Alexandre Desplat : confidences d’une légende de la BO de film, de Wes Anderson à Harry Potter
Deux Oscars (The Grand Budapest Hotel, La Forme de l’eau), trois César (De battre mon cœur s’est arrêté, The Ghost Writer, De rouille et d’os), deux Golden Globes (Le Voile des illusions, La Forme de l’eau) et deux Grammy Awards… Les 29 et 30 janvier, le compositeur français Alexandre Desplat dirigera l’Orchestre de Paris à la Philharmonie dans un florilège de ses meilleures compositions sélectionnées avec la musicienne Solrey, son indéfectible partenaire. Rencontre.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
La folle carrière d’Alexandre Desplat, compositeur star d’Hollywood
Composer la bande originale d’un film, ce n’est pas seulement écrire de la musique. Il faut d’abord accepter d’embrasser l’œuvre de quelqu’un d’autre. Dans une bande originale, la mélodie se développe progressivement, à l’image des personnages qu’elle accompagne. Mais une bande originale ne sauvera jamais un mauvais film…
C’est en tout cas le postulat d’Alexandre Desplat, un compositeur français, véritable star outre-Atlantique, qui passe le plus clair de son temps seul en studio. Ce flûtiste de formation a longtemps écrit des partitions pour les sketchs de Canal+, avant de séduire Jacques Audiard… puis Hollywood. Pour réussir, il faut osciller entre les films d’auteur et les blockbusters incontournables. Fasciné par l’œuvre de son homologue John Williams, Alexandre Desplat est aujourd’hui l’un des artistes les plus célèbres et respectés dans son domaine. À 63 ans, sa vitrine à trophées compte : deux Oscars (The Grand Budapest Hotel, La Forme de l’eau), trois César (De battre mon cœur s’est arrêté, The Ghost Writer, De rouille et d’os), deux Golden Globes (Le Voile des illusions, La Forme de l’eau) et deux Grammy Awards (Le Discours d’un roi, The Grand Budapest Hotel).
Les 29 et 30 janvier, il dirigera l’Orchestre de Paris à la Philharmonie dans un florilège de ses meilleures compositions sélectionnées avec la musicienne Solrey, son indéfectible partenaire. On y retrouvera ses plus grands succès musicaux : The Tree of Life, poème mystique de Terrence Malick, les fables fantastiques L’Étrange Histoire de Benjamin Button et La Forme de l’eau ou encore les contes extravagants et multicolores de Wes Anderson. Rencontre.
Les confidences du compositeur Alexandre Desplat
Numéro : Lequel de vos défis était le plus difficile à relever ?
Alexandre Desplat : C’est drôle, en entendant votre question, je vois défiler toutes les affiches des films dont j’ai écrit la musique… C’est toujours un véritable défi. Mais je ne vous cache pas que composer deux heures et demie de musique pour chacune des deux parties de Harry Potter et les Reliques de la Mort, oui, ça, c’est un challenge énorme. Aussi bien physiquement qu’intellectuellement. Il est toujours complexe de devoir composer une musique qui ne ressemble pas à la précédente.
Une bande originale digne de ce nom comporte-t-elle un thème mélodique immédiatement reconnaissable lors d’un blind test entre amis ?
[Rires.] Moi, j’adore trouver des mélodies. Mais trouver le thème que tout le monde va pouvoir chantonner demande énormément de travail. Les cinéastes choisissent de faire appel à ces motifs mélodiques. Lorsque j’ai écrit la partition de La Jeune Fille à la perle (2003)de Peter Webber, par exemple, il était nécessaire de trouver une mélodie pour le personnage de la jeune fille, car c’était bel et bien cette suite de notes qui allait nous entraîner dans sa psyché. Je n’ai jamais eu honte d’écrire des motifs mélodiques simples et courts. Si on les retient, cela me va très bien comme ça.
Vous dirigez ce mois-ci l’Orchestre de Paris pour un florilège de vos meilleures partitions. Avez-vous sélectionné égoïstement vos œuvres favorites ou souhaitiez-vous plutôt satisfaire le public ?
