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Rencontre avec Steve Lacy : “À l’ère SoundCloud, on publiait de la musique comme on poste un selfie sur Instagram.”
Le guitariste, chanteur et producteur américain, qui a fait ses débuts au sein du groupe The Internet et qui s’est illustré en solo à travers deux projets, Steve Lacy’s Demo (2017) et Apollo XXI (2019), entièrement produits grâce au logiciel GarageBand, dévoile chez RCA son premier album studio, Gemini Rights.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Numéro : Vous venez de dévoiler Gemini Rights, votre premier album totalement produit en studio. En quoi représente-t-il un tournant dans votre carrière ?
Steve Lacy : D’abord, il y a eu la pandémie. J’ai commencé à réfléchir à mon statut, à me demander pourquoi je fais ce que je fais et j’ai commencé à être plus confiant… Cet album, c’est la première fois où je me considère comme un artiste. Avant, bien que mon nom soit crédité sur des plateformes, je ne pensais pas être assez bon pour être un artiste…
Comment vous considériez-vous ?
J’étais juste un guitariste ou un producteur. Je ne sais pas… J’aimais mes idées, mais je me considérais uniquement comme un musicien. Être un artiste, c’est faire des choix, ce n’est pas juste avoir de bonnes idées. Cet album fait de moi un artiste. J’y ai beaucoup réfléchi, j’ai pris des risques, je l’ai édité de la façon que je voulais…
Passer son temps à faire des choix artistiques rend-il les décisions personnelles plus difficiles à prendre ?
Non ! Les choix artistiques incombent de jouer avec la perception de gens de ce que vous êtes. Et les choix de vie reviennent plutôt à se demander ce qu’on veut manger aujourd’hui… Je dirais que les deux sont difficiles. [Rires.]
En parlant de la perception que les gens ont de vous, pourquoi avoir caché le fait de savoir chanter quand vous étiez plus jeune ?
Je ne voulais pas être considéré comme un chanteur. Ma petite sœur me poussait, je travaillais ma voix, mais je détestais ça parce que je ne voulais pas que l’on entende que je galèrais. C’était un mélange de fierté, de peur, je ne voulais pas qu’on se mêle de mes affaires…
Qui étiez-vous à l’époque ?
J’étais juste un dude [Rires] ! Un gars qui expérimente.
Etes-vous du genre à ne pas pouvoir arrêter de penser ?
Jamais. Je suis très impulsif. Je me dis même parfois que je ne pense pas assez, c’est dire !
Avez-vous supprimé Garage Band [le logiciel avec lequel il a entièrement produit ses deux premiers albums] aussi sous le coup de l’impulsivité ?
Non ! Je ne l’utilise plus mais je l’ai toujours sur mon téléphone. J’ai souvent envie d’écouter certaines de mes anciennes productions…
Comment la plateforme SoundCloud a-t-elle changé votre façon de faire, trouver ou publier de la musique?
Ça a eu un impact dingue ! Quelque chose qu’on ne connaitra pas à nouveau… Toujours du point de vue de quelqu’un de très impulsif, je pense qu’à l’ère de SoundCloud, on publiait de la musique comme on poste un selfie sur Instagram. Par exemple, j’ai produit le morceau That’s no fun au lycée, j’ai fait le mix vite fait au sein même du campus et je l’ai posté! C’était un outil très important autour duquel se réunissait une vraie communauté. D’ailleurs, certains sont encore dessus mais cette période était fabuleuse : on ne pensait pas trop, ce n’était pas artistique du tout… Maintenant, tout est monétisé, tu dois penser plus, mettre plus d’intention, penser à ce que tu es en tant qu’artiste…
En 2017, Tyler, The Creator a dévoilé le morceau November où il évoque la crainte, pour un artiste, de ne plus être aussi créatif qu’on l’a été. Avez-vous expérimenté ce sentiment depuis vos débuts avec The Internet ?
Je pense avoir ressenti cela plusieurs fois : pour mon album Steve Lacy’s Demo [2017], le titre Palace/Curse [2015] et l’album Ego Death [2015] de The Internet. Je me disais : “Putain, merde, je suis bon !” Alors, tu prends la grosse tête… Tu te demandes si tu vas ressentir ça à nouveau. Pas si tu vas produire quelque chose d’aussi bon mais juste si tu vas à nouveau avoir la sensation d’être doué. C’est plein de questions, de peurs…. Avec cet album, je me suis détaché de ça : j’étais enfin capable de penser à ce que j’allais faire après sans comparer à ce que j’ai fait avant. J’ai dû retirer ces moments de leur piédestal. Me dire ok, c’est arrivé et allons de l’avant. J’ai appris à lâcher, à me détacher des moments où j’étais triste de ne pas pouvoir y retourner…
Dans l’un de vos titres, vous dites que l’on ne surprend pas une personne du signe Gémeaux. Pourquoi ?
Je dis ça parce que je suis partout : mon esprit est à deux mille endroits au même moment et est toujours au carrefour de plein d’idées. Je pense à toutes les façons dont quelque chose peut se passer avant que ça se passe..
Votre mère et votre sœur ont chanté des backs sur quelques morceaux de l’album. J’imagine qu’elles ont donné leur avis au moment de l’écoute. Comment recevez-vous habituellement les critiques ?
Ça m’affecte d’une façon bizarre. De prime abord, je dis aux gens d’aller se faire foutre, qu’ils n’y connaissent rien parce que c’est mon truc, et, après, j’y réfléchis. Je me dis que finalement, ils ont peut-être raison… [Rires] Comme quand ma mère me faisait la leçon, que je ne voulais rien écouter et que j’admettais plus tard qu’elle avait raison.
Gemini Rights (2022) de Steve Lacy, disponible chez RCA Records/Sony Music Entertainment.