin d’être un imposteur, il a pourtant été promu et protégé pour incarner la gloire monarchique. Trois siècles plus tard, le parallèle résonne avec ironie : dans l’industrie musicale contemporaine aussi, la fabrication du talent obéit à des logiques de cour — d’algorithmes, de majors et de storytelling — qui façonnent l’authenticité en produit d’appel. Mais qui mérite ces privilèges, et qui en est jugé indigne ?

    Jean-Baptiste Lully – Idylle sur la paix (1685).

    The Monkees : la naissance d’un produit marketing pour concurrencer les Beatles

    Dans les années 60, The Monkees lance un véritable débat. Ce groupe de folk-rock bubblegum fabriqué de toutes pièces et formaté pour les charts n’a qu’un objectif : mettre un coup d’arrêt à la Beatlemania qui s’est emparée de l’Amérique. Imaginé en 1966 par les producteurs Bob Rafelson et Bert Schneider pour une sitcom de NBC, il préfigure, à bien des égards, les boys bands et la quasi-totalité des ensembles de K-Pop d’aujourd’hui.

    Image calibrée, narration télévisuelle et stratégie commerciale parfaite… Les membres de The Monkees seront d’abord des visages avant d’être des voix. Quant aux instrumentations, elles proviennent de studios anonymes. Très vite, pourtant, la fiction s’effrite. Les musiciens réclament leur autonomie, et le public découvre en fait des prototypes d’artistes factices. Pour la première fois, la pop de masse se heurte au désir obstiné d’être vrai. Qui remportera la partie ? Le produit, l’individu, la star ou le simulacre ?

    The Monkees – Daydream Believer (1968).

    Une insulte qui prend vie sur les forums du rap

    Une œuvre virale profite toujours des rouages d’un système. De la cour de Versailles aux plateformes de streaming, l’industrie n’a cessé de faire germer ses artistes les plus éclatants. La seule différence, aujourd’hui, tient à la transparence. En 2025, personne n’est dupe.

    Le terme industry plant émerge réellement au début des années 2010 dans les forums de rap anglophones puis s’invite sur Reddit et Twitter/X. On y traque les carrières jugées “trop parfaites” en analysant un clip soigné, une playlist stratégique ou un buzz viral. Chance the Rapper (2013) en fera les frais, malgré son indépendance farouche. Plus récemment, c’est l’excellente Doechii qui a vu son ascension fulgurante suspectée. Son morceau Anxiety (2024), pourtant le moins bon de sa discographie, a été diffusé de façon démesurée, jusqu’à l’épuisement de ses propres fans.

    Avec le temps, le terme frappe aussi la pop de plein fouet. Billie Eilish hérite du même procès d’intention que ses homologues, tout comme Lil Nas X, Olivia Rodrigo, Harry Styles, alors exilé des One Direction, ou encore Clairo, accusée d’avoir bénéficié d’un réseau familial.

    Doechii – Denial Is a River (2024).

    Le clivage entre pop stars et stars de niche

    Un artiste populaire doit-il forcément être indépendant pour être crédible ? Un artiste réputé dont la proposition musicale n’emballe pas la critique est-il forcément une industry plant ? Le mot dissimule une inquiétude plus profonde : celle d’un public qui ne sait plus distinguer la sincérité de la stratégie. Qui peine aussi à expliquer ou justifier ses propres goûts. Car les propositions musicales et les postures artistiques ont été englouties par les trends. Comme si l’expérimentation musicale était désormais trop risquée, plus vraiment pertinente.

    Les éclosions fulgurantes d’artistes comme Ice Spice ou PinkPantheress reflètent parfaitement la nouvelle économie de la viralité : quinze secondes suffisent désormais à transformer une chanson en carrière. Elles peuvent aussi propulser des artistes déjà établis dans une autre dimension, à l’instar du rappeur britannique Central Cee, réduit dans la mémoire collective au premier vers de son titre Doja (2022).

    Yves Tumor, Moses Sumney, Arca, Sevdaliza… Autant d’artistes qui persistent à expérimenter, loin des sirènes de la viralité. Fidèles à leur esthétique, ils prennent les algorithmes à rebours et, imperturbables, refusent de simplifier leurs compositions. Ont-ils seulement envie de succomber à TikTok ? Souhaitent-ils seulement séduire les chasseurs de trends ?

    Steve Lacy – Bad Habit (2022)

    Une construction de la viralité

    Exemple probant avec le Californien Steve Lacy, dont la carrière débute en 2013 alors qu’il n’est encore qu’un lycéen. Il sera pourtant l’un des architectes d’Ego Death (2015), troisième album du groupe The Internet. À l’époque, ce petit prodige de la nu-soul et du R’n’B lo-fi ne se doute pas encore qu’il changera de dimension exactement sept ans plus tard, porté par le succès fulgurant de l’un de ses morceaux…

    Dans son sac à dos : déjà un brillant EP composé sur iPhone (Steve Lacy’s Demo, 2017), un second opus avec The Internet (Hive Mind, 2018) et un premier album solo resté confidentiel (Apollo XXI, 2019). Longtemps perçu comme l’antithèse d’un industry plant, Steve Lacy se retrouve pourtant piégé dans la logique virale qu’il n’avait jamais cherchée.

    En 2022, son morceau Bad Habit, single phare de son second album solo, explose sur TikTok — ou plutôt une brève boucle d’une quinzaine de secondes. À 27 ans, le jeune homme affronte désormais un tout nouveau public, abreuvé par les réseaux, qui ne se satisfait que d’un échantillon de sa discographie. Un public qui n’apprécie plus vraiment sa musique, mais semble être là… pour dire qu’il était là.

    Steve Lacy – Some (2017)

    Le succès à double tranchant des artistes TikTok

    Voilà donc le revers de la médaille : il faut jouer avec les codes des réseaux sociaux, publier sans relâche pour nourrir les algorithmes et continuer d’exister. Mais ces mêmes trends finissent par vous éroder, vidant peu à peu votre art de sa substance. Dans son ouvrage Performing Rites (1996), le sociologue Simon Frith le résumait déjà : “L’authenticité n’est pas une qualité, mais une croyance partagée.” Et l’industrie, elle, sait parfaitement comment entretenir cette croyance.

    Industry Plant (2025) de Miki, disponible.