J’ai conçu ce programme avec Solrey [Dominique Lemonnier], ma fiancée et collaboratrice artistique depuis toujours. Elle connaît évidemment ma musique par cœur ! Nous avons décidé de mettre en lumière les films anglo-saxons, puisque j’ai commencé à travailler avec les Anglais et les Américains il y a maintenant une vingtaine d’années. Disons que je voulais rendre hommage à ces collaborations qui ont débuté en 2003 avec La Jeune Fille à la perle, puis The Queen (2006) de Stephen Frears. Le spectacle s’intitule Paris-Hollywood. Paris, c’est moi ; Hollywood, c’est là-bas.
Avez-vous défini votre programme par simple chronologie ou cherchiez-vous à raconter une nouvelle histoire à partir d’extraits de vos bandes originales ?
C’est vraiment Solrey qui a pensé cela. Il faut savoir que la plupart de mes partitions ne sont pas écrites pour un orchestre symphonique, parce que j’aime changer l’instrumentarium que j’utilise, que ce soit chez Wes Anderson, chez Tom Hooper, chez Stephen Frears ou chez George Clooney. Parfois, il n’y a pas de basson, pas de voix, pas de flûte… quoique, non, il y a souvent des flûtes. [Rires.] Il a fallu réviser toutes ces bandes originales et imaginer comment je pouvais augmenter le nombre d’instruments pour les adapter à un orchestre symphonique. Chez Wes Anderson, par exemple, j’utilisais parfois quatre flûtes à bec, un basson, cinq saxophones et deux marimbas [xylophones à résonateurs latino-américains inspirés d’un instrument africain]. Ensuite, elle a choisi les pièces maîtresses de ma filmographie : les œuvres de David Fincher, Terrence Malick, Guillermo del Toro ou Wes Anderson.
Quelles différences culturelles notoires avez-vous découvertes en collaborant avec les cinéastes anglo-saxons ? Avez-vous dû adapter votre façon de composer ?
Le cinéma français reste le miroir de la culture française, c’est-à-dire une culture littéraire. Donc, ce cinéma est presque entièrement construit autour de la littérature et du verbe, en tout cas davantage que sur la musique. Aux États-Unis, au contraire, la musique est beaucoup plus présente. Je crois être attiré par la Californie depuis mon enfance, et donc par Hollywood. Je collectionnais les films américains et j’ai aussitôt décelé la force attribuée à la musique dans ces longs-métrages. Au cours de ma carrière, et en une cinquantaine de films, j’ai tenté de construire une identité musicale européenne. Elle était nourrie par mes influences françaises, la grandiloquence de l’Amérique et l’œuvre de compositeurs minimalistes tels que Steve Reich, John Adams, Philip Glass ou même Aaron Copland et Leonard Bernstein. Mais je n’écris pas comme un compositeur américain…
Que voulez-vous dire par là ?
Au cinéma, je n’aime pas mettre de la musique partout. Je préfère conserver une certaine distance pour mieux souligner certaines séquences. Ma musique est très lyrique, mais ses phrases et ses mélodies ne sont pas forcément romantiques. Entre nous, je n’ai jamais été très attiré par la musique romantique du XIXe siècle. J’aime bien les post-romantiques, comme Gustav Mahler, mais je suis plutôt attiré par la musique du XXe siècle. Donc Erik Satie, Claude Debussy, Maurice Ravel et le roi Gabriel Fauré, évidemment.
Les compositeurs Camille et Clément Ducol ont façonné la mélodie d’Émilia Perez à partir d’un texte de Jacques Audiard. Préférez-vous composer avec ou sans les images ?
Composer pour une comédie musicale est un exercice totalement différent. Il est tout à fait normal de travailler à partir d’un simple texte. En collaborant avec Jacques Audiard ou Wes Anderson, il m’est arrivé de devoir écrire avant même de voir leur film. En ce qui me concerne, j’ai toujours préféré découvrir les images au préalable. Découvrir la structure du film, son rythme, sa lumière, ses mouvements de caméra, ses acteurs et leurs voix… Dès lors qu’un metteur en scène décide de mettre en musique une séquence, c’est à moi de la faire danser.
Quelle est la première question que vous posez à un cinéaste qui souhaite collaborer avec vous ?
Quelle est l’étendue de ses possibilités ? Jusqu’où pouvons-nous remonter dans le temps, et quelle est la contemporanéité de ses goûts ? Est-il resté bloqué chez Chopin et Rachmaninov ? La confiance qu’il m’accordera me permettra de lâcher les rênes. À la moindre tension, tout le travail de composition deviendra plus difficile. À la fin, c’est toujours le metteur en scène qui décide, vous savez. Il m’arrive parfois d’assister à la projection d’un film… et de découvrir que ma musique a disparu sur plusieurs scènes. C’est comme ça. Je suis un simple rouage dans la machine, un acteur coupé dans un film.
Selon vous, certaines scènes de film sont-elles plus complexes que d’autres à interpréter musicalement ?
Cela peut être une scène de dialogue pour laquelle je suis persuadé que la musique est nécessaire. Une scène d’action très complexe, où il faut marquer des événements à un moment précis. Une scène où les silences vont justement intensifier les émotions. En fait, chaque aspect de la composition de la musique d’un film pose question. Et la première est la suivante : pourquoi y a-t-il de la musique dans cette scène ? À quoi sert-elle ? Parfois, la musique n’est pas nécessaire. Parfois, le placement auquel le metteur en scène a pensé ne me semble pas juste. En général, le compositeur est le dernier à arriver dans la chaîne de fabrication. Il n’a rien vu, rien entendu. Il n’est pas allé sur le tournage, ou quasiment pas. Il a lu le script il y a longtemps et, entre-temps, il a écrit la musique d’un, deux, trois, voire quatre autres films. Sa vision de la bande originale est donc quasiment clinique. Au premier visionnage, on comprend immédiatement ce qui ne fonctionne pas…
À quel moment avez-vous compris qu’il fallait sculpter les silences ?
Dans Le Discours d’un roi (2010) de Tom Hooper, une scène montre George VI [interprété par Colin Firth] qui s’apprête à donner un discours à Wembley. La foule est installée dans les tribunes. On voit des soldats à cheval sur la pelouse. Le roi va tenter de s’exprimer en public, ce qui est une véritable souffrance pour lui. Tom Hooper voulait de la musique sur toute cette scène-là. Moi, j’ai demandé au contraire à ce que la musique ne débute qu’au moment où le roi prend la parole. Surtout pas avant. Ce silence devait nous peser à nous aussi. Et il a accepté. Dans la scène, on entend les chevaux hennir et souffler, le bruissement de la foule… La musique aurait totalement tué cette tension. Pour autant, il n’y a pas de leçon de musique de film, il n’y a pas de vérité.
Jugez-vous certaines de vos œuvres musicales obsolètes ?
Il m’arrive de les réadapter lorsque je donne un concert, car le nombre de musiciens varie selon les représentations. Mais je déteste revenir en arrière. Pour moi, c’est horrible. Ça ne m’intéresse pas du tout. La vie est trop courte pour s’attarder sur les erreurs et les défauts.
C’est fou cette fascination des musiciens pour l’erreur…
C’est comme au cinéma. Imaginez qu’une actrice tombe pendant le tournage d’une scène et que le réalisateur laisse tourner la caméra. C’est pareil en musique. Parfois, quand la musique est très écrite, comme la mienne, on ne change rien. Mais si j’enregistre avec un groupe composé d’une guitare électrique, d’une basse, d’un piano et d’une batterie, certaines variations imprévues apportent souvent quelque chose au film.
De quelle récompense êtes-vous le plus fier ?
Mon Ours d’argent à la Berlinale pour De battre mon cœur s’est arrêté de Jacques Audiard, en 2005. C’était mon premier trophée, et il est magnifique. Je le garde précieusement chez moi, sur ma bibliothèque